chapitre 2-final
Pamba s’élança en courant dans la plaine sous les cris hystériques du public qui ne cesseraient pas jusqu’à son arrivée à la montagne sacrée. Il portait fièrement le feu, sous la forme d’un petit chaudron de braises ardentes suspendu à une chaine qui handicapait sa course et dont le poids l’obligeait régulièrement à le changer de main. Des dizaines d’enfants et de jeunes adultes s’étaient mis à courir à sa suite, avant tout pour l’encourager, mais aussi dans l’idée de vivre eux-mêmes cette épreuve réservée aux Éligibles.
On n’avait rarement vu des températures aussi élevées sur le haut plateau. Le soleil brulait son corps, la réverbération des roches brulait son corps, le vent chaud brulait son corps, l’exercice physique brulait aussi son corps de l’intérieur. Mais il ne sentait rien, il semblait voler de foulée en foulée, dans une fluidité de mouvement qui ne lui demandait aucun effort tant il y était habitué. Après quelque temps, son esprit entra dans cet état second qu’il appréciait tant et se détacha des souffrances physiques. Il fit abstraction de son corps, mais aussi du public, et même du paysage grandiose. À partir de là, il vivait la course comme un sentiment intérieur, et maintenait son esprit éloigné de toute contrainte matérielle. Ni la chaleur ni l’essoufflement, ni la tension musculaire dans les jambes et les bras ni la douleur de ses pieds martelant le sol ne l’affectaient plus. Il courait dans un autre monde, bien au-delà de cette petite réalité. Il courait dans un lieu éloigné des humains et au plus proche du monde des divinités.
Après la moitié de l’après-midi à courir, au pied de la montagne sacrée du Dieu Enlil, il aperçut enfin les Serviteurs du feu qui l’attendaient. Certains armés de piques, d’autres de bâton plus court au bout renforcé par un cerclage de bronze, ils étaient prêts à l’affrontement. À une centaine de mètres d’eux, Pamba se mit à marcher pour reprendre son souffle et se préparer à se battre. De son œil exercé de spécialiste du combat, il nota d’emblée que le niveau de trois des combattants se révélait faible à cause de leurs appuis au sol mal positionnés. Par contre, le quatrième, non seulement de carrure plus imposante, mais avec, de surcroit, une garde parfaite, s’annonçait un combattant bien plus aguerri. S’approchant encore, il nota dans leur rythme respiratoire une motivation inhabituelle des trois transfuges les moins dangereux. Normalement, ces prisonniers savaient que la défaite, la blessure ou la mort les attendaient comme un inexorable sacrifice offert aux dieux, et leur respiration révélait alors leur angoisse, mais, ce jour-là, ce n’était pas le cas. Les trois transfuges paraissaient vouloir se battre pour gagner, avec une rage inattendue de leur part. Le quatrième, lui non plus, ne paraissait pas craindre la mort, et respirait calmement comme sûr de sa victoire. Un détail attira l’attention de Pamba, tous portaient le même bracelet à la cheville montrant qu’ils appartenaient à un même clan. Un clan qui lui était inconnu, alors qu’ils auraient dû provenir de prisons de différentes tribus éloignées les unes des autres. Ces indices permirent à Pamba d’être davantage sur ses gardes avant que ne commence le combat.
