Chapitre 3- final

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Après deux jours de repos au soin du peuple de cultivateurs accueillants de ce village, ils reprirent la route. Lorsqu’ils arrivèrent aux abords de la cité du peuple de la Nef, une délégation se porta à leur rencontre. Les grands prêtres des différents temples demandèrent à Iakal-Pamba de prendre le temps de parler avec eux avant d’entrer dans la cité.

Il dut décrire ce qui s’était passé et faire ensuite le serment de ne raconter à personne la mort probable de l’Ermite dans la grotte. L’Ermite de huit-cents ans se révélait être régulièrement remplacé par un nouvel Ermite dans lequel il était supposé se réincarner. Mais cela devait rester un secret limité aux Éligibles et au haut clergé des temples des dieux les plus importants. Quant au but à atteindre, celui du destin que lui avait indiqué l’Ermite, il en conserverait aussi le secret en grande partie, même devant les grands prêtres réunis. Il s’en tiendrait à ordonner ce que le conseil du peuple de la Nef devrait faire pour lui, pour permettre de réaliser son objectif; et sa parole ne serait jamais remise en cause, sans besoin de plus d’explication. Il serait l’Éligible et le seul à porter la responsabilité de ses choix et de ses actes.

À leur entrée dans la cité, ils furent accueillis par une foule en délire, longtemps inquiète de savoir si l’Éligible avait survécu à la colère des dieux de la montagne, dont l’éruption était le signe. Ils exprimaient le soulagement et le bonheur de son retour. Il restait encore quelques tribus venues pour la reconnaissance qui s’ajoutèrent au peuple de la Nef dans une immense fête organisée ce soir-là. Les trois amis arrivèrent à se défaire de leurs obligations officielles tard dans la nuit, et purent alors rejoindre la tribu de l’Ouest, celle avec qui ils avaient déjà partagé de bons moments. Les femmes s’étaient habituées à eux avant de savoir que l’un des trois était l’Éligible et, malgré cette révélation, maintenaient une relation naturelle bien plus agréable que l’aspect protocolaire et distant avec lequel ils étaient reçus partout. Une sorte de petit espace de liberté qu’ils purent apprécier encore quelques temps.

Dès le lendemain, Iakal-Pamba se séparait de ses amis pour accomplir la dernière étape avant de pouvoir occuper le siège de sage qui revenait aux Éligibles au sein du grand conseil de la cité. Il serait alors au même niveau que les grands-prêtres ou les princes chefs de guerre des différents clans. En attendant, jusqu’au prochain mois lunaire, mois des moissons de l’épeautre, il devrait servir Teshub tel l’un des clercs du grand temple. Il le laverait le matin, l’enduirait d’huile protectrice parfumée, le vêtirait, lui donnerait à manger l’après-midi, préparerait sa couche le soir et fermerait les fenêtres pour le laisser enfin s’endormir. La nuit, il garderait le temple tout en priant Teshub et il communiquerait avec lui par la méditation et les songes de son sommeil. Il s’agissait d’une lourde activité quotidienne à plein temps. Il serait sous les ordres directs du grand-prêtre qui en profiterait pour lui enseigner les derniers éléments de sagesse et les dernières règles que Teshub imposait aux hommes désireux de le servir.

Pendant ces quelques jours, Ewar-Kali recommença à recruter de nouveau les hommes de la garde rapprochée de Iakal-Pamba, les guerriers du premier cercle. Cette fois, moins pressé par le temps, il put se consacrer à de meilleures évaluations. Il fut cependant sollicité en permanence par les grandes familles qui tentèrent d’influencer son choix pour placer un des leurs au sein de cette garde d’élite. Le premier cercle correspondait à l’un des piliers de l’équilibre des pouvoirs dans la cité. Mais justement parce que cette institution militaire devrait toujours rester neutre face aux divers conflits entre les clans, il fallait à Ewar résister à toute corruption. Il savait que cela lui attirerait quelques rancœurs parmi les grands, mais que ces derniers finiraient par l’accepter eux aussi, même de mauvais gré, car il s’agissait de la volonté des dieux pour le bien de tous les hommes.

Après avoir terminé le mois de service qu’il devait accomplir au soin du dieu Teshub, Iakal-Pamba fit son premier discours devant le conseil, lors de son installation dans le siège de sagesse qui lui était réservé. Il annonça sa volonté de quitter temporairement la cité pour accomplir son destin dans une cité des royaumes sumériens du sud des terres entre les Fleuves. Ce fut un choc pour les membres du conseil. Et davantage pour le peuple de la cité et de l’ensemble des tribus des Terres du Milieu : à peine venaient-ils de retrouver un nouvel Éligible qu’ils le perdaient à nouveau sans savoir quand il reviendrait. Mais sa volonté devait être respectée. Durant le mois des moissons de l’épeautre, on prépara la caravane pour ce long et périlleux voyage vers le sud. La caravane comprendrait les quatorze guerriers du premier cercle, deux prêtres, une vingtaine de serviteurs et de soldats, et à peu près autant de scribes, tous recrutés avec attention par Ewar-Kali. Il fallut aussi préparer des bêtes, surtout des ânes pour porter les vivres et l’eau, et des vaches pour tirer un charriot. La vingtaine de moutons et huit vaches serviraient aussi de source de nourriture ou de monnaie d’échange si besoin. Cette caravane était organisée comme celles des tribus nomades, mais sans comporter ni femmes ni enfants.

