Chapitre 1-2 L’épreuve de l’eau
Une dizaine d’années auparavant, sept Éligibles du peuple de la Nef, accompagnés de guerriers et de prêtres avaient été délégués dans les sept directions données par les étoiles. Chacun avait pour mission de trouver un enfant appartenant au monde extérieur, un Éligible au don particulier, et de le ramener au sein de la tribu de la Nef afin d’y y être éduqué. Jusqu’alors tous les Éligibles étaient issus du peuple de la Nef. L’origine de ce changement s’expliquait-il parce que des enfants furent de moins en moins nombreux à être reconnus au sein de ce même peuple ? Ou parce que les oracles avaient prédit la naissance de ces enfants exceptionnels dans le monde extérieur ? Ou pour une autre raison ? Nul ne le saura jamais. Mais cette décision inhabituelle avait dû être ordonnée et clairement justifiée par le conseil des prêtres. Après plusieurs mois d’allers-retours de ces missions, après bien des déconvenues, après d’âpres négociations avec les peuplades lointaines, allant parfois jusqu’à des affrontements pour s’emparer des enfants, les sept enfants Éligibles des tribus extérieures furent découverts et tous ramenés dans la cité. Âgé de cinq à huit ans, chacun possédait les signes d’un don particulier que l’éducation allait prendre en charge.
Dans deux jours, pour la première fois, après la réussite des épreuves consacrées, l’un d’entre eux finirait son parcours éducatif par l’acte solennel de la « Reconnaissance ». Ce rituel de passage lui ouvrirait les portes de « l’Action ». On lui confierait alors, comme il se devait, sa première mission. Dans le cas de ces Éligibles particuliers issus du monde extérieur, cela serait leur seule et unique mission, une mission de telle importance qu’elle serait celle de toute leur vie.
Pour arriver à la Reconnaissance, les futurs Éligibles, ceux du monde extérieur comme ceux de la tribu, devaient développer une de leurs aptitudes à travers un projet unique qui devenait le fil conducteur de toutes les étapes de leur éducation. Ce projet aboutirait à la création de leur « Œuvre Parfaite ». Il pouvait s’agir une arme, une danse, une œuvre d’art, une technique de combat, toute chose qui permette le progrès de la petite civilisation du peuple de la Nef et des Terres du Milieu. Dans le cas des sept Éligibles du monde extérieur, cela devait être un texte sacré. La mission qu’on leur assignerait ensuite permettrait de consacrer le texte de l’Œuvre Parfaite.
Une œuvre ne peut être parfaite si celui qui la produit n’est pas lui-même un être parfait. Lors de la Reconnaissance, l’Éligible devait passer différentes épreuves pour s’en assurer. Et seules des épreuves exigeantes permettaient d’attester de la perfection du corps, de l’esprit et de la foi. Et c’est précisément l’une d’elles qui se préparait maintenant dans le Temple de Teshub.
À l’avant du bâtiment, une pièce formée de colonnades, ouverte sur l’extérieur, abritait la statue de Teshub, le plus puissant des dieux. Au-dehors et face à la montagne sacrée du mont Ararat, une petite esplanade accueillait le premier rituel. Sur un socle de roche volcanique formant à son sommet une grande cuvette ronde, le futur Éligible se maintenait nu, debout et bien droit, bras et jambes écartés. Les prêtres, au nombre de huit, l’aspergeaient d’eau froide chacun leur tour à l’aide de gros récipients de poterie rouge. Il s’agissait de l’épreuve de l’eau.
Face au soleil, l’un d’entre eux retournait les unes après les autres les jarres du Temps disposées sur la murette qui bordait l’esplanade. Mais il n’alla pas jusqu’au bout de sa tâche devenue inutile. Son rôle consistait à annoncer le début et la fin du rituel qui devait durer du début du lever du soleil jusqu’à ce que son brillant disque parfait se détache de l’horizon. De grandes jarres remplies d’eau, munies d’une petite ouverture par laquelle elles pouvaient se vider lentement, permettaient de calculer le temps au cas où la présence de nuages masquerait le soleil. C’était souvent le cas, mais ce jour-là, les volutes de vapeur blanche qui s’échappaient en grande quantité du mont Ararat se dissipaient au fur et à mesure et le ciel restait parfaitement limpide. Dans ce ciel pur, le rayonnement du soleil le jour de l’épreuve était de bon augure pour l’Éligible.
Lui, scrutait fermement l’horizon. Son corps n’avait aucune réaction et demeurait parfaitement immobile malgré les gerbes d’eau bien fraiche dont les prêtres l’aspergeaient. Les bras tendus, il avait passé ses mains dans les anneaux de métal de vérité, à peine assez grands pour qu’il n’en touchât point le bord. De chaque côté, un prêtre ne quittait pas des yeux la main dans l’anneau. Si jamais un tressaillement, un frisson ou un quelconque réflexe du corps saisi par le contact de l’eau froide entrainait le mouvement des mains, elles toucheraient l’un des cercles et le résultat de l’épreuve serait alors un échec. La présence du bourreau un peu en arrière, armé d’une longue lame courbe et chargé de décapiter l’Éligible en cas d’insuccès, ne contribuait pas à relâcher les nerfs lors de l’épreuve. Mais Pamba n’y pensait même pas. Dans son éducation, elle appartenait aux épreuves primordiales auxquelles on l’avait entrainé, et dans ses souvenirs, seule la première fois fut un échec, il avait alors huit ans. Depuis, il en était toujours sorti victorieux. Cependant, il toucha les anneaux quelques années plus tard, mais la cause ne fut en rien sa relation avec l’élément eau. Ce ne fut donc pas réellement un échec. Mais ce souvenir lui revint en mémoire, comme à chaque fois qu’il avait dû à nouveau s’y soumettre pour s’entrainer.
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