Comme le voulait la tradition, Pamba déposa le récipient contenant les braises fumantes au bord du chemin, dans le réceptacle de roche conçu à cet effet. Il avait récupéré son souffle et pouvait se donner au combat après une longue prière sous forme de chant adressé à Enlil. Le silence s’empara du grand cercle du public saisi par la beauté du chant et la tension extrême qui précédait le combat, mais dès les premiers pas de Pamba vers ses adversaires, il fut accompagné d’une immense clameur d’encouragement. Personne n’aimait les Serviteurs du feu qui étaient là pour dérober le chaudron et priver les Dieux de recevoir leur présent. Il y avait bien plus de mille spectateurs repartis sur le flan de la montagne pour mieux voir, et tous se trouvaient dans un état d’excitation inimaginable. Au loin, la montagne de feu émit, elle aussi, un rugissement qui fit vibrer le sol jusque-là. Un immense nuage blanc de vapeur se forma dans le lointain, comme une conséquence de la colère du mont Ararat. Décidément, les dieux souterrains accompagnaient chaque étape de cette reconnaissance avec un grand intérêt. Le plus fort des quatre transfuges se plaça imperceptiblement en arrière des trois autres, comme pour profiter d’un éventuel avantage que lui donneraient les premiers combattants et de trouver une faille dans la défense de Pamba. Mais ce dernier ne s’y laissa pas prendre. Il avança d’un déplacement vif vers ses adversaires et au dernier moment, se décala vers celui de droite, entra à l’intérieur de sa garde parant les coups de ses bras pour se protéger la tête, et le projeta d’un violent coup de genou au plexus vers le combattant aguerri resté en arrière. Le temps que celui-ci se remette du choc avec le transfuge qui lui tomba dessus, Pamba s’attaqua aux deux autres avec la rapidité de l’éclair. Il cassa d’un coup de pied le genou du premier, se saisi de sa pique et la planta dans le haut du torse du second sans que celui-ci ne pût éviter cette attaque feintée trop rapide. Il se trouvait à présent face au guerrier le plus fort qui s’était mis en garde et à l’autre transfuge moitié sonné par le coup de pied qui lui avait coupé le souffle et peut être cassé quelques cotes. Pamba se décala en tournant peu à peu autour, de façon à ne se retrouver qu’en face du grand guerrier sans être gêné par l’autre. Celui qui gisait après le coup de pique se mit à émettre des borborygmes au milieu d’une mousse de sang qui s’échappait de la bouche. L’autre restait assis en se tenant la jambe et en hurlant de douleur face à son genou qui faisait maintenant un angle droit sur le côté.
Pamba esquiva les deux premiers coups de bâton et profita de la troisième tentative pour l’éviter tout en plaçant un coup de pied latéral en plein torse de son adversaire. Profitant du déséquilibre, il put bloquer le quatrième coup, un coup donné davantage par réflexe de défense et sans précision. Placé maintenant à l’intérieur de la garde de son adversaire, il lui prodigua un magistral coup de tête et termina par lui infliger une clé de bras. Le grand guerrier laissa son arme tomber en guise de première reddition.
Amenant au sol son adversaire, Pamba continua de garder l’avantage de sa clé de bras, mais rajouta une prise de la tête entre ses jambes. Il tira le plus fort qu’il put sur ses deux prises. Un craquement signifia la destruction de l’épaule et, dans un cri de douleur, la mise hors de combat de son adversaire. Qui pourrait continuer à se battre avec une telle blessure ?
Il se releva, et termina d’un coup de poing majestueux, donné avec la fierté du vainqueur, dans la tête de son dernier adversaire qui demeura malgré tout debout en titubant, toujours pas remis du coup de genou au plexus.
Pamba leva les deux bras au ciel en guise de signal de victoire et la foule acclama longuement sa puissance. Il n’acheva aucun de ses adversaires alors que tant d’autres Eligibles ne s’étaient pas privés du plaisir de prendre les quatre vies. Il les ignora dès qu’il les eût mis hors de combat. Pamba reprit le chaudron et commença lentement à gravir les marches taillées dans la roche volcanique de la montagne d’Enlil. L’escalier menait au petit temple se situant juste en dessous du cratère éteint, celui-là même qu’Enlil habitait bien avant que le peuple de la Nef ne s’installe au bord de son grand frère, l’autre cratère d’en face.
