Chapitre 4 : Home sweet home
Avertissement ! Ce chapitre comporte une scène pouvant heurter la sensibilité de certains lecteurs (scarification). Je les invite donc à ne pas lire ce qui est écrit entre les astérisques.
~Tom Ella~
Lorsque la porte d’entrée claqua derrière Max et moi, un « putain » glissa de mes lèvres sans que je puisse le retenir. Dans un réflexe purement inutile, je plaquai ma main contre ma bouche. Je puais la transpiration à plein nez, mon t-shirt me collait au dos et les muscles de mes jambes me tiraient fortement. J’avais piqué un ultime sprint au retour et sans doute que mon corps me le ferait regretter demain matin. Pourtant, il n’y avait pas eu de seconde course pour déterminer lequel d’entre nous arriverait à l’appartement en premier. Malgré nos cœurs beaucoup trop lourds, chacun avait préféré tracer son propre chemin, cherchant à fuir le cimetière le plus vite possible. Aucun contact, aucune parole, ni plus ni moins que mon frère, moi et notre éternelle indifférence.
Comme si je n’existais pas, Max passa à côté de moi, tel un fantôme. Sa silhouette se fondit instantanément dans la lueur du crépuscule qui filtrait à travers la baie vitrée du séjour. Au milieu de la pièce, les piles de cartons entreposés un peu partout formaient des ombres qui s’étendaient jusqu’à mes pieds. Je les scrutai longuement, immobile, comme si je les remarquais pour la première fois. Soudain, une sueur froide me hérissa l’échine et une boule au goût amer entrava ma gorge, si bien que l’air dans ma trachée ne filtrait plus correctement. Était-il réellement possible d’enfermer tout le contenu de cet appartement dans ces boîtes, y compris la joie qui y avait habité ? De sceller définitivement ce qui appartenait au passé et ainsi espérer repartir de zéro, l'air de rien… ? Non, bien sûr que non.
Il y avait devant moi la promesse d’un nouveau départ, d’une nouvelle vie, loin de cette ville moche, puante et miteuse qui me filait la gerbe dès que j’osais mettre un pied dehors. Un ricanement incontrôlé mais franc résonna dans le salon à moitié vide. Comme si partir d’ici y changerait quoi que ce soit. Comme si le simple fait de déménager mettrait de l’ordre dans tout ce bordel. Comme si quitter ce trou à rat me permettrait d’enfin trouver ma vraie place – ma place ? quelle place ? Nulle part, voilà où elle était. Pas même ici, ni là-bas et encore moins ailleurs…
Pour éviter de succomber à cette mélancolie dévastatrice, mes ongles s’enfoncèrent de plus en plus dans la paume de ma main, au point d’y imprimer de fines marques rouges. Ressentir la souffrance me permettait de garder un semblant de contrôle sur moi-même et de ne pas craquer à la moindre faiblesse. Parfois, je me mordais la langue jusqu’à ce qu’un goût métallique se déverse dans ma bouche, puis le long de ma gorge. À une époque, je ne me contentais pas seulement de ce que mon corps avait à m’offrir pour me faire du mal… Toutefois, j’avais réussi à tirer un trait sur les lames ou les pointes, mais pas à meurtrir ma peau.
***
Ce sentiment, lorsque la lame s’approche de ma peau, me procure un doux mélange d’excitation et d’impatience. Le suspense ne dure pas et la pointe se plante aussitôt dans ma chair. J’attends. J’ai la divine sensation d’approcher vers un semblant de liberté. Je me sens bien, mais pas encore assez pour être complétement soulagé. Alors, je trace une ligne, avec un peu de force, pour faire couler ce liquide carmin qui me fascine autant qu’il me dégoûte. Je contemple d’abord l’entaille avec fascination, puis les gouttes de sang couler le long de mon bras qui s’écrasent ensuite sur ma cuisse commençant tout juste à cicatriser des précédentes plaies. Mon cœur palpite, ma tête me tourne agréablement et mes yeux se délectent impudemment de ce spectacle. Je ne me sens pas encore assez courageux pour entamer une deuxième traînée. Est-ce que ça fait de moi un faible ? un lâche ? Ou est-ce que c’est le geste en lui-même qui me caractérise ainsi ? Mes poumons se vident de leur oxygène. C’est libérateur. Je me sens allégé d’un poids immense qui m’empêchait de respirer correctement. C’est bon. Révélateur. Un pur délice. Je me concentre sur chacun de mes ressenti. D’abord, la peur, l’angoisse, l’appréhension. Rien de plus normal. Puis, les questions : oserai-je aller jusqu’au bout ? me sentirai-je assez fort pour glisser une nouvelle fois cette lame le long de mon avant-bras ? et si ça me faisait encore plus mal ? Pourtant, ces interrogations disparaissent au moment où le sang fait son apparition, et les mauvais pressentiments avec. Les palpitations de mon cœur se calment peu à peu et mes yeux fixent la lame ensanglantée. Encore. Je réitère le