Chapitre 4 - Palestine - 2018
Je suis allongé dans l’herbe. Il fait beau, le soleil brille fort au dessus de moi. Tout est calme. Il flotte dans l’air un doux parfum de genévrier et de mûrier noir.
Je me relève, époussette mon uniforme, retire mon casque qui me chauffe le crâne. Dans ma main, la petite plaque militaire d’Hitler brille comme un bijou.
Une chèvre s’approche de moi, suivie d’autres biquettes qui veulent me lécher le visage..
J’ai l’impression d’être dans un rêve.
Autour de moi, sur la colline vierge, il n'y a personne.
Pas de rabbin.
Pas de Rav Aluf.
Pas de Mémorial Yad Vashem.
Pas de distinction honorifique.
Pas de prime.
Là, je réalise vraiment la situation dans laquelle je me suis fourré. J’aurais dû y penser, j’ai l’air fin, si seulement j’avais réfléchi un peu plus loin que le bout de mon nez !
Je me relève, fais quelques pas pour prendre la mesure de l’escroquerie, quand je trébuche sur quelque chose de mou. A mes pieds, deux corps étendus tout habillés de noir. Mes deux collègues du Mossad sont revenus de leur voyage temporel, mais n’ont pas eu autant de réussite que moi : ils gisent avec un trou rouge au milieu du front. Se sont-ils entretués ou ont-ils fait une mauvaise rencontre ? Mystère.
Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Car au côté des deux maccabées se trouve...
Une main ! Un main droite. Une main d’homme. Coupée net au niveau du poignet. Sans le corps qui va avec. A qui appartient-elle, et pourquoi a-t-il fait le voyage temporel jusqu’ici ?
Une chose est certaine, je ne dois pas moisir plus longtemps dans les parages, avec deux cadavres et une main anonyme à côté.
Je me mets en route pour Jérusalem, bien décidé à voir si le monde sans Hitler se porte mieux. Et surtout, à récupérer ma prime, d’une manière ou d’une autre. 10 millions de Shekalim, c’est une somme tout de même !
Après une bonne heure de marche dans un paysage où je ne reconnais rien et sous un soleil déclinant, j’aperçois enfin les murailles blanches de la Ville de Cuivre et d’Or, entourées par des jardins fleuris. Jérusalem n’a presque pas changé.
En traversant les différents quartiers de la ville, je retrouve avec plaisir l’enchevêtrement des ruelles en pentes et l’agitation typique de la ville. Les gens se retournent sur mon passage, il faut dire que je suis repérable dans mon accoutrement. J’entends parler hébreu, arabe, mais aussi araméen, anglais, turc. Je croise des touristes également. Et des militaires, dans une tenue que je ne connais pas. L’un d’eux m’arrête, et m’interpelle, en riant, et en Allemand
- Eh, vous ! Vous vous êtes trompé d’époque ?
Des soldats allemands, ici, en ville ? Je vais de surprise en surprise. Je réponds, en essayant d’être le plus naturel possible, et en me retenant de me vanter d’avoir tué Hitler.
- Bonjour Messieurs. Je vais à une soirée costumée, comment trouvez-vous mon déguisement ?
- Très réussi, vraiment, on dirait que vous revenez de la guerre.
- Merci. Ah, tenez, connaîtriez-vous par hasard le rabbin Jacob Korsia ? Avant d’aller à ma fête, j’aimerais lui rendre visite, c’est un vieil ami et j’ai beaucoup de choses à lui dire.
- Oui, bien sûr, il réside dans Ha-Tupim, vous ne pourrez pas manquer la grande maison ocre recouverte de bougainvillées. Amusez-vous bien, Erev tov, l’ami.
Je suis soulagé et surpris à la fois. On est loin de la tension qui pouvait régner avant, ici, tout le monde semble vivre en harmonie, c’est presque trop beau pour être vrai. Je suis de plus en plus convaincu d’avoir mérité ma prime.
J’arrive assez rapidement à l’adresse indiquée. La maison du rabbin est recouverte de fleurs. Des gamins jouent devant en riant, des chats somnolent aux endroits où le soleil offre encore un peu de lumière. Je toque à la porte. Une jeune fille aux cheveux noirs, belle à tomber, vient m’ouvrir et me regarde intensément, de la tête aux pieds. Je me présente poliment.
- Bonjour Mademoiselle. Je suis un ami du rabbin et j’ai fait un long voyage, puis-je le rencontrer ?
- Qui dois-je annoncer ?
Dans cette réalité, le rabbin ne me connaît pas. Mon nom ne lui dirait rien. J’opte pour la sincérité totale, en espérant que l’audace paiera.
- Dites-lui juste que je suis un voyageur temporel.
Elle lève le sourcil, me jauge une nouvelle fois de haut en bas, me ferme la porte au nez, me laissant en plan sur le perron. J'ai raison de patienter, car cinq minutes plus tard, la porte s’ouvre à nouveau sur la jolie jeune femme.
- Venez, suivez-moi.
Elle me guide jusqu’à un patio fleuri au milieu duquel une petite fontaine en marbre fait jaillir une eau limpide, puis, sans dire un mot, la jeune fille tourne les talons et disparaît de mon champ de vision.
Dans un des coins opposés, le petit rabbin est assis dans un siège en acajou. Lorsqu’il s’aperçoit de ma présence, il m’invite à venir me joindre à lui, ce que je fais aussitôt.
Il est exactement identique à l’homme que j’avais laissé il y a quelques heures, en plein coeur du Mémorial Yad Vashem, mais il ne semble pas me remettre. De but en blanc, il me demande, avec ce que je perçois comme un soupçon d’ironie.