Dans la fraicheur d’une matinée de ce début d’automne, à la porte du soleil de la cité du peuple de la Nef, se constitua cette grande caravane, sous le regard éploré de ses habitants et de ceux des tribus d’alentour attirées par l’évènement. Tous se mirent à chanter à la gloire de l’Éligible, et des dieux qui l’avaient offert aux hommes des Terres du Milieu. Ils ne chantaient pas pour encourager les préparatifs ni même acclamer les meilleurs guerriers qui quittaient la ville pour une courageuse mission vers des mondes inconnus. Ils chantaient pour se lamenter de ce départ, pour les adieux à l’Éligibles et aux plus valeureux guerriers, ils chantaient leur peur de rester nus devant leur destin, de ne plus jouir de cette rassurante protection. Ils chantaient pour supplier les dieux de protéger ces hommes et de les faire revenir au plus vite. Finalement, ils chantaient aussi par pur égoïsme, déplorant la perte de leur propre sécurité et de celle de leurs biens. La crainte les avait naturellement envahis dans ce contexte de tension entre les dieux et les hommes. Ces dieux qui ne cessaient de gronder dans la montagne depuis la reconnaissance, même si depuis la visite rendue à l’Ermite, ils avaient l’air de s’être calmés quelque peu. Cette fureur menaçante avait éprouvé jour après jour les habitants des Terres du Milieu. La paranoïa, fille de la peur, s’était installée et répandue partout comme une épidémie contagieuse et incurable. Chacun rapportait aux autres les derniers signes de mécontentement des dieux qu’il avait observés, ici dans leur propre demeure, là dans quelque temple ou site sacré, ou bien au loin, dans les nuages de vapeurs ou de cendres émis par la montagne, dans ceux qui parcouraient le ciel, et même la nuit dans le mouvement des astres. Tout concordait, les dieux protecteurs allaient abandonner les Terres du Milieu aux affres des entités destructrices de la montagne, cela devenait une évidence qui se propageait de bouche à oreille et les oppressait davantage chaque jour.

Le départ de la caravane de l’Eligible représentait l’ultime atteinte à leur destin maudit. Abandonnés par les divinités, ils l’étaient maintenant par les principaux membres protecteurs de la tribu.

Dès qu’ils apprirent le proche départ, tous les peuples des Terres du Milieu convergèrent de nouveau vers la cité du peuple de la Nef. Apportant d’autant plus d’offrandes, d’autant plus de prières qu’ils espéraient infléchir le destin. Tous demandaient aux dieux de leur laisser l’Éligible, de ne pas autoriser son voyage et de lui ordonner de rester pour toujours. Il se réunissaient en nombre autour des temples. En particulier le grand temple de Teshub, le roi des dieux, le plus puissant qui pouvait par sa seule volonté imposer une nouvelle décision. Mais aussi devant la grotte du temple de Shaushka, déesse hourrite de la guerre, ainsi que celui d’Enki, le dieu des eaux souterraines, possédant l’intime relation à cet élément majeur en commun avec Iakal-Pamba. Mais la décision se révéla immuable. Alors, les complaintes prirent le dessus sur les prières et se poursuivirent pour culminer au moment du départ.

Ainsi, la caravane quitta la cité au milieu des pleurs des femmes et des enfants et des chants de lamentations de des hommes. Ce jour-là, comme pour apaiser les cœurs, le volcan ne gronda pas autant que les jours précédents. Certains y virent le signe que les dieux se félicitaient du comportement de l’éligible, et ces hommes furent rassurés de leur satisfaction qui annonçait peut-être une réconciliation. D’autres, moins nombreux, exprimèrent au contraire l’inquiétude que les dieux eussent déjà pu quitter les Terres du Milieu.

