Mercredi 4 janvier 2064
Départ en promenade ce matin. Cela fait un bout de temps que je ne suis plus sorti de la vieille ville. C'est une bonne option pour se réchauffer, du reste le temps se radoucit. C'est dans une humeur plutôt guillerette que j'ai pris l'hippomobile tirée par deux vieux hongres catatoniques pour rejoindre le tram et ensuite la ville nouvelle. Je suis passé devant l'atelier où je travaille parfois au tri, puis au nettoyage des pièces de récupération des vieux vélos. C'est un emploi comme un autre et dans mon cas un emploi mieux qu'un autre : j'aime sentir mes mains occupées à des tâches ni trop répétitives ni trop variées cependant que l'esprit vagabonde. Il m'arrive parfois de me demander si ce n'est pas cela la liberté véritable, aller au delà d'un style, d'un talent particulier, de la nécessité d'être soi, pour plonger dans une sorte de rêverie amniotique sans ego et sans souffrances.
L'hippomobile longe sur de longs kilomètres les espaces maraîchers puis les allées interminables et monotones des pommiers encore dépourvus de leurs feuilles. Au printemps, les pollinisateurs, les abeilles, débarquent par centaines. On les aperçoit juchés sur des échelles, ou bien en équilibre au milieu des branches sous la surveillance de leurs contremaîtres. On emploie à ces tâches les prisonniers, les chômeurs en réinsertion et d'une manière générale tous les parias du régime. Je frissonne en y pensant car j'ignore où la courbe d'une existence s'infléchit jusqu'à passer dans les viseurs de ce régime. On est déjà coupable si l'on est suspect. L'hippomobile s'arrête à l'entrée de la ville desservie à son tour par les lignes du tram qui serpente mollement au milieu des ilots cubiques, surmontés de dômes qui abritent les bassines de récupération d'eau de pluie et pour les plus heureux de panneaux solaires encore en fonctionnement. C'est une ville de plain-pied, uniforme et triste, où subsistent quelques monuments plus anciens. Je suis descendu à la station Pablo Servigne et j'ai longé le boulevard quelques minutes avant d'obliquer vers La Piscine, cette vaste esplanade rectangulaire, creusée quelques mètres au dessous du sol et surmontée d'une toiture amovible et irriguée au sol par un réseau complexe de petites rigoles. C'était jour de marché, le marché aux plastiques, où passent de main en main tous les polycarbonates, les polyamides, les polystyrènes, les polyéthylènes, les thermoplastiques, les bioplastiques, les plastiques recyclés, hérités de l'ancien monde. On y trouve dans une explosion de couleurs les objets les plus communs et les plus insolites, jouets, couvercles, contenants de cuisson, piques à steak, sachets de thé, bidons de lessive, lingettes jetables, brosses à dent, sacs à provision, élastiques à cheveux, stylos-bille, éponges, sapins de Noël, porte-cartes, films d'enrubannage, clips de couture, perles de remplissage de sac à fève et d'oreiller de cou, tuyaux, coupes à champagne, plantes miniatures, crotte de chien, gobelets, capsules, vitrines, godemichets, cintres, guirlandes, colliers de chien, de chat, breloques, pacotilles, portes-étiquettes, trousses, affiches, fleurs artificielles, ouvre-boîtes, marchepied, escabeau, tabouret.... À chacune de mes visites - j'adore ce marché - je suis saisi d'admiration en pensant à l'extraordinaire inventivité du monde ancien. Sans doute, la vie matérielle y était une fête : j'y vois à l'oeuvre une imagination sans bornes pour satisfaire les besoins sans limites du quotidien. Comme cela devait être grisant !
On accède à l'esplanade par une petite rampe en béton au bas de laquelle un petit groupe d'évangélistes, deux femmes et un homme, haranguait la foule. L'homme vociférait dans l'indifférence générale. Il parlait du couple, de restriction des naissances et de morale sexuelle. Non loin de lui, un petit monsieur, le nez chaussé de lunettes rondes, penché sur un présentoir, considérait avec l'oeil du connaisseur une série colorée de boutons de tiroirs qu'on aurait imaginé dans une chambre d'enfants. Je m'enfonçais plus avant dans le brouhaha du marché. Le ciel se trouait à présent de grandes nappes bleues, un petit soleil matinal agaçait gentiment les prunelles, j'évoluais sans but précis et léger comme cet air matinal, heureux aussi d'être un quidam, badaud parmi les badauds dans cette fraternité de circonstance. J'ai entendu soudain le claquement d'un gros pétard puis les cris paniqués de la foule. Les trois évangélistes bazardaient à présent des imprimés jaune qui retombaient doucement sur les étals. Les deux femmes défirent leurs lourdes jupes. Une fois retournées ces jupes se transformaient en drapeaux également jaune avec au centre un serpent enroulé et cette inscription : « Dont tread on me ».
Ce fut ensuite un grésillement dans les airs, et bientôt une petite brigade de drones en contre-jour, noirs sous le ciel bleu. Bzzt, bzzt, bzzt ! Un drone s’est rapproché des jeunes femmes et de l’homme. Une voix métallique leur a intimé l’ordre de rester sur place en attendant l’intervention des services de police. L’homme a dénoué un harpon enroulé autour de sa taille qu’il a ensuite lancé, non sans habileté, sur l’une des quatre hélices de l’engin, tandis que ses camarades le pressaient déjà de le rejoindre et de prendre la fuite. Le drone s’est abattu sur le sol dans une telle succession de soubresauts et de grésillements d’agonie qu’on l’aurait cru animé d’un authentique système nerveux. Au sol, l’engin désarçonné menaçait encore : « Bzzt... vous êtes en état d’arrestation... bzzt… veuillez présenter votre carte-code, bzzt... pour, bzzt... identification ! »
Je ne sais pourquoi, j’ai été pris à cet instant d’une réaction nerveuse incontrôlable, à la fois rires et larmes. Le spectacle de cet oiseau mécanique, terrifiant comme un œil de verre dirigé sur nos têtes, soudain abattu, grotesque, sur lequel le même individu entreprenait à présent de planter un petit drapeau presque enfantin à l’effigie d’un serpent enroulé sur lui-même et menaçant, m’a rempli d’une jubilation presque hystérique. L’homme s’est tourné vers moi, m’a regardé un moment en souriant avant de rejoindre ses complices et de disparaître au croisement d'un premier tram puis d'un autre venu en sens inverse. J’ai vu son visage. Des traits énergiques, plutôt durs mais sans envergure. Son sourire n’était pas sur son visage. Il était tout au fond du regard comme un petit éclat de verre au fond d’une eau sombre, comme un caillou dans un creux.
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