chapitre 1-4 l'épreuve de l'eau

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Après cet épisode, l’ambiance changea autour de Pamba. Une combinaison malsaine de respect et de peur ou de méfiance s’instaura à son égard au sein des élèves. Des sentiments mêlés à de la rancœur dans le cas de ceux du cours de lutte, en particulier les anciens amis d’En-Šaku.

Les prêtres et les maitres s’interrogèrent sur la façon d’interpréter sa réaction le jour de l’incident. La plupart pensaient qu’il s’agissait du premier signe d’un pouvoir donné par les dieux à un futur Éligible. Ils confirmaient par là le choix des anciens, ceux qui l’avaient sélectionné au départ. Certains d’entre eux croyaient même qu’il allait devenir un des plus grands Éligibles de tous les temps, en attestait le pouvoir qu’il dominait aussi jeune. D’autres prêtres ne voyaient là que l’évidence d’une aptitude plus développée à la méthode suggestive, une des méthodes qu’ils enseignaient. Pour eux, sa performance exceptionnelle correspondait aux qualités d’un étudiant modèle qui explorait avec constance les textes et suivait les cours avec une assiduité exemplaire. Pour réussir à rendre malade En-Šaku, il lui aurait suffi de mettre en application les usages de la suggestion avec, cependant, une très grande efficacité pour son âge.

Aussi longtemps que ce débat dura, Pamba se retrouva au centre de l’attention, observé dans le moindre de ses comportements. Dans cette situation des plus inconfortables, il alla jusqu’à regretter le temps où il devait seulement supporter les attaques de la part d’En-Šaku ! Les conséquences de l’évènement ne concernèrent pas seulement Pamba, ce qui lui valut de nouveaux ennemis. Les rancœurs et les soupçons s’étendirent aux six autres élèves du monde extérieur. Ils devinrent eux aussi l’objet de curiosité et de méfiance. Alors que jusque-là, ils étaient parfaitement intégrés, et qu’on ne faisait aucune différence lié à leur origine que tous avaient vite oubliée.

C’est dans ces circonstances que Pamba dut terminer le reste de sa scolarité. Isolé, traité comme une bête curieuse ou haï par son entourage, il trouva refuge dans une seule amitié, celle d’un de ses jeunes maitres d’écriture. Ils n’avaient guère plus de cinq ou six ans d’écart mais, l’âge avançant, leurs différences s’estompèrent et ils se sentirent de plus en plus proches. Le corps particulièrement bien développé de Sennam, son visage viril à la peau mate et ses yeux verts d’un froid typique des peuples des Terres Fertiles lui donnaient plus que son âge. Il conservait malgré tout une partie de son âme d’enfant. C’était un jeune être brillant à bien des points de vue. Bien que maitre d’écriture, il aurait pu tout autant donner des leçons de lutte aux meilleurs combattants. De même, sa passion pour l’écriture se complétait par une solide formation intellectuelle liée aux nombreux textes qu’il avait pu lire et continuait d’étudier. Au départ, Pamba trouvait les exercices de calligraphie plutôt rébarbatifs par leur monotonie et ne montrait aucun intérêt pour cet art qui lui paraissait trop technique et dénué de toute créativité. Cette amitié fut la cause d’un attrait nouveau pour cette discipline qui se mua peu à peu en véritable passion. Et cette passion commune rapprocha encore l’élève de son maitre.

N’ayant aucun parent dans la cité, Pamba ne se confiait qu’à Sennam. Il lui parlait de ses difficultés avec les autres élèves, de son sentiment d’injustice, de ses souffrances personnelles, de ses doutes sur sa propre identité, et de ses interrogations sur ce qu’il était vraiment, lui, qu’on désignait comme « futur Éligible ». Sennam, quant à lui, s’épanchait de ses sentiments amoureux envers la belle Azzu-Eli qu’il aimait secrètement et qu’il ne savait comment conquérir. Ainsi Pamba exposait les derniers comportements incompréhensibles et souvent blessants qu’il subissait de la part d’autres élèves, attendant de la part de son ami des conseils sur la conduite à tenir, et Sennam faisait part de ses interrogations sur le dernier échange de regards qu’il avait eu avec Azzu-Eli, sa signification et les espoirs qu’il pouvait en tirer. L’échange était toujours fécond. Pouvoir s’exprimer permettait à chacun de s’éclairer lui-même. Et le recul de celui qui écoutait, et qui répondait à l’autre, offrait une possibilité de relativiser chaque situation personnelle.