Ce voyage avait peu à peu pris des allures d’expédition scientifique et culturelle. Il s’agissait non seulement d’accompagner Iakal-Pamba l’Éligible là où il le demanderait pour y accomplir son destin, mais aussi de collecter la plus grande masse de connaissances possibles des régions lointaines, des coutumes de leurs peuples, des religions, et de l’organisation des différents royaumes. L’ensemble de ses connaissances consignées sur les tablettes par les scribes, reviendrait ensuite enrichir celles déjà nombreuses accumulées par le peuple de la Nef. Bien qu’il fût nourri par les autres tribus, enrichi par leurs offrandes et leur main-d’œuvre pour la construction des temples et des écoles, le peuple de la Nef n’en avait pas moins une tâche importante à accomplir : en dehors de sa permanente communication avec les dieux, ils devaient amasser ce qu’ils considéraient comme la plus grande de toutes les richesses : la connaissance du monde. C’était non seulement la tâche que lui avaient assignée les dieux, mais aussi la rémunération de tous les peuples des Terres du Milieu qui travaillaient pour lui. Une rémunération en retour sous forme de conseils, de guide, ou de jugement prodigués à tous ceux qui en faisaient la demande.

Ainsi à travers ce grand voyage, ils allaient pouvoir passer par les villages et les cités qui chaque fois montreraient de nouvelles formes de pouvoir et d’organisation, de temples et de religion, de sciences et de philosophies. Au fur et à mesure qu’ils parcourraient le monde, Pamba et les hommes de la garde du premier cercle s’enrichiraient de culture en culture. Leur vision du monde augmenterait, se développerait, eux qui avaient jusque-là vécu pratiquement en autarcie dans un espace restreint, les Terres du Milieu n’ayant que très peu d’échanges avec l’extérieur. Les tribus qui venaient se prosterner dans la cité du peuple de la Nef, appartenaient toutes aux peuples hourrites, avaient toutes les mêmes dieux, et des organisations souvent très proches et primitives. Comme elles leur fournissaient tout le nécessaire, le peuple de la Nef n’avait que peu d’échanges commerciaux avec des civilisations lointaines. Ils demeuraient éloignés des grandes routes commerciales comme celles qui traversaient les terres entre les fleuves. Les montagnes difficiles d’accès où ils vivaient n’avaient pas encore fait l’objet de tentative de conquête de la part de leurs grands voisins, ni les vieux royaumes sumériens au sud ni les premiers royaumes hittites en train de se constituer au-delà de Van vers le couchant.

Alors ce voyage devenait une opportunité d’ouverture incroyable et chaque nouveau royaume serait l’occasion de nouvelles découvertes, surprenantes et passionnantes, qui montreraient une façon de voir les choses du monde et du cosmos sous un angle novateur.

Après avoir rejoint la mer de Naïri pour se recueillir sur les sites sacrés qu’elle accueillait sur ses rives, la caravane s’engagea dans la traversée des montagnes qui durerait une demi-lune avant d’atteindre les riches plaines agricoles des Terres Entre les Fleuves[1]. Au moment de passer le col de la dernière chaine de collines, ils s’arrêtèrent pour apprécier le paysage en hauteur de la plaine écrasée par le soleil. La température du haut plateau et des montagnes qui l’entourent plus fraiche en automne avait déjà laissé la place à celle des plaines chaudes de basse altitude. Malgré la brume de chaleur de l’après-midi, on pouvait deviner à l’horizon une petite cité avant la capitale. Ils entraient dans un premier royaume des Terres entre les Fleuves : le royaume de Ninuwa[2] du même nom que la cité qui le dirigeait. C’était le seul royaume des Terres entre les Fleuves avec lequel les peuples des Terres du Milieu entretenaient des relations commerciales. Les marchands venant de Ninuwa négociaient surtout du minerai dans certains villages miniers et des articles de laine de mouton que produisaient les tribus nomades. Une partie de la cargaison de la caravane était donc composée de bronze, d’or et d’obsidienne ainsi que de vêtements de laines et de sel extrait de l’eau de la source de Canik.

Les peuples de la plaine du sud n’avaient jamais montré la moindre hostilité, ni tentative de pillage ou de conquête. En réalité, peu d’entre eux s’aventuraient dans les Terres du Milieu, à la géographie hostile et éloignées de toute route commerciale ou grande citée. Certains prêtres du peuple de la Nef avaient fait le voyage jusqu’à Ninuwa et en étaient revenus enchantés. Ce qu’ils avaient raconté de cette immense cité prospère, moderne et majestueuse avait laissé du rêve se propager dans la population et chacun imaginait pouvoir un jour connaitre ce coin de paradis. Certains avaient quitté leur famille pour s’y rendre, mais jusque-là aucun n’en était revenu et on imaginait qu’ils y avaient trouvé bonne fortune et bonheur. Inutile de dire que pour les hommes de la caravane, l’opportunité de connaitre Ninuwa était considérée comme une grande chance, et tous se sentaient pour cette raison-là aussi heureux de faire partie du voyage.

[1] Mésopotamie

[2] Ninuwa= Ninive en akkadien, première grande cité du nord de la Mésopotamie, à l’emplacement actuel de Mossoul en Irak.

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