Six ans plus tôt

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C’est un peu un truc de provoc’, je sais, c’est bête.

Il y a ces plaques en bronze au mur du hall de l’école, avec les noms des élèves et des profs morts pendant les deux guerres mondiales. Un siècle plus tard, personne ne se souvient d’eux, évidemment, personne ne les a connus. Plus personne ne regarde les noms et les dates. Sauf moi, je crois. Et c’est peut-être tordu, mais j’ai mes préférés. Nicolas Rasir est mort à 18 ans, il était mince et blond, avec un sourire permanent sur les lèvres ... François Willems a 21 ans pour toujours, un brun au charme ténébreux … Sauf que je n’en sais rien, je fantasme juste sur eux, héroïques, beaux et jeunes pour l’éternité.

Sauf que c’est quand même un monument aux morts, faudrait un peu les respecter, pas comme ce mec de terminale assis sur le socle et qui écrit comme un fou, puis qui rature et recommence.

Ben oui, je sais qu’il est en terminale. Facile, j’ai cadré tous les garçons de l’école, j’analyse, je fais des fiches mentales, je classe dans des cases : intéressant ou connard, sympa ou harceleur des ‘petits’, puis … hétéro ou gay. Mais là, le truc du gaydar inné, c’est du grand n’importe quoi, les deux seuls mecs que j’ai soupçonnés, ils ont fini avec la langue sur la glotte d’une fille sous mes yeux …

Conclusion évidente, bien qu’idiote : je suis le seul gay d’une école de deux mille élèves. Désespérant …

Quand on ne peut rien espérer des autres, forcément tous hétéros jusqu’à la moelle, on peut au moins les coller, ça donne une vague impression de contact social, et quand on n’a rien, ben … c’est déjà ça. Je suis devenu le garçon sympa et serviable, mais surtout discret, qui peut être à la périphérie d’un groupe depuis dix minutes avant qu’on le remarque. Et ça me va très bien, merci.

Après, on peut bien rêver un peu, non ? Ce n’est pas forcément constructif ni même vaguement utile, mais les petits plaisirs gratuits sont assez rares, alors voilà, quoi … Mon imagination s’emballe plutôt vite, en fait, un garçon qui me plait, un frôlement … accidentel, et hop ! la machine est lancée. Et lui, dans le genre beau … Il n’y a pas que ça, il semble assez sympa, puis il dégage ce truc de virilité tranquille, parce que naturelle, du mec qui ne devra jamais frimer pour attirer l’attention, et à l’extrême du prisme des sentiments, le désir des filles, puis un peu des garçons comme moi.

Le monument est assez étroit, ça m’a permis de m’asseoir à trente centimètres de lui, ça suffira. Excusez-moi, Nicolas et François, je ne veux pas vous manquer de respect, je veux juste un peu de chaleur humaine, dans votre état, vous me comprenez sûrement, je pense.

J’ai sorti Kafka sur le Rivage de mon sac à dos pour me donner une composition mais je ne l’ai jamais ouvert, j’étais hypnotisé par l’écriture maladroite de mon voisin, puis par la masse de fautes de sa compo. À tel point qu’il l’a remarqué …

- Quoi ? a-t-il grogné.

- Non, rien, désolé.

- Tu peux le dire, hein, c’est nul ! Ça me fait chier, ce truuuc ! Tu vois Peeters, le prof d’anglais ? Ah ben non, il fait juste les terminales, lui. Qu’est-ce qu’il m’emmerde avec sa pièce à la con, je sais pas quoi écrire.

- Je ne peux pas t’aider pour le fond, mais la forme … le passé de run, c’est ran, pas runned. Puis le pluriel de wolf, c’est wolves … v-e-s …

J’ai corrigé les erreurs qui me sautaient aux yeux, en espérant ne pas trop le braquer, puis surtout, ne pas passer pour le nerd de service, pour une fois.

Quand on a terminé de réviser son essai douteux, du moins d’un point de vue grammatical, il m’a fait un clin d’œil et m’a dit ‘‘merci, petit, tu assures’’. En temps normal, ça m’aurait vexé, mais je m’étais tellement rempli d’images de lui, de son odeur, du son de sa voix … que c’était pas grave. Et que j’étais peut-être un peu tombé amoureux de … rien du tout, mais de tellement, aussi.

Je suis rentré chez moi avec un sourire qui a tenu jusqu’au repas, le truc tellement rare que ça a intrigué maman.

- Bah, non, rien, c’est … Shakespeare.

- Si c’est le Songe d’une Nuit d’Eté, c’est assez amusant, a-t-elle dit.

- Macbeth …

- Oh ! Déjà moins marrant, ça.

- Et même chiant comme la pluie, tu es total no-life, a ajouté ma sœur.

- Caroline, ne sois pas méchante, a grondé maman.

- J’énonce juste un fait.

J’aurais bien répliqué un truc aussi vachard mais elle n’a pas vraiment tort, puis là, j’essayais juste de me souvenir de l’haleine de Jérôme quand il m’avait dit que j’assurais, j’ai mes priorités …

Plus tard, dans ma chambre, j’ai reproduit le souvenir en me touchant, et en substituant son sexe au mien, que je branlais en imaginant une barre plus épaisse, un gland plus volumineux, qui crachait plus de semence que le mien sur mon ventre, puis sa voix plus grave qui me soufflait à l’oreille ‘’petit, tu assures’’ …

C’est aussi la première fois où j’ai osé pousser un doigt entre mes fesses, en pensant à lui, comme je l’imaginais, nu, forcément beau, parfait de partout, musclé comme le volleyeur qu’il était …

Pour ne pas vraiment arriver à plus de plaisir que d’habitude, en fait, faute de technique. Si ambitieux … si maladroit …

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