Cependant, le domaine pour lequel ils s’entendaient le mieux était celui de l’écriture. Cette discipline les enthousiasmait, les conduisait dans de multiples et interminables discussions sur la forme des signes, leurs associations dans les mots, leurs relations avec les sons de la langue orale, ainsi que les rapports entre la force du langage écrit lors de sa lecture, et dans son oralité ses effets sur l’esprit. Ils aimaient à se questionner sur les liens entre les mots ou les sons que l’on prononce et les changements intérieurs qu’ils provoquent chez celui qui les entend. Le concept d’évocation avait une place centrale dans leur problématique : comment un mot ou un son prononcé entrainait-il l’apparition d’une chose ou d’un ressenti dans l’esprit de celui qui le lit ou qui l’écoute ? Cela constituait le cœur de leurs conversations.

La pratique elle-même de l’art de la calligraphie sumérienne les amenait aussi à réfléchir sur la facilité ou la difficulté liée à l’usage de l’instrument, le calame, débattant sur la position de la main, du début à la fin du mouvement calligraphique, ou sur la rapidité optimale que doit avoir ce dernier pour produire un signe parfait. Le but étant toujours d’atteindre la perfection du signe tout en augmentant la vitesse d’exécution, au point d’un jour d’égaler celle de la parole.

En toutes connaissances, des plus théoriques aux plus pratiques, tous deux espéraient découvrir les secrets promis par les dieux à celui qui maitriserait ou comprendrait l’essence du langage, ce langage à l’origine de la transformation d’êtres inconscients, proches de l’animal, en humains pensants par lui-même dans un dialogue intérieur. C’était dans le rapport du langage à son écriture qu’ils recherchaient ses secrets.

Leurs échanges allaient jusqu’à l’élaboration d’hypothèses et de théories qui les poussaient à passer des heures à décrypter les tablettes anciennes, les premières, les plus proches de celles données aux hommes par les anciennes divinités. Ils y recherchaient les évolutions de la forme des signes, tentant de retrouver leur forme originelle, voire leur prononciation à l’époque, essayant d’éclairer la relation entre le symbolisme de l’écriture et la phonologie, entre la trace et le son, entre les mots et leur pouvoir d’évocation, entre la forme du signe et sa signification. Peut etre avaient-ils déjà entrevu le lien entre la force du sens du mot et la puissance du mot sur la modification de l’esprit, et ce lien devenait-il l’un des fils directeurs de leurs réflexions. [PC1]

L’une des explications élaborées autour du concept d’évocation avait davantage d’importance que les autres. Après chaque longue discussion, partant pourtant d’un point de départ différent, ils en arrivaient à démontrer une même conclusion. Alors, ils sautaient une fois de plus de joie, criaient et s’embrassaient tant ils étaient heureux de retomber sur cette même théorie. Rien n’égalait pour eux ce plaisir mutuel, purement intellectuel et poétique, que de se sentir créateur d’une nouvelle vision du monde. Cette compréhension du fonctionnement de l’esprit humain paraissait toucher tant de domaines qu’ils pouvaient l’espérer universelle.

Or, « Trouver l’universalité dans le monde, c’est atteindre le statut de demi-dieu parmi les vivants », leur avait-on enseigné. Cela expliquait l’émulation qui les incitait à développer leur théorie jusqu’au bout, et tenter de l’appliquer à tout ce qu’ils connaissaient d’objets et de phénomènes.

****

L’épreuve de l’Eau était sur le point de se terminer. La foule des peuples de la plaine déjà arrivée en contrebas du temple scrutait le moindre mouvement de Pamba.

