Chapitre 40 : Le serment d'Hypocrate.
Le monastère. Vendredi 14 décembre. 17h30.
Aiday est seule dans l’antique chapelle du monastère. Son tendre Balázs est parti chasser le daim ou le sanglier. Octavius est depuis la matinée à son travail régulier, à l’hôpital. Il sera cependant bientôt de retour, puisque dès qu’il est sorti du bloc opératoire, il lui a envoyé un message, la prévenant de son arrivée proche. Profitant de ce bref moment de paix, debout, proche du centre de la grande pièce circulaire, la femme caresse délicatement de son archet les cordes d’un magnifique stradivarius et se laisse entraînée dans la langueur de l’enivrante mélodie.
Mais cette parenthèse musicale se retrouve soudainement interrompue par un flash de lumière qui envahit tout l’espace. Trois hommes apparaissent dans la grande salle, au centre exact du cercle de mosaïques turquoises qui décorent le sol en pierre de nacre. Tout d’abord exaspérée par cette intrusion et prête à passer un savon à ces malotrus, elle se calme immédiatement remarquant qu’Egon tient dans ses bras un homme inconscient, les vêtements suintant d’un liquide sombre et sirupeux. Ho-Jin, le regard sérieux, lui dit :
« Ou est l’Ancien ? On a besoin de lui tout de suite ! »
Tentant d’évaluer la situation, un détail la titille tout de même :
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Ou est Viktór ?
- Il est resté à Budapest, avec les policiers français. » Répond Egon.
- QUOI ? Quels policiers français ? Et pourquoi un démon est en train de polluer ce lieu sacré de son sang ? » La guerrière est hors d’elle. Elle est prête à achever l’envahisseur à coup de violon sur la tête. Mais Ho-Jin s’interpose entre elle, le syldraïne et Egon qui manque de se prendre un coup d’archer dans l’œil.
- Aiday ! Calme-toi s’il-te-plait. Ce dém… Cette personne est apparemment un ami d’Egon.
- Pardon ?! » Elle fusille du regard le Pannonien.
- Tu m’expliques, le loup ?
- Oui, c’est vrai. Ho-Jin a raison. C’est un ami. Et apparemment il a un lien avec Lisa.
- Justement, où est-elle ? Vous connaissant, vous avez dû l’oublier quelque part !
- On a été attaqué. Lisa a été enlevée par un groupe de démons. Ou par lui.
- Et donc ? Vous l’avez retrouvée ? Si c’est lui le kidnappeur, j’imagine que vous lui avez réglé son compte ? »
- Non. Ce n’est pas nous.
- Ah oui ? Qui alors ? »
Egon veut répondre mais il est interrompu par l’entrée fracassante de l’Ancien. Ce dernier se précipite vers eux, invitant Egon à s’écarter et le laisser ausculter son nouveau patient. Il dit alors, tout en observant l’état du syldraïne :
« Merci Ho-Jin pour ton message. Il faut porter immédiatement cet homme à l’infirmerie. »
Personne ne se fait prier et porte le moribond dans un des couloirs adjacents de la chapelle. Ils marchent le plus rapidement possible vers la salle des soins. C’est une pièce aménagée pour les traitements d’urgence. Un lit est au milieu de la salle, entourée de toute une armada d’engins médicaux et autres instruments permettant une intervention chirurgicale si besoin. Et justement, la situation actuelle s’y prête. Alors qu’Octavius se désinfecte les mains soigneusement, enfile une blouse blanche, son protège tête, ses gants et son masque, il donne ses directives :
- Egon et Ho-Jin, vous sortez. Allez-vous reposer. Je n’ai plus besoin de vous, pour l’instant. Mais restez joignables au cas où. Aiday ? Tu vas me seconder.
- Mais ? C’est un démon ! Je refuse.
- AIDAY ! C’EST UN ORDRE ! »
La femme kazakh, boudeuse, se rend vers le lavabo et se change en conséquence, entamant la procédure standard de désinfection avant une intervention.
- Pourquoi, Octavius ?
- Parce qu’il est gravement blessé et il est de mon devoir de le soigner. Ensuite, il peut nous aider.
- Comment ça ?
- Il sait certaines choses. Il doit vivre ! »
Aiday semble avoir été convaincue d’une certaine manière. Elle s’approche de la table d’opération, attendant les instructions du chirurgien.
