Chapitre 26 : L'étranger.
Dimanche 9 décembre, 18h30
Bobigny. Petite ville dortoir et industrielle de banlieue aux abords de la capitale française. En cet fin de week-end, le pourpre et le noir de la nuit commencent gentiment à prendre le relais sur un ciel qui était bleu azur, malgré le froid de décembre. La route est fluide et le paysage gris des immeubles des citées prennent petit à petit une douce teinte rosée. Le capitaine Sylvain Garcia Lopez est à l'arrière d'un véhicule de fonction, à moitié endormi sur la banquette arrière. L'agent Dobrovic est le conducteur et Mandrin, comme à son habitude, à la place du mort. Alors qu'ils roulent tranquillement vers un des quartiers bourgeois de la petite ville, Mandrin se retourne pour s'assurer que son capitaine est toujours là, en bon état, malgré les différentes vicissitudes qu'il a dû subir dans la journée. Le voyant endormi, Mandrin n'ose pas parler et attend que le conducteur les amène à destination : le domicile de Garcia. Les ordres avaient été clairs : Mandrin et Dobrovic, un des agents de la section criminelle et bon ami de Mandrin, avaient été assignés comme protection pour Garcia, à cause des incidents de l'après-midi. Garcia avait bien sûr protesté énergiquement, mais tout le monde s'était mis d'accord sur un compromis : Les deux policiers resteraient en planque dans le véhicule de fonction. Et personne n'alerterait Madame Garcia. Le capitaine avait besoin de repos et voulait préserver le peu de calme et de sécurité qui lui restait, ainsi que sa petite famille, même si elle ne se composait que de sa femme et lui.
Le véhicule banalisé, une Peugeot 206 gris anthracite, arrive finalement devant un immeuble entouré de verdures et d'arbres et se gare sur une place visiteur, située proche de l'entrée du bâtiment. Le capitaine se réveille doucement, peut-être parce que la douce berceuse de la voiture en marche vient de cesser.
- « Voilà, Chef ! On est chez vous. » Dit Mandrin en voyant son supérieur émerger doucement des bras de Morphée. Puis il rajoute : « On reste ce soir dans la voiture et on surveille l'entrée. Vous savez s'il y a une autre issue à l'immeuble ?
- « Oui... La porte du garage derrière le bâtiment. Mais il faut une clef pour l'ouvrir. Et à moins de forcer le portail blindé du garage avec du C4, je ne vois pas comment mes potentiels agresseurs pourraient pénétrer dans l'immeuble. Pas la peine de la surveiller. » Répond Garcia d'une voix éraillée.
Mandrin regarde inquiet son supérieur ouvrir la porte du véhicule et s'en extirper tant bien que mal. Alors qu'il ferme la portière, défroisse sa veste en passant rapidement ses mains sur son torse, le capitaine avance tranquillement vers la porte d'entrée de son immeuble. Il est fatigué de cette journée avec ses attaques et ses morts. Mais surtout, surtout une seule pensée le taraude et l'obsède depuis sa visite en prison puis chez le coroner : ils sont partout. Puis une autre, cette phrase antique qui répond avec une voix d'outre-tombe en faisant échos à la première : Nous sommes légion.
Mandrin, toujours dans la voiture à observer le capitaine avancer chez lui, a un très mauvais pressentiment. Il s'attend à une catastrophe, là, qui pourrait exploser à tout moment. Il regarde Garcia s'approcher du clavier du digicode, juste à côté de la porte d'entrée, et avant que ce dernier n'ait le temps d'effleurer la première touche du code d'entrée, Mandrin ouvre violement la portière du véhicule et crie :
- « CAPITAINE ! »
Garcia se retourne alors, encore hagard, la main en apesanteur devant le clavier du digicode, et après quelques secondes répond à son collègue :
- « Qu'est-ce qu'il y a Mandrin ? »
- « Euh... » Mandrin ne sait pas quoi dire. Il est debout derrière la portière, ce qui commence à énerver Dobrovic, l'agent nommé comme chauffeur, et surtout comme renfort juste au cas où. Puis, après une petite seconde d'hésitation, il sent sous sa main son talkie-walkie. Une idée fugace lui vient en tête. Mandrin, sans savoir pourquoi, essaie de gagner du temps. Il sort de sa ceinture l'instrument et le montre à Garcia : « S'il y a un problème, Capitaine, utilisez-le ! On reste là avec Dobrovic. S'il y a quoique ce soit, vous nous appelez et on arrive ! »
Garcia expulse un profond soupir d'exaspération teinté d'un certain soulagement. Qu'est-ce que ce Mandrin peut lui taper sur les nerfs, mais au moins il peut compter sur lui. Il tente alors de le rassurer :
