chapitre 2-2 l'épreuve du Feu
L’entrainement physique des futurs Éligibles n’avait rien à envier à celui des élèves lutteurs. Ces derniers deviendraient prêtres combattants et seraient exemptés de la plupart des cours théoriques d’histoire et de religion. À peine savaient-ils lire, écrire et réciter les prières et les chants à la fin de leur scolarité. Les futurs Éligibles devaient suivre le cursus le plus exigeant, celui des élèves scribes avec aussi une bonne part de l’entrainement des lutteurs, auxquels s’ajoutait une formation qui leur était spécialement réservée leur permettant d’atteindre certaines capacités par la puissance de la méditation. Ainsi, en termes de temps libre, les élèves lutteurs étaient les mieux lotis, les futurs Éligibles avaient tout juste le temps de dormir et les élèves scribes se situaient entre les deux. Il en allait de même pour la discipline exigée au sein de chaque groupe d’élèves et pour le niveau de maitrise de chaque discipline enseignée. Cela donnait naturellement une hiérarchie entre les différentes classes d’élèves. Les Éligibles recevaient une éducation d’élite éducation d’élite qui leur assurait la perfection dans tous les domaines. Les autres étaient plus spécialisés et moins brillants en général.
Pour Pamba, apparut rapidement une contradiction dans les contraintes qu’on lui imposait, et il résolut le problème à sa manière, toute personnelle. Il avait très vite déterminé que la puissance physique générale dépendait surtout de l’entrainement à la course à pied. Ce dernier permettait une progression selon l’importance du temps qu’on y consacrait. Or, ses horaires surchargés ne lui permettaient pas de passer de nombreuses heures à courir régulièrement, et qui demandait aussi la récupération nécessaire pour pouvoir assurer les autres activités. Mais son appétence pour ce sport le conduisit à tenter, plus que pour toutes les autres activités physiques, de pousser son corps toujours plus loin dans les performances.
Un autre apprentissage demandait lui aussi un énorme volume horaire : la méditation. Pour atteindre l’état idéal de la méditation profonde, il fallait parfois plusieurs jours successifs de pratique continue. Cela conduisait à une sorte de transe qui permettait de développer des aptitudes mentales, et même physiques, puissantes et exceptionnelles, et surtout un accès direct aux divinités.
Au hasard d’une course d’entrainement plus longue que de coutume, il s’aperçut que son esprit se voyait affecté par l’effort dans la durée. Après un temps suffisamment long, une sorte d’ivresse s’emparait de lui, il ressentait le monde tout autour d’une façon différente, plus sensible aux détails, avec une conscience plus grande de lui appartenir, une harmonie qui augmentait au fur et à mesure que la perception de l’effort de son corps s’estompait et que sa respiration se stabilisait. Il se sentait aussi léger qu’une plume et courait comme libéré de son propre poids. Cet état second s’approchait finalement de celui qui demandait une très longue méditation continue pour l’atteindre. Par la suite, il vérifia son hypothèse et, dans un but pratique d’économie de temps, il décida de coupler la course à la méditation. Ainsi pourrait-il à la fois progresser dans la première tout en prenant le temps de s’entrainer sur celui de la seconde. La course longue lui permettait de se retrouver dans des conditions mentales proches de l’état idéal. Il lui fallut un peu d’adaptation pour le faire, car dans ses premières tentatives, bien que son état psychologique permît d’avoir accès à certaines fonctions profondes de sa pensée et de sa sensibilité, l’excitation physique, l’essoufflement, la transpiration et la chaleur du corps le dérangeaient et ne lui permettaient pas d’enchainer directement par une méditation profonde. Cependant, après deux lunes de persévérance, il y parvint parfaitement.
Pour les maitres, dès les premières années d’éducation, la soumission des élèves à une discipline de fer comptait davantage que leur performance dans les apprentissages. Leur but étant d’ancrer l’élève dans des habitudes de travail, de rituels quotidiens, si strictement définis et si réguliers qu’ils en deviennent un mode de vie naturel, au point que le jeune adulte ne se posât plus aucune question sur son obligation de vivre ainsi et de travailler si intensément son corps et son esprit. Il y avait donc là une discordance entre ce que Pamba avait mis en place et les principes fondamentaux de ses professeurs. Sa façon personnelle de s’entrainer ne respectait pas les consignes rigoureuses définies pour l’horaire de chaque activité et encore moins la manière obligatoire de pratiquer la méditation. Il transgressait là des règles absolues.
Il profita cependant d’un avantage que lui donnaient les traditions centenaires de cette école : tout étant précisément défini, tous les élèves obéissant à la lettre à ces usages indiscutables, en particulier les meilleurs élèves comme les Éligibles, les maitres relâchaient leur vigilance, confiant totalement en ce système routinier et sans failles. Les maitres de méditation la pratiquaient donc en même temps que leurs élèves, mais leur grande habitude et leur niveau de maitrise élevé leur permettaient d’atteindre rapidement des stades profonds, se détachant de la conscience de ce qui les entourait pour en développer une conscience supérieure, et pour entrer dans les mondes oniriques. Ils perdaient ainsi leur capacité à surveiller les élèves. Pamba en profitait pour s’éclipser de cette immense salle où d’épais rideaux de laine faisaient office de porte. Il sortait par l’ouverture située à l’arrière du temple, celle qui n’était que rarement utilisée et servait seulement à créer un courant d’air avec la porte principale pour rafraichir l’intérieur durant l’été. À peine sorti du bâtiment, il enlevait sa grande robe de lin blanc et enfilait une tunique sans manche qu’il gardait cachée sous une pierre. Seules quelques servantes du grand Oracle venaient parfois étendre du linge dans cette arrière-cour, l’endroit était discret. Il chaussait ensuite les sandales les plus adaptées à la course longue et partait pour plus d’une heure, qu’il neige, pleuve ou en pleine la canicule. Il traversait quelques quartiers périphériques de la cité plutôt déserte à cette heure, pour en sortir par celui des teinturiers, peu fréquentés à cause des odeurs de macération, où personne ne pouvait l’identifier, ni lui ni sa fonction. Il partait dans le désert de pierres grises en suivant une partie du chemin de l’épreuve de l’harmonie avec le feu. La chaleur en été ou la rigueur en hiver l’enivrait encore plus rapidement que la course elle-même et, quand il revenait au temple, il avait atteint un état de détachement du corps et une relation au monde exceptionnels. Le son de chaque brindille poussée par le vent qui courait sur le sol lui devenait perceptible. La moindre odeur de la ville ou du désert parfaitement distincte et identifiée. Sa tête bourdonnante de sang et de chaleur entrainait son esprit, ses pensées, vers les rêves d’une autre réalité. Celle dans laquelle il devait justement se trouver durant la méditation profonde, celle du monde des rêves qu’on ne visite que durant le sommeil de façon inconsciente, celle qui lui donne un accès unique à de nombreuses clés de la nature de l’homme et du cosmos, celle qui permet d’écouter ce que nous disent les dieux. Lorsque de nouveau vêtu de sa tunique blanche, il rejoignait la salle de méditation, il retrouvait les maitres dans un profond détachement de la réalité, et les élèves au début du long chemin spirituel que Pamba n’aurait pas à parcourir, puisque la course l’avait remplacé.
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