Toutes les tribus des Terres du Milieu étaient liées à la puissance du monstre endogé, aux forces souterraines de la montagne de Feu, mais l’une d’entre elles assumait cette relation davantage que les autres. Dans une région isolée à la frontière des terres stériles et des étendues fertiles, le peuple de la Nef était à la fois le plus puissant et le plus adepte du culte de la terrifiante montagne sacrée. La culture de ce peuple se posait en lien unique entre l’eau et la terre, entre la terre et l’air, et entre le feu et les trois autres éléments. Les prêtres et les guerriers du peuple de la Nef étaient l’attache spirituelle entre les quatre éléments, et la montagne sacrée concrétisait ce lien, elle le mettait en œuvre. Elle était la terre qui crache ses nuages furieux dans le ciel, elle était la terre qui contenait le feu. Et ce feu, elle le vomissait sur son manteau blanc entrainant la naissance de l’eau, ses torrents et ses nuages de pluie. Parfois, l’eau se mêlait à la terre pour dévaler à la vitesse d’un cheval enragé les pentes abruptes et dévastait la plaine[1]. Sorti des crevasses de son ventre déchiré, le souffle humide et ardent de la montagne avait rempli le ciel de blancs nuages depuis les premiers temps. Lorsque ces derniers provenant de la montagne se mélangeaient à l’air du ciel et au feu du soleil, apparaissait l’eau de la pluie, s’animait l’air pour générer le vent, et le feu créait les éclairs de l’orage. Chaque élément à l’évidence lié à tous les autres, la montagne s’imposait alors comme la source des grands phénomènes naturels du Monde.

Le peuple de la Nef et la montagne sacrée impulsaient conjointement l’ensemble des transmutations, maitrisant les relations intimes entre les constituants du cosmos.

Parmi les membres de ce peuple vénérés, tous adulés par ceux des autres tribus, certains l’étaient davantage encore. Ces êtres hors du commun s’élevaient au rang de demi-dieux résidants sur la Terre : les Éligibles.

Tous les peuples de la plaine participaient aux tâches religieuses du peuple de la Nef. Ils apportaient les offrandes, d’abord pour les dieux, mais aussi censées soulager les prêtres des obligations terrestres afin qu’ils puissent se consacrer pleinement aux croyances et aux cultes. La production des aliments, les constructions, l’entretien des terres et de la cité de la Nef occupaient en permanence les tribus de la plaine qui œuvraient toutes pour celle qui les reliait aux dieux du ciel et de la montagne.

À la fin de la cérémonie, ayant réussi la première épreuve de l’eau, Pamba retira les mains des anneaux pour croiser les bras devant son torse et chanter au monde l’harmonie des hommes et de l’eau. Le chant « du grand fleuve originel » était pour lui le plus beau de tous, peut-être parce que le plus ancien qu’il connaissait. Ses sonorités, approchant la perfection, gardaient en elles l’harmonie de la nature d’avant l’apparition de l’Homme. Elles conservaient les accents originels du langage, des temps où il était encore proche des cris et des grognements, de son animalité, et avait à peine acquis les sons primordiaux, ceux-là mêmes donnés par les dieux pour transmettre l’humanité à la bête sauvage primitive que nous étions alors. Il clamait ce chant avec passion, poussant sa voix dans les aigus les plus purs et les graves les plus puissants, du bruissement des innombrables vaguelettes jaillissant à la surface des rivières au grondement sourd surgissant des profondeurs tumultueuses du fleuve.

La foule déjà rassemblée en face du temple, en contrebas de l’esplanade, se mit à crier de joie pour le remercier, puis déclama spontanément les psaumes louant le dieu Teshub que tous savaient à l’origine de la venue d’un Éligible exceptionnel dans le monde. Il ouvrit alors ses bras pour accueillir leurs louanges, et la clameur de la foule s’amplifia de bonheur, s’élevant devant lui pour en faire résonner le ciel tout entier.

[1] Lahars : coulées de boue provoquées par la fusion instantanée d’une grande quantité de glace au contact d’un épanchement de lave, l’eau libérée s’écoule en arrachant terres et roches et dévale les pentes des volcans jusque dans les plaines ou les vallées.

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