De l'histoire d'un oiseau insignifiant

12 minutes de lecture

Une brume légère, rampante, qui collait poisseuse au sol et aux eaux, s’étendait sur tout le paysage, comme un drap humide, frigorifiant. À peine percée des traits noirs des herbes et des joncs, elle structurait les plans en différents niveaux de gris dans une image lisse, froide et sans âme comme il s'eut s'agit du découpage de silhouettes fait aux ciseaux, ici un tronc d’arbre, là une colline, plus loin une chaîne de montagne comme ligne d’horizon avec un ciel à la tonalité égale à celles de l’étang où se reflétait un soleil blanc et sans chaleur dissout dans les brumailles. Une forme de silence régnait en seul maître de ces lieux bien atones. Seule la pluie, dans un clapotage continu, absorbait et uniformisait tout dans une crépitation de fond presque assourdissante. Les grenouilles et leur chant s’étaient tues, les insectes et leur vrombissement dans les airs s’étaient tus, les oiseaux et leur pépiement s’étaient tus, les cerfs et leur brame s’étaient tus, les bêtes fauves et leur grondement pourtant terrifiant s’étaient tus. Bruit gris d’une pluie incessante. Les poils et les plumes des bêtes étaient trempés. Le froid, mouillé, humide pénétrait les corps grelottants jusque dans les chairs et les os, qu’il s’agisse d’un simple rat ou bien d’une altière panthère, réduits à n’être qu’également fragiles dans la même terne affliction.

Pendant des jours et des jours, fine, parfois lourde, mais persistante, la pluie était tombée, comme si le monde se diluait dans une froide tristesse grisâtre. Les feuilles brillaient sous ce vernis ruisselant, les couleurs étaient comme complètement désaturées, dans des tonalités de gris presque morne, parfois le noir d’un tronc d’arbre, parfois le blanc du soleil, mais surtout beaucoup, beaucoup de gris où les couleurs peinaient tant à se percevoir, comme vues derrière le filtre de ces trombes d’eau, rincées. Les odeurs étaient elles aussi toutes éteintes. On ne percevait plus les émanations de l’humus et des mousses et des fougères, pas plus que celle des écorces chauffées par le soleil ni non plus celle des herbes, des carapaces de chitine des insectes ou de la fourrure des abeilles parfumée au nectar et au pollen des fleurs qu’elles visitaient fébrilement en temps normal. Tout sentait l’eau, le froid, encore et encore. Même le soutènement tellurique ne pouvait plus être d’aucun secours. Le sol était devenu boue, glissant, plein de flaques, et l’eau était devenue comme une nouvelle surface des choses sur laquelle rien ne pouvait prendre soutien sans s’enfoncer dans une vase molle et collante. Tout autre appui plus solide était devenu traîtreusement glissant, comme ici la roche ou ici un tronc, et se déplacer devait se faire à patte prudente au risque de perdre son équilibre et de se maculer de boue ou pire, de chuter dans quelque ravine mortelle. Boue noire dans laquelle se désagrégeait les choses, vivantes, mortes ou inertes, diluées et mélangées.

La pluie avait cessé doucement, sans que nul dans la forêt et les étangs ne s’en rende compte, tant l’humidité dans l’air était présente. Le brouillard, n’étant plus rabattu en surface par les pluies, et dans les creux et les dénivelés, commençait lentement à s’élever vers les hauteurs, dépassant même par endroit les arbres, étrange nuage en formation, qui après une longue gestation, accouchait enfin, noyant tout dans des grisailles encore plus opaques. Le petit monde de la forêt et des étangs patientait, résigné, d’une patience que seuls les animaux savent éprouver dans l’adversité. Le chant des grenouilles hantait cette cathédrale végétale par petite touche, les mouches et les moustiques faisaient vibrer l’air étrangement, le tambourinement agacé d’un pic contre un tronc, sporadique, mais dans l’ensemble, la forêt et les étangs baignaient dans un silence de début du monde, musique d’une mystique sans âge, d’un calme sauvage et profondément primitif, d’un autre temps. Commençait, lentement à s’ébrouer les ailes, à se déplier les pattes, à s’agiter les oreilles et les queues pour se débarrasser des gouttes de pluie, gestes menus teintés d’agacement pour tenter de gagner un peu de confort. D’un coup, un cerf massif s’ébroua, mettant en branle dans une boule d’eau projetée aux alentours toute cette pluie qui s’était immiscée depuis des jours et des nuits, collante dans la fourrure épaisse jusqu’à la peau, glaçante.

Cela marqua réellement la sortie de cette torpeur quasi-silencieuse de la forêt et des étangs. Et coïncida avec les premiers rayons de soleil qui parvinrent enfin à percer les nuages stratiformes. Et c’est pâles, qu’ils commencèrent à éclairer ce qui depuis bien longtemps avait été éteint par toutes ces précipitations. Les premiers à en bénéficier furent tout ce peuple volant d’insectes, les hyménoptères, les mouches, les moustiques et les pyrales, mais aussi les élégantes libellules ou les vrombissants lucanes cerf-volant, sans oublier les si discrètes chrysopes aux yeux d’or et les bondissantes sauterelles vertes. Attirés par cette manne, les oiseaux commencèrent eux aussi à fendre les airs et les rais de lumière alors que petit à petit, les stratus parvenaient à s’arracher du sol pour gagner les cieux, comme du coton humide nettoyant une plaie suintante. Si les insectes volants reprenaient possession d'un espace jusque-là saturé d’eau, le sol se remettait lui aussi à grouiller de mille activités. Là des fourmis, ici des blattes et des coléoptères, invisible une mante-religieuse d’un vert éclatant. Les herbes, d’un tendre vert, perçaient la boue noire et parfois commençaient à éclater des fleurs de toutes les couleurs. Certaines semblaient comme s’envoler, il s’agissait de papillons silencieux et zigzagants, erratiques.

Commençait alors à voleter les oiseaux, collectant dans les airs ces insectes charnus et juteux. Ou filant comme des traits vifs les airs encore humides. Les singes reprenaient possession de leur territoire en hurlant, couvrant le chant de ces oiseaux. Les serpents, prudents, glissaient vers des branches qui commençaient à être baignées de soleil afin de réchauffer leur corps encore humide. Les sangliers, eux, fouillaient rageusement et affamés en grognant la fange qui rendait accessible à leur appétit vorace les racines. Cachés dans les ombres et comme à leur habitude, les félins patientaient silencieusement, observaient attentifs la reprise de la vie et les moyens mortels de s’en emparer. Pour le moment, les cervidés toujours aussi nerveux s’étaient regroupés en harde