En arrivant au petit temple, il fut reçu par les vingt prêtres d’Enlil qui chantaient le magnifique chant de la rencontre du vent et du soleil. Pamba avança entre les deux rangées de religieux, passa devant la chambre d’Enlil puis la salle ou demeurait sa statue devant laquelle s’étalaient les dizaines d’offrandes déposées ce jour-là. Il ressortit du bâtiment par le côté opposé dont l’esplanade donnait en face du cratère. Plus d’une centaine d’enfants, les fils d’Enlil, dans leur tunique bleu foncé chantèrent la gloire de celui qui amène le feu. Il fut ensuite félicité par le grand-prêtre qui finit son discours en brisant la tablette sur laquelle était inscrit le destin de l’Éligible qui ne réussirait pas la reconnaissance. Nul ne connaissait ce destin lié à l’échec, personne ne l’avait jamais lu, car jusque-là aucun Éligible n’avait failli à l’une des épreuves. Il invita ensuite Pamba à poursuivre l’ascension vers le bord du cratère qui ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de pas du temple.
Pamba gravit le petit chemin suivi par les enfants d’Enlil. En haut, au bord du cratère circulaire, une foule de pèlerins venus de toutes les tribus nomades des Terres du Milieu attendait en chantant et en s’accompagnant d’instruments, des percussions, tambours de peau et cloches de cuivre. Il arriva au bord du cratère où était construite une petite plateforme qui avançait sur le vide. Arrivé au bout, il commença à faire tourner le chaudron à l’aide de sa chaine, déclenchant les cris d’encouragement du public. Lorsqu’il atteint la vitesse maximale de rotation, il lâcha la chaine et le chaudron s’élança dans les airs vers le centre du cratère libérant une gerbe de braises, puis tomba sur les pentes à mi-distance du centre. Il disparut au milieu des quelques nuées de vapeur qui s’échappaient des crevasses du fond de ce volcan sur le point de s’éteindre.
Le feu était rendu au feu, l’origine à l’origine, un cycle complet se terminait, et un cycle nouveau s’annonçait, celui de Pamba, le nouvel Éligible.
Les cris d’allégresse devant ce lancer prodigieux s’élevèrent dans le public autour du cratère et avertirent de cette réussite le public situé plus bas. Alors, les hurlements, les chants, les musiques se mirent à se propager et à raisonner dans toutes les vallées des terres du Milieu. Un nouvel Éligible venait d’être reconnu par les Dieux. Son nom serait maintenant Iakal-Pamba[1], premier Éligible des mondes extérieurs. Les émotions submergèrent celui-ci et de grosses larmes coulèrent le long de ses joues. L’épuisement physique, le relâchement soudain après l’épreuve, mais surtout l’aboutissement de tant d’efforts consentis durant ses nombreuses années d’école, et finalement cette promesse pour laquelle il avait vécu chaque seconde jusque-là, à laquelle il avait dédié tout son travail, ses entrainements, ses heures d’étude et même son sommeil, cette promesse qui maintenant se réalisait paraissant un véritable miracle. Puis simultanément, la charge des responsabilités qu’il venait d’endosser, son rôle d’Éligible, le symbole en tant que demi-dieu sur la terre, les espoirs qui tout à coup étaient placés en lui par tous les peuples des Terres du Milieu et même bien au-delà par toute l’humanité, lui parurent peser comme le plus grand des fardeaux sur ses épaules. S’il en avait jamais été maitre, à partir de maintenant, son destin ne lui appartenait plus. Il appartenait au grand Destin, celui des hommes sur cette terre. Le sien, individuel et personnel, sa propre vie, prenait l’ampleur du Destin collectif et historique de l’humanité toute entière.
La prochaine étape consisterait à définir son rôle sur cette terre, tout ce qui devrait guider sa vie d’Éligible. Il rencontrerait pour cela l’Ermite de la montagne toujours rugissante dans le lointain, l’Ermite du mont Ararat qui habitait au bord des glaces éternelles.
[1] Pamba-le-Puissant
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