Fin de course
"Ça fait vraiment chier."
Elle allonge ses jambes. Elle a pas l'air commode avec ses yeux cernés et sa tache de café sur le col. Elle courrait tout à l'heure pour attraper l'hyperloop. Ça m'étonne, des gens courent encore ?
"Traitez moi de vieille conne, mais à mon époque on avait le temps vous voyez. On pouvait pas faire Madrid Moscou en moins d'une heure ! On pouvait pas rejoindre l'autre bout de notre fichu pays en cinq minutes. Je vais interviewer le ministre des affaires étrangères et j'ai pas le temps de préparer mes questions ou ne serait ce que de me documenter sur la question géopolitique que mon supérieur m'a demandé d'aborder."
Elle marque une pause, elle semble attendre quelque chose, une réaction peut être ?
"Franchement, il y à vingt ans, j'aurais profité du trajet pour me préparer un minimum. Mais là, cinq putain de minutes et bam ! J'ai le cul sur un fauteuil doré et une gourdasse qui me propose un énième café au gout de flotte. Vous saviez pas qu'à cause d'études pseudo scientifiques les communicants ont cessé de proposer des vrais cafés aux journaleux ? Le café pourrait provoquer des cancers du petit doigt. Alors principe de précaution, on ne sert plus que des reliquats de café. Ils sont mignons hein, ils pensent à notre santé. Puis bon, y aurait plus personne pour leur tenir le crachoir aux communicants et autres si on clamsait tous. Ils ont bien tenté le journalisme par les robots. Mais ils se sont vites rendu compte que c'était emmerdant. Parce qu'en fait, les créateurs des robots pisse copies, ils avaient intégré aux I.A une déontologie. Et c'est vachement plus dur de persuader un robot d'aller à l'encontre de son éthique qu'un journaliste. Donc on nous à repris en attendant de trouver le moyen de faire sauter ce programme. Vous étiez pas née mais Asimov a pas été le seul à créer des lois robotiques. Lorsque les I.A ont commencé à intégrer et remplacer des métiers, elles devaient obligatoirement être dotés des chartes déontologiques propres à chaque profession. Alors si pour un medecin c'est bien, pour un journaliste c'est vraiment moins pratique. Ils ont fait croire que c'était pour éviter qu'un métier historique ne meurt qu'ils nous ont réembauché, mais mon cul. C'est mieux quand un être humain acquiesce à ses mensonges qu'un robot. C'est comme la religion, tu as besoin que ton interlocuteur partage tes similis croyances pour te sentir légitime..."
Woaw. Elle est cash. Ça fait bien longtemps qu'on a plus le droit de parler de religion. Ou même d'utiliser le mot dans la sphère publique.
"Non mais je déconnais tout à l'heure, j'ai rien a préparé. Ça fait bien longtemps qu'on parle plus de géopolitique aux politicards. On risquerait des les mettre dans l'embarras."
Elle rit. Avec aigreur. Puis elle lâche un long soupir.
"Quand l'hyperloop est sortie on nous disait que cela allait révolutionner notre vie. Qu'on allait avoir plus de temps libre. Mais en réalité ça a juste démocratisé le double emploi et, ce qu'on appelait à l'époque "les burns out", ont monté en flèche. Heureusement, la médecine aussi à fait des progrès et on a tout un tas de pilule magique pour nous éviter tout dérèglement psychique..."
Elle n'a pas le temps de terminer sa phrase que le tube ralentie puis se fige. Une voix avenante nous enjoint à descendre, Moscou est le terminus. La dame déplie ses jambes en râlant sur l'étroitesse des places et cette maudite surpopulation qui conduisent les gens à s'entasser comme des sardines. Nous marchons dans le couloir et nous commençons à descendre. Elle continue son monologue
"L'ironie de l'hyperloop, c'est qu'ils ont remplacé les trains. Depuis plus de possibilité de contempler le paysage qui défile." Elle marque une pause et regarde le tube "Ni de se jeter sous les rails".
Je la regarde s'en aller. Puis je sens deux bras m'encercler la taille.
"Ton rendez-vous à Madrid s'est bien passé ?"
Il y a vingt ans je n'aurais probablement pas pu diner avec mon compagnon ce soir.
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