- « Oui, oui. Ne vous inquiétez pas Mandrin. Je ne risque rien... passez une bonne nuit dans la bagnole. Et appelez-moi si vous avez besoin de quoique ce soit, ok ? »
Alors qu'il termine sa phrase, Garcia, machinalement, tapote sur le digicode son code d'entrée et au moment où il appuie sur le symbole final, un dièse, qui est censé ouvrir la porte dans un espèce de grésillement électronique, il entend un grand... :
- « NON !! »
C'est encore Mandrin, la main devant son visage en guise de protection. Mais Garcia a déjà pressé la touche « dièse » et à la surprise de tous, sauf de Garcia, le vrombissement électronique retentit, et la porte de l'immeuble se débloque, ce qui permet au Capitaine de pousser la porte et de pénétrer sans encombre dans le hall d'entrée de son immeuble. Avant de refermer la porte derrière lui, il se retourne, regarde Mandrin debout, derrière la portière grande ouverte, le regardant partir comme s'il le voyait pour la dernière fois de sa vie. Dobrovic est derrière son volant, en train d'insulter son collègue qui a l'air de s'obstiner à vouloir faire baisser la température à l'intérieur du véhicule ou à chauffer les petits oiseaux. Cela fait sourire le Capitaine et l'attitude bon enfant de ses collègues a au moins le mérite de lui réchauffer le cœur. Il s'engouffre dans l'immeuble, prenant soin de bien refermer la porte derrière lui.
- « Je ne le sens pas... » dit Mandrin à voix basse.
- Quoi ? De quoi tu parles ? » Dobrovic regarde son collègue d'un air légèrement exaspéré. Il prend une canette de boisson énergisante qui se trouvait dans sa portière et, après l'avoir ouvert sans trop de précaution, la sirote tranquillement.
- Le capitaine a été poursuivie aujourd'hui, un de nos suspects principal est mort chez lui de façon très bizarre, un autre suspect s'est suicidé, ou alors on l'a aidé. Ça fait trop de morts dans la journée. Deux mort et une tentative... J'aime pas ça.
- Greg, tu t'inquiètes pour rien. Pourquoi le meurtrier irait ici. Personne ne nous a suivi. » Dobrovic aspire bruyamment le liquide sucré de la canette. « Et au pire, s'il y a un problème, le capitaine nous appellera. Et on est là... »
Mandrin est anxieux. Normalement, lors des planques, il en profite pour se goinfrer de cochonneries industrielles. C'est le seul endroit où il peut en déguster sans subir les reproches de sa mère. Car, oui, Grégory Mandrin habite encore chez sa mère. Étant jeune et célibataire, cela lui permet de réduire ses dépenses et créer un petit pécule pour plus tard avec son maigre salaire de jeune inspecteur. Et puis sa mère étant âgée et seule, comme il est très attaché à elle, même si elle a tendance à être sur protectrice et infantilisante, il peut encore profiter des bons soins maternels et s'occuper d'elle. Cependant, ce soir, ses friandises ne l'intéressent pas. Une intuition peut-être, mais le sucre ne sera pas le bienvenu : il doit rester avec tous ses sens en alerte, car il est sûr que quelque chose va se passer, et ce ne sera pas joli à voir. Ce qui lui a mis la puce à l'oreille est bien sûr la tentative d'assassinat sur son capitaine. Mais lorsque ce dernier avait quitté les bureaux du Docteur Sven, il était anormalement pâle et amorphe. Quelque chose s'était passé là-bas. Mandrin n'a pu savoir quoi exactement car Garcia n'a plus ouvert la bouche depuis. Mais cela a suffi à lui donner des frissons dans le dos et augmenter son inquiétude : c'est bien la première fois depuis qu'il travaille à la crim' qu'il voit son capitaine dans cet état.
Mandrin a les yeux rivés vers la porte, puis la troisième fenêtre en partant de la gauche au cinquième étage, qu'il voit s'allumer au bout de quelques minutes, le temps que son capitaine prenne l'ascenseur, en sorte, se dirige vers sa porte d'entrée et l'ouvre. Normalement, Mélanie Garcia, son épouse, est à la maison. Mais presque toutes les lumières sont éteintes avant que Garcia n'arrive chez lui et presse le premier interrupteur de son appartement, dans le vestibule. Peut-être n'est-elle pas encore arrivée ? Elle devait être au cinéma avec des amies. Du moins, c'est ce qu'avait déclaré Garcia. Pourtant sa voiture est là, une petite twingo bleu pastel, garée à sa place. Peut-être n'a-t-elle pas voulu s'embêter à trouver une place de parc dans la capitale et a pris le métro...
