Est-ce que nous déterminons les événements ou est-ce que ce sont les événements qui nous déterminent ? Je ne saurais le dire. J'ai pourtant bien essayé de me rendre aux Bureaux Intercommunautaires, j'ai fais taire ma peur et mes pressentiments mais tout dans cette expédition a semblé vouloir contrarier ma volonté. J'ai d'abord cru devoir utiliser une borne de vélos en libre-service. Ces engins me réservent toujours des surprises quand je suis persuadé d'être passé par tous les cas d'incidents mécaniques ou digitaux que dispensent successivement la borne, son point d'attache, puis le cadre en acier surmonté d'un selle erratique et d'un guidon dont le comportement n'est pas toujours prévisible. J'ai détaché le vélo sans trop de peine et je pédalais déjà à vive allure quand les freins de la bécane pris d'un très soudain et très vorace appétit ont brusquement refermés leurs mâchoires sur la roue avant qui s'est aussitôt immobilisée dans un « crouir » aigu et brutal. Je suis tombé. Dans une flaque. La convocation dans la poche de mon pardessus s'est envolée elle aussi pour retomber dans l'eau pareillement. Je l'ai récupérée mouillée, illisible, puis j'ai dû tirer la bécane comme une bête à l'agonie jusqu'à une borne distante. Je suis arrivé devant les Bureaux Intercommunautaires, sur une place déserte et lugubre sous son éclairage bioluminescent. Au sol, sur le parvis arasé d'une cathédrale reconvertie en maison monumentale des cultures et des expressions religieuses, l'ombre des branches et des turbines des arbres à vent faisait une mosaïque de noir et de gris. J'ai d'abord été accueilli par une automate diligent comme un grille-pain. Cette face métallique n'avait en mémoire qu'une seule et unique instruction, enregistrer l'objet de ma visite mais le document que je présentais devant son oeilleton obtus restait parfaitement illisible et pour cause.

- Déclinez votre identité !

Auguste, puisque tel était le nom de mon portier à molette, prenant acte du défaut de convocation, a voulu s'engager dans une procédure dite de reconnaissance globale.

- Lazarus, dis-je, je suis Lazarus de Picampoix. Je suis né le 2 mai 2062 à Lavelanet en territoire occitan d'intendance métropolitaine. Je demeure au numéro 8 de l'avenue Jean-Jouzel à Paris en zone B854 du neuvième district.

Les automates, c'est bien connu, sont toujours émus par l'exposé d'un état civil complet qu'ils interprètent comme une information de première main. Ce luxe de détail a pourtant très défavorablement impressionné mon portier qui a aussitôt interrompu ses circuits de communication. Seule la petite console fixée à hauteur du thorax demeurait en veille. Elle s'est éteinte puis rallumée à plusieurs reprises avant de faire apparaître un message d'erreur très humiliant : Error 404 no such file or directory. Auguste a ensuite repris ses circuits pour en revenir à son idée fixe.

- Puis-je consulter l'objet de votre visite ?

Un murmure désapprobateur a parcouru le petit groupe d'individus qui commençait à s'agglutiner derrière moi. Une petite dame à lunette coiffée d'une large faluche qui retombait de part et d'autre du front comme les oreilles d'un teckel a cru devoir aussitôt renchérir :

- Si vous n'êtes pas convoqué pourquoi venir aux Bureaux ? Montrez-moi ce papier !

Elle s'est emparée de ma convocation, l'a parcouru en déchaussant ses lunettes. Son regard est revenu vers moi, elle m'a considéré un bref instant avant de m'inviter par une légère pression du bras et un petit regard de côté à sortir avec elle de la file d'attente.

- Rentrez chez vous !

- Mais j'ai cette convocation !

- Rentrez chez vous, je vous le conseille. Je ne fais pas partie des Bureaux. J'interviens seulement depuis l'extérieur... Je connais ce type de document... Rentrez chez vous, ils vous oublieront.