Epilogue
Aux abords de la Tisza, dans les grandes plaines de Pannonie (actuelle Hongrie).
Mars 453 apr. JC.
La jeune fille contemplait son visage dans le miroir. Sa longue chevelure dorée était couronnée de fleurs fraiches qui encadraient joliment ses traits fins et délicats. Toutes les femmes autour d'elle se réjouissaient de l'évènement à venir. Elles riaient, chantaient, dansaient déjà au milieu de la soie, des joyaux multicolores et autres accessoires raffinés qui ravissaient tant la gent féminine. Pourtant, celle à qui tous ces trésors étaient destinés, ne souriait pas. Elle était perdue dans ses pensées, la boule au ventre et le cœur déchiré. Une larme, qu'elle ne pouvait retenir, s'échappa et coula lentement sur sa joue rose. Elle pensait à son peuple, sa famille et son père qu'elle avait sauvé d'une mort certaine en se sacrifiant pour un mari qu'elle ne voulait pas. Mais son promis était puissant et personne ne pouvait lui refuser quoique ce soit, sous peine de subir les assauts meurtriers de ses sanguinaires guerriers. Ce soir, elle serait Reine. Ce soir, elle devrait se donner à son nouveau roi qui, il y a quelques semaines à peine, était le cauchemar de sa tribu. Ce soir, elle partirait à l'abattoir.
La cérémonie se déroula, solennelle et somptueuse. La princesse éblouissait par sa beauté et toute l'assistance en était remplie de fierté. Le nouvel époux était trop heureux de pouvoir enfin lui donner le baiser qui allait sceller leur union. Il rêvait de cet instant dès la première seconde où il avait posé les yeux sur elle. Elle lui avait fait alors oublier toute intention belliqueuse. Ainsi, lorsqu'elle s'était jetée aux pieds de son armée les suppliant de ne pas faire de mal à son peuple, et qu'en échange, elle se donnerait à leur chef, sans réfléchir, il accepta. Peut-être que, pour la première fois de sa vie, avait-il enfin compris ce que signifiait aimer sans condition.
Leur union officialisée, les festivités démarrèrent pour de bon. Hommes, femmes, enfants, guerriers, nobles, tous participaient avec allégresse aux festivités. Un véritable festin qui aurait pu nourrir mille personnes était servi continuellement. L'alcool coulait à flot. Les gens riaient, chantaient, se battaient pour amuser la galerie. Tous étaient à la fête. Le roi était aux anges et n'avait d'yeux que pour sa princesse.
Le banquet, gargantuesque, se déroulait dans la joie et l'insouciance, jusqu'à la tombée de la nuit. Les esclaves, butins vivants des nombreux raids de la Horde, s'affairaient autour des convives et des guerriers déjà bien éméchés. Les femmes tentaient mollement d'éviter les assauts lubriques des hommes, les esclaves femelles ne pouvaient faire autrement que de subir. Le grand roi ne faisait pas exception. À côté de sa nouvelle épouse, il était extatique, à l'idée de pouvoir bientôt plonger dans la volupté des formes de la magnifique créature qui se tenait à ses côtés, sa joie catalysée par la quantité d'alcool outrageante qu'il avait déjà ingurgité. La reine Ildiko, à la tête du banquet, à la droite du roi Attila, était immobile au milieu de cette confusion de réjouissance. Elle appréhendait la suite.
Bientôt, l'heure fatidique arriva. La nouvelle épouse allait bientôt honorer son rôle avec son roi. Il lui prit la main et il se releva. Elle fit de même et il la guida vers leur chambre royale. Le Roi fit un signe de tête vers une esclave d’âge moyen au physique quelconque. Elle les devança pour ouvrir la chambre nuptiale et s’assurer que leur intimité serait respectée. Les mariés pénétrèrent dans la pièce meublée avec un grand lit au centre.