geste, avec plus de conviction cette fois-ci. Mes dents s’enfoncent furieusement dans ma lèvre inférieure en même temps que je balade le cutter sur ma peau. Putain que c’est bon ! Je lâche un râle. De plaisir. De douleur. Je ne sais pas. Je n’en sais rien et je m’en fou. Je me sens vivant, comme je ne l’ai jamais été. Mon esprit se brouille, mais c’est mieux ainsi. Mon cerveau cesse de penser, de cogiter. La souffrance intérieure n’existe plus, elle s’est transformée en blessure physique et au fil des jours, elle s’atténuera et finira par guérir. Malheureusement, une fois la plaie cicatrisée, la torture au fond de moi reprendra sa place de reine. Je me sentirai mal, encore une fois. Comme toujours. Ça me rongera de l’intérieur. Tout d’abord, ce mal s’attaquera à mes entrailles, puis à mes poumons, où mon souffle se fera rare, parce qu’il n’y aura plus assez de place pour lui tant ma peine est immense. Ensuite, mon cœur se fera écraser lentement, gentiment jusqu’à me provoquer des crises de panique. J’aurai mal, j’aurai peur. Et personne ne pourra me sauver. Sauf une lame ou une pointe. Peu importe, ça reste exquis. La douleur physique est un mal pour un bien. Un bien fou. Je pourrais crier de joie, hurler mon bien être, mais je préfère me taire et apprécier ce moment unique. Je veux ressentir cette sensation, ce sentiment toute ma vie. Je veux pouvoir me sentir bien tout le temps. Je veux pouvoir meurtrir ma peau tous les jours. Mes cuisses ou mes avant-bras, ça m’est égal. Voir ces petites entailles prendre leur place tel un tatouage éphémère. Voir du rouge s’écouler, puis sécher, cicatriser et prendre la douce couleur d’un rose pastel.
Je veux pouvoir me faire du mal à jamais pour que cette horrible souffrance intérieure me quitte définitivement.
***
Tout ce qu’il me restait, c’était de la douleur. Une mauvaise habitude que je traînais derrière moi, tout comme ces démons qui me poursuivaient sans cesse. Un jour, peut-être, je m’en passerai. Je n’en aurai plus besoin pour me sentir bien. Et un jour, peut-être, je réussirai à sourire. Pour de vrai.
Habilement, je slalomai entre les cartons, évitant soigneusement de les toucher par peur de me blesser avec ces souvenirs enfermés, et m’engouffrai dans ma chambre. Épuisé, je m’adossai contre la porte et me laissai couler lentement jusqu’à me retrouver au sol. Je n’avais même plus la force, qu’elle soit physique ou mentale, de ramper jusqu’à la salle de bain et de prendre une douche. Cette désagréable sensation moite sur mon corps, les gouttes de sueur dégoulinant de mes cheveux sur mes tempes, puis le long de mon cou m’étaient complétement égal.
Les stores baissés masquaient les derniers rayons du soleil qui n’avaient plus pénétré l’enceinte de la pièce depuis un moment déjà. Pour être honnête, je ne me souvenais même plus de la dernière fois où j’avais eu le courage de les monter. De toutes les épreuves sportives, celle-ci me semblait impossible à relever. Le petit espace plongé dans une semi-obscurité et l’absence de décoration rendait l’atmosphère froide, comme dans ces lieux abandonnés ou inhabités. Seule la fenêtre entrouverte laissait entendre les échos de la rue légèrement animée pour donner un semblant de vie. Avec le temps, l’usure s’était attaquée aux murs, auparavant recouverts par des affiches de films, de séries et de jeux vidéo, désormais arrachés et roulés en boule, pour terminer dans une poubelle qui jouait les paniers de basket.
Ma chambre reflétait mes états d’âme : vide, sombre. Et même lorsqu’elle était meublée et décorée, c’était le bordel.
Mon regard se focalisa sur le plafond, où gravitait une constellation d’étoiles en plastique phosphorescentes. Une vieille déco datant de mon enfance qui, à l’époque, m’apaisait avant de m’endormir et chassait les monstres sous mon lit – le comble sachant qu’aujourd’hui, je vivais de cauchemars et d’insomnie, et que les monstres en question étaient toujours présents dans ma tête. Après toutes ces années collées au crépi, leur éclat s’était atténué, elles luisaient d’un halo livide, presque éteint. J’aimais croire que si j’en étais arrivé là, c’était parce qu’elles ne remplissaient plus leur devoir de veiller sur moi.
Je voulais crier, hurler – pleurer – mais cette horrible boule d’angoisse bloquait toujours ma voix. Mes émotions. Je poussai alors un long râle avant d’aventurer mes doigts dans mes mèches poisseuses. Les traits du visage fatigués, je me relevai difficilement et fis un effort surhumain pour décrocher un à un ces astres factices et superflus, avant de m’étaler lourdement sur mon lit et de sombrer dans un sommeil lui aussi artificiel.
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