***
« Egon, c’est qui ce type ? »
Ho-Jin, installé confortablement dans un grand canapé de la salle de repos, équipée par toute sorte d’objets modernes ou non, scrute son ami, d’un air perplexe. Ce dernier tourne autour de la table de billard, la canne en bois dans une main, concentré sur les différentes positions des boules et les pensées plongées dans la meilleure stratégie à adopter pour marquer un maximum de point. Il ne répond pas tout de suite au Petit Prince, soit trop absorbé par sa partie ou bien parce qu’il réfléchit à la meilleure option qu’il puisse lui fournir. Finalement, il se penche et vise, avec le manche, la bille de tir qui va percuter les autres et finir dans leur trou respectif dans un claquement caractéristique. Il se redresse, toujours son attention fixé sur la table de jeu, prend la craie bleue et machinalement, en enduit l’embout de la queue. Il lui répond alors :
- Ce type s’appelle François. Nous nous sommes connus en 1944 lors de ma mission d’infiltration en France.
- Mais… Il avait quel âge ?
- Le même âge que maintenant.
- C’était le fameux Roi-Démon que l’on recherchait ?
- Oui, apparemment.
- Et pourquoi est-il toujours en vie ? Pourquoi tu ne l’as pas éliminé à ce moment-là ?
Egon daigne lever les yeux. Dans un soupir, il pose sa canne et rétorque :
- Parce que ce « démon » n’en a que les traits. Il était parmi les résistants français. Je l’ai vu sauver plus de vies qu’en enlever. Il se battait contre la tyrannie et protégeait une grande enchanteresse qui se battait à ses côtés. Et il ne m’a pas tué, alors qu’il en avait l’occasion. Au contraire, il s’est mis en danger pour me sauver, lorsque ma couverture parmi les SS a été découverte. »
Ho-Jin est encore plus dubitatif.
- Mais… Pourquoi ? C’était quoi son intérêt ?
- Je l’ignore.
- C’est ce fameux François dont parlait Salomé ?
- Oui.
- Merde… Cela voudrait dire qu’il y a une taupe parmi les enchanteresses ? » En conclue Ho-Jin.
- Oui, ou un traitre parmi les démons. »
Le « jeune » homme asiatique se lève et se dirige vers la table de billard. Il prend une queue à son tour pour se joindre à la partie. De toute évidence, cela aide à la réflexion. Alors qu’il se penche, dirigeant la tige sur la boule blanche pour l’envoyer contre un angle, il rajoute :
- Mais… Si c’est lui qui a kidnappé Lisa, pourquoi ? Tu crois que lui aussi pense qu’elle est une bombe qui va tous nous annihiler ?
- Non. Je suppose qu’il voulait la protéger. »
Ho-Jin est dans l’incompréhension la plus totale. Il regarde son ami, les yeux agars :
- Pourquoi ? Les démons massacrent nos enchanteresses parce qu’ils savent qu’elles sont une ressource pour nous et sont vulnérables. Pourquoi elle ? Pourquoi il irait sauver elle en particulier ? C’est débile !
- Pour quelle raison serais-tu prêt à violer tes convictions pour sauver une personne qui serait dans le clan ennemi, mon cher Bleda ?
- Eh bien… Parce que j’ai un lien particulier avec elle !
- Exactement.
Le puzzle commence à s’assembler dans la tête d’Ho-Jin. Il passe en revue les différentes informations concernant Lisa Mauragnier qu’il a pu glaner lors de ses investigations ainsi que les révélations faites par sa grand-mère. Puis la lumière surgit :
« Oh ! Tu veux dire qu’elle… qu’il serait le père ! »
Un hochement de sourcil et un petit sourire d’Egon confirme la théorie du Petit Prince.
- Mais ça n’explique pas pourquoi il protégeait cette enchanteresse il y a soixante-dix ans de cela ! C’est quoi le rapport entre cette…
- Pauline. Elle s’appelait Pauline.
- Cette Pauline ?
- Pauline était la mère de Salomé, donc l’arrière-grand-mère de Lisa. Mais elle est décédée alors que sa fille n’était qu’un bébé. Elle m’a fait promettre de m’occuper d’elle.
- Cela explique pourquoi elle t’appelait presque Papa ? Rassure-moi, tu n’es pas son Vrai père ?
- Non. Le père de Salomé était un soldat français lambda, tombé à la guerre. »
Ho-Jin pousse un soupir de soulagement.
- « Bon, au moins tu ne tombes pas dans l’inceste. » Egon ne relève pas. « Mais tu ne réponds pas à ma question : pourquoi il protégeait cette Pauline ?