La porte se referma sur les mariés, enfin seuls et pouvant profiter de leur étreinte. Cependant, seul le Roi avait l'air de se réjouir. La Reine subissait et attendait que tout se termine. Mais l'abus d'alcool de son mari ne facilitait pas la tâche et rendait ses gestes et ses assauts brutaux et maladroits, bien que la passion semblât atténuer les gaucheries que les effluves éthyliques provoquaient en temps normal. Heureusement, elle avait tout de même réussi à le convaincre d'éteindre les lumières. L'obscurité aidait à passer l'épreuve plus facilement. Une bonne quinzaine de minutes plus tard, l'homme s'effondra, repu par le plaisir. Très vite, de forts ronflements remplacèrent une bruyante respiration. Ildiko, se tourna dans le lit et se plaça en position fœtale, exposant son dos au Roi. Elle pouvait maintenant pleurer de tout son saoul, sans prendre le risque de se faire réprimander. Elle était enfin seule avec sa détresse. Tellement seule parmi ses sanglots sonores, couverts par les vrombissements gutturaux de son voisin de lit, qu'elle n'entendit pas la porte s'ouvrir doucement, les pas feutrés qui s'approchaient subrepticement de sa couche, ni les mains caressant fermement le crâne du grand Roi. Soudain, plus de ronflements, mais de brefs sons de gorge, des mouvements erratiques à côté d'elle. Il devait faire un mauvais rêve. Puis, plus rien. Juste un léger « clac » vers la porte qu'elle assimila à un simple bruit anodin que l'on entend souvent la nuit. Le silence s'installa alors dans la pièce et lui offrit ce bref moment de paix qui lui permit de tomber dans les bras de Morphée, exténuée d'avoir trop pleuré et trop heureuse d'oublier son sort dans l'inconscience.
Lorsque les doigts dorés de l'aurore prirent le ciel étoilé en otage et que la rosée du matin parfumait l'air printanier, quelques invités, affalés sur les tables du banquet, se relevaient difficilement de la fête fortement arrosée de la veille. D'autres dormaient encore sur les bancs, ou le sol collant. Quelques serviteurs s'affairaient à nettoyer ce qui était urgent de l'être, car les réjouissances de la veille allaient encore se prolonger. Le soleil continuait son ascension inexorable dans le ciel clair qui prenait au fur et à mesure sa rassurante teinte bleue. Tous les hôtes étaient levés, trop ravis de continuer la fête et, soignant le mal par le mal, s'abreuvaient encore de vins et autres liqueurs. Le soleil arrivait bientôt à son zénith, et Attila, ni Ildiko n'étaient encore debout. Cela devint source de blagues graveleuses et de nouvelles sources d'inspirations des bardes et poètes pour vanter les prouesses nuptiales de leur chef légendaire.
Tout à coup, un cri aigu et strident interrompit les rires et les discussions grivoises. Un silence lourd plomba l'ambiance déjà joyeuse dans la salle du banquet. Les soldats et officiers du roi se précipitèrent vers la suite royale. Le cri venait de là et c'était celui d'une femme. La Reine était en danger, mais le Roi était la véritable source de préoccupation. Un de ses meilleurs guerriers était parvenu à atteindre le loquet du battant en bois épais, mais il restait bloqué. La porte était fermée à clef. Avec l'aide d'autres hommes d'armes, le soldat se jeta de toutes ses forces sur la planche en bois afin de la défoncer. Au bout de quelques minutes et assauts, l'issue céda et se fracassa sur le sol, révélant une scène ubuesque : la Reine était nue, accroupie et tremblante dans un coin de la pièce. Elle avait les yeux exorbités qui fixaient la couche nuptiale. Elle leva sa main prise de spasmes nerveux en direction du lit et poussa des gémissements incompréhensibles. Le Roi était toujours sur son lit, absolument immobile, allongé sur le dos, le corps nu, recouvert par un simple drap, les yeux grands ouverts, figés vers le plafond, le visage blafard et zébré de longues coulées rouge sombre qui partaient de ses narines et de ses yeux. Le tissu sous sa tête était aussi immaculé de sang séché. Pourtant, aucune autre trace de blessures apparentes ne souillait le corps. Attila, le fléau de Dieu, était mort, noyé dans son propre sang.
Ses guerriers, fous de chagrin, dont l'esprit vengeur les envahit aussitôt, se précipitèrent sur la pauvre Ildiko, encore sous le choc de la découverte morbide. Elle était la suspecte la plus évidente : une femme séduisante et appartenant un peuple ennemi encore récemment, avait forcément empoisonné le Grand Roi. Mais dans l'hystérie provoquée par la découverte du prétendu meurtre et le sentiment justicier qui submergeait déjà les guerriers Huns présents, personne ne remarqua la femme esclave à la beauté quelconque et à la peau cuivrée, se faufilant discrètement vers les cuisines afin d'atteindre une issue retirée vers la sortie. D'une main, elle sortit de sa ceinture une petite clef de fer qu'elle fit subtilement glisser de ses doigts fins, pour la perdre sur le chemin. Et personne ne remarqua non plus le petit sourire en coin, trahissant une mission rudement menée, ni les fins faisceaux rouges, tels des rayons laser, qui dardaient furtivement l'iris et le globe abyssal de ses yeux noirs.
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