- Bon, eh bien, cher “voyageur temporel”, quel est l’objet de votre visite ?
- Voilà, en fait je viens du futur, enfin du présent. Enfin... J'ai sauvé le monde d'un grand désastre en tuant Hitler. Je suis pas clair hein ?
- Pas du tout mon ami.
Effectivement, j’ai raté mon approche. Je recompose mes idées, me pince l'arête du nez pour mieux réfléchir à la façon d’expliquer la situation, et poursuis.
- Bon. Ce que je vais vous dire va vous paraître fou, mais je vous demande de m’écouter. Imaginez un dictateur qui décide d'éradiquer les Juifs. Il entraîne le monde dans une guerre qui provoque des millions de morts, et met en place des camps pour assassiner méthodiquement tous les Juifs. Il finit par être défait, mais laisse derrière lui des familles détruites et des pays en ruine. Imaginez maintenant que soixante-dix ans plus tard, des scientifiques découvrent un moyen de le tuer avant qu'il ne commette ces crimes, grâce au voyage dans le temps. Trois soldats sont mandatés pour cette mission, par un rabbin et par le chef des armées. On leur promet une prime s’ils réussissent à revenir dans le passé pour le tuer. L’un d’entre eux parvient à le tuer et à revenir dans un présent modifié car le dictateur n'a pas existé. Les deux autres sont morts. Imaginez maintenant que la réalité dans laquelle vous vivez aujourd'hui est la conséquence de cet acte. Qu'en pensez-vous ?
- J’en pense que ce soldat n'est pas bien malin, il ne récupérera jamais sa prime.
- Oui, je ne vous le fais pas dire. Eh bien, ce soldat, c’est moi. et ce rabbin, c’est vous.
- Et donc, vous venez me réclamer la prime, c’est bien ça ?
- Euh… Oui.
Le rabbin ne paraît pas surpris. Au contraire, il semble amusé de notre discussion, son oeil pétille. Je ne m’attendais pas à cela.
- Laissez-moi vous raconter une histoire, moi aussi. L’Histoire du monde depuis la Grande Guerre. Je vais être bref, ne vous inquiétez pas. A la suite de la guerre, la situation économique des pays vaincus était désastreuse. On a pu assister à la montée d’un homme qui a redonné de l’espoir à l’Allemagne. A la différence du dictateur que vous avez évoqué, il a accordé une place importante aux juifs, notamment aux scientifiques, et s’est lancé dans une politique très volontariste en mettant l’accent sur le développement militaire et scientifique ainsi que sur l’éducation. En peu de temps, le pays s’est redressé spectaculairement, mais les rêves d’expansion de cet homme ont fini par déclencher une guerre en Europe, puis dans le monde. Il a alors démontré un génie militaire hors du commun, on eût dit qu’il anticipait les coups des adversaires. Deux ans après le début de la guerre, il a annoncé la découverte d’une arme nucléaire et en a fait une démonstration spectaculaire au milieu du désert du Sahara, devant des centaines de diplomates. Il a alors imposé sa paix dans le monde entier alors que les Etats-Unis s’apprêtaient à rentrer dans le jeu, menacée par un Japon qui voulait suivre les pays germaniques. L’Allemagne a récupéré de nombreuses colonies anglaises et françaises dans cette affaire. L’URSS quant à elle est restée à l’écart de la guerre. La Palestine est aujourd’hui sous protectorat allemand, l’Allemagne garantissant la liberté de culte et la paix entre les religions. Voilà le monde dans lequel nous vivons. Ah, j’oubliais quelque chose qui va vous intéresser. Cet homme providentiel, il se faisait appeler “Eiserne Hand”.
“Main de Fer”... Je commence vaguement à entrevoir quelque chose… Une main de fer… une main tranchée retrouvée lors de mon retour il y a quelques heures… Et si…
- Avez-vous une photo de cet homme ?
- Bien sûr.
Le rabbin se lève et trottine vers une petite table. Il saisit un téléphone portable, revient vers moi et me montre l’écran en exhibant sa bouche édentée.
L’homme de la photo, c’est le Rav Aluf, Isaac Goldnadel, celui-là même qui m’avait envoyé dans le passé pour tuer Hitler. Je suis stupéfait, quelque chose m’échappe. Le rabbin reprend.
- En 1964, “Main de Fer” est venu me voir. Il était âgé et avait besoin de se confier avant de mourir. Comme vous, Il m’a raconté l’histoire d’Hitler, de la Shoah, et le plan qu’il a imaginé pour tuer Hitler. Voilà pourquoi je suis si peu surpris de vous voir ici. A vrai dire, je vous attendais. Ce que vous ne savez pas, c’est que lui aussi s’est projeté dans le passé, mais après vous, en 1924 dans la prison où Hitler avait été enfermé après son putsch raté. Son raisonnement était le suivant : soit Hitler n’y était pas, et il avait la confirmation que le champ était libre pour mettre en place sa prise du pouvoir. Soit Hitler y était, et il le tuait, ce qui aurait rendu la tâche plus ardue. Il a dû sacrifier sa main pour ne pas être obligé de revenir dans le futur, car la puce se trouvait dans le poignet. La suite, vous la connaissez. Isaac avait un avantage majeur, il connaissait sur le bout des ongles la politique allemande et Européenne, et c’était un chef militaire de génie. Ah, j’oubliais. Avant de mourir, il a versé sur un compte une très forte somme. Elle vous revient.
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