- Quelle est l’une des particularités des Roi-Démons, Ho-Jin ?
- Euh… Qu’ils sont particulièrement cruels et vicieux ?
- Certes. Et ?
Le « jeune » homme sèche, visiblement. Il attend qu’Egon lui donne un indice.
- Tu m’as fait la remarque au début de notre conversation. Qu’il n’a pas changé.
- Tu veux dire qu’ils sont comme nous ?
- Comme nous, je ne sais pas. En revanche, les Rois Démons semblent avoir une longévité extrêmement longue. L’Ancien m’a confié un jour qu’il en avait combattu un qui avait plus de dix mille ans. »
Ho-Jin se souvient de cette histoire, ce qui lui avait fait froid dans le dos. Il s’était cependant rassuré en constatant que ces individus sont plutôt rares. Egon rajoute :
- Pauline n’avait pas connu son père non plus. Il aurait disparu des radars alors que sa mère était enceinte. Ce qui aurait causé un sacré scandale dans une famille normale, surtout à cette époque. Mais, dans les lignées des enchanteresses, cela ne semblait pas leur poser de problèmes.
- Tu veux dire que François serait aussi le père de ta Pauline ?
- Tu vois ? Ce n’est pas moi qui suis coupable d’inceste. » Répond le Pannonien, un sourire en coin. Ho-Jin est scandalisé par cette infâme théorie.
« Mais ? Mais ? C’est immonde ! »
Sur cette remarque venant du cœur, Egon renchérie :
- Effectivement, les démons ne sont pas des anges, si j’ose dire. Cependant, à part garder une espèce de lignée pure, en quelque sorte, parmi les enchanteresses, quel serait son intérêt d’agir ainsi ?
- De corrompre nos alliées. En faire les leur ?
- C’est une théorie intéressante. Mais pourquoi protéger les humains, espèce que les démons méprisent par-dessous tout ? Il aurait dû aider les Nazis et catalyser leur folie destructrice. Non. Il s’est engagé dans la résistance. Et moi, alors ? Pourquoi m’a-t-il aidé ? J’étais son ennemi juré ! Et pourquoi ne s’est-il pas joint à l’attaque lors de l’enlèvement de Lisa ? Et l’homme de main qui l’accompagnait et qui nous a tiré dessus, nous a manqué, alors qu’on était largement à porter de tire. Pourquoi ?
- C’est vrai ! » S’exclame Ho-Jin. « Tu as raison ! ».
- Maintenant je vais te faire remarquer un autre point qui rend toute cette théorie hors de propos : Si l’on suppose que François est bien le père de Lisa, cela expliquerait sa marque corrompue, qui est noir au lieu d’être blanche.
- Oui, et ?
- La marque de Pauline était blanche. Donc…
- François n’était pas le père de ta Pauline.
- Ou pas… Seul un test ADN nous donnerait une réponse sure. Mais il serait encore plus simple de le demander au principal intéressé. »
A ce moment-là, la porte s’ouvre. Apparait Aiday d’abord, les traits tirés par un travail qui a dû se montrer extrêmement intense, suivie d’Octavius. Le chirurgien en chef, toujours aussi serein, se permet de donner un compte rendu de l’état actuel de son patient :
- Ce monsieur est maintenant hors de danger. Son état est stabilisé, il va se remettre. Cependant, les débris trouvés dans son abdomen nous ont donné du fil à retordre ! D’autant plus qu’il a une particularité que je n’ai jamais vu chez les rares démons que j’ai eu à recoudre, pour des raisons dans lesquelles je ne m’étendrais pas. »
- Quelle particularité ? », demande Egon, encore plus perplexe. Aiday lui répond, tout aussi circonspecte :
« Il cicatrise et se régénère, comme nous. »
Les deux guerriers contemplent l’Ancien, tentant de comprendre de quoi il parle.
Voyant le doute et la surprise dans lesquelles sont plongés les deux compères, Octavius précise :
« Oui, tout cela est bien étrange n’est-ce-pas ? En outre, cet homme a apparemment été victime d’un accident domestique particulièrement violent ou d’un attentat. En résumé, on peut dire qu’il s’est retrouvé au beau milieu d’une grosse explosion ! »
A ces mots, Egon devient blême. Une seule pensée maintenant prend place, occultant toutes les autres théories qui se fomentaient en son esprit :
« Lisa… ».
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