Le Capitaine Garcia arrive finalement devant la porte d'entrée de son appartement. Il sort la clef de sa poche qu'il introduit dans la serrure et tourne. La clef se bloque, ce qui indique que la porte est ouverte. Il se rend compte qu'il doit être très fatigué car il a utilisé sa clef machinalement et il est évident que Mélanie, sa femme est déjà rentrée à la maison, puisqu'il avait vu sa voiture dans le parking en bas de l'immeuble. Il tourne la poignée de la porte, ouvre cette dernière doucement. Tout est noir. Peut-être que Mélanie est déjà en train de dormir ? Pourtant il n'est pas si tard et elle n'est pas du genre à se coucher avec les poules. Soudain, l'image de Mandrin le regardant entrer dans son immeuble, debout à côté de la voiture de fonction, pendant que Dobrovic lui citait toute une série de noms d'oiseaux, lui revient brutalement à l'esprit. Mandrin était mort d'inquiétude. Pourquoi ? Son instinct de flic peut-être ? Le capitaine connait bien ça et sa longue expérience professionnelle lui a bien appris ce phénomène presque mystique : ne jamais dévaloriser ses sentiments et impressions, ni celles des collègues. L'instinct de flic, ou plutôt celui de la survie... Garcia pose sa main sur son arme de service, la sort de son holster et désamorce doucement la sécurité. Il ferme doucement la porte d'entrée et tient le pistolet en joue, toujours sur ses gardes.
- « Méla ? T'es là, ma puce ? »
Pas de réponse. Il cherche de la main gauche l'interrupteur du couloir, tout en tenant son arme devant quelque adversaire invisible, prêt à tirer. Il trouve le bouton et le tourne. La lumière s'allume. Il avance doucement, dans le couloir qui le mène au salon, qui est aussi dans le noir. Il tourne l'interrupteur de la pièce et dès que la lumière apparaît, il pointe de son arme le couloir sur sa gauche qui mène aux chambres et à la salle de bain. Clear se dit-il presque automatiquement dans sa tête. Pas de mouvement ou ombre suspecte. Il avance alors dans le salon et la salle à manger. Cette dernière a une porte qui donne sur la cuisine de l'appartement. La porte de la cuisine est entrouverte et laisse passer un filet de lumière. Cette pièce est allumée. Mélanie doit être en train de préparer le repas. Cela le soulage légèrement, mais pas tout à fait. Pourquoi ne répond-elle pas ? Il l'appelle un peu plus insistant, en poussant légèrement la porte de la cuisine, toujours l'arme au poing et protégé derrière la porte.
- « Mélanie ? C'est moi. Tu fais quoi ? »
L'homme se tait et écoute. Alors, il entend un bruit de respiration et un léger gémissement de femme. Son sang ne fait qu'un tour. Il se planque derrière la porte, allume discrètement son talkie-walkie qui est toujours accroché à sa ceinture et donne un coup de pied dans la porte qui s'ouvre brutalement, lui offrant le spectacle le plus effrayant qui soit :
Un homme, qu'il n'a jamais vu, le teint buriné et presque rouge, tenant d'une main une lame à cran dentée et, serrant Mélanie contre lui, lui tient la bouche de l'autre main pour l'empêcher de parler. Cette dernière a les yeux exorbités de terreurs qui tentent de supplier Garcia de ne pas faire quelque-chose de stupide tout en appelant à l'aide.
- « Bonsoir Capitaine. » Dit l'inconnu avec une voix nasillarde, presque métallique faisant l'effet de pics glacées qui transpercent la peau de Garcia.
- « Qu'est-ce que vous foutez chez moi, bordel ? Et qu'est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ? » Le capitaine doit se vider la tête et garder tout son sang-froid. C'est une prise d'otage, de sa femme en plus. Il prie au plus profond de son être que Mandrin et Dobrovic entendent la conversation depuis le talkie-walkie.
- « Je ne ferais pas long, ne vous en faites-pas. Je ne suis qu'un messager. » L'étranger a le regard fixé sur Garcia. Ses yeux sont entièrement noirs, sans laisser une seule trace de blanc. Un éclair rouge apparaît subrepticement dans le regard d'ébène. Garcia ne comprend pas ce qu'il voit. Sous le choc, toujours l'arme au poing pointé sur l'intru, il attend et écoute. Sa femme, tétanisée, le fixe, attendant qu'un drame se produise peut-être.
- « Nous ne ferons plus de victimes. Nous avons trouvé ce que nous cherchions. Mais promettez-nous de laisser tomber l'affaire. Vous avez vos meurtriers. Lemaitre et Morand. Nous les avons neutralisés pour vous. » Le son métallique surnaturel vrille dans les tympans du policier.
- « Qui êtes-vous ? » Répond Garcia, d'un ton impérieux et menaçant, en appuyant chaque mot.
- « Vous le savez déjà Capitaine. « Nous sommes Légion » Vous savez ? C'est dans votre livre sur lequel une partie de votre espèce base ses croyances et ses origines...
- « Arrêtez-vos conneries et lâchez ma femme. Elle n'a rien à voir dans cette histoire. »
Une lueur rouge, plus marquée apparait alors dans l'abysse sans fond des orbites de l'étranger. Ce dernier tourne son regard vers le visage de Mélanie, qui tremble de peur, ses mains accrochées au bras de l'inconnu. Elle tourne alors son regard vers lui, le suppliant de la lâcher dans des bruits étouffés.
- « Elle est ma monnaie d'échange, Capitaine : classez l'affaire, elle vous sera rendue saine et sauve. Et vous n'entendrez plus parler de nous ! Nous n'avons plus rien à faire au Royaume des Francs. Nous avons trouvé le maillon manquant et nous allons bientôt le récupérer...
- « Qu... Quoi ?? Mais de quoi vous parlez, putain !
- « Ne cherchez pas à comprendre un conflit qui vous dépasse Capitaine. Bientôt, tout cela n'aura plus aucune importance, car tout sera term... »
Un bruit sourd brise l'atmosphère tendu. La tête de l'étranger recule d'un seul coup à l'arrière, lui faisant presque décoller le crâne de ses cervicales. Une balle vient de lui frapper le front et se loge dans le mur derrière lui. Mais elle ne vient pas de l'arme de Garcia. Le capitaine se retourne. Mandrin est derrière lui, le canon encore fumant en direction de l'inconnu à la voix métallique. Il a entendu la conversation via le talkie-walkie et est arrivé en renfort. Peut-être à cause de la tension de la situation, Garcia ne l'a pas entendu s'approcher derrière lui. Pendant ce temps, Mélanie sentant la prise de son agresseur se desserrer, elle se précipite vers son mari. Mais la table de la cuisine fait obstacle et elle trébuche puis tombe au sol lourdement. Elle est hors du champs de vision des deux policiers. Les deux hommes se précipitent vers elle, chevauchant la longue table de la cuisine ou glissant sur elle. Arrivés au bord de la table, ils trouvent l'étranger au-dessus d'elle. Il tourne son visage fendu par un sourire trop large et bardée de crocs acérés, le front suintant d'un étrange liquide noir et sirupeux. Ses yeux flamboyants dardent des rayons écarlates. Il tient entre ses mains le visage de Mélanie, qui n'a plus aucune expression. Le sang commence à couler de ses narines et de ses orbites.
En une fraction de seconde, Garcia comprend ce qui est en train de se passer. Il tire en rafale sur le torse du monstre, qui lâche sa prise dans un cri strident. Mais Garcia ne l'entend pas. Il hurle, désespéré de sauver à tout prix sa tendre épouse des griffes de ce « démon ». Mandrin saute par-dessus la table, tout de suite après Garcia, les yeux fixés sur l'inconnu qui, malgré une floppée de balles dans la poitrine, réussit à se relever et se précipiter vers la fenêtre fermée de la cuisine. Il l'éclate en morceau en passant au travers pour se jeter dans le vide. Garcia tient le visage de sa femme contre son torse et crie de douleur un « NOOON !!!! » déchirant. Mandrin se précipite à la fenêtre explosée et tente de voir où le corps de l'inconnu pourrait bien se trouver. Il ne peut pas en ressortir vivant, pas avec une armada de balles dans le corps et une chute de plusieurs étages !
Au même moment, alors que Dobrovic est toujours au volant de la Peugeot banalisée, à l'affut du moindre mouvement vers l'étage où s'est rendu en catastrophe Mandrin, et, la bouche collée à son talkie-walkie, appelle pour du renfort. Ça devrait normalement arriver d'une minute à l'autre, surtout après qu'il a entendu toute une rafale de balles depuis l'appartement du capitaine. Soudain, un gros « bong ! » le sort de ses appels frénétiques : une grosse masse noire vient de tomber subitement sur le toit du véhicule, déformant complètement la toiture. Dans un mouvement, la masse se projette hors du toit, créant un soubresaut brusque dans l'habitacle. Dobrovic se retourne et voit au travers du pare-brise arrière une espèce de forme moitié humanoïde, moitié animale s'éloignant à quatre pattes et à une vitesse presque surnaturelle de la voiture. Elle disparait dans les bois sombres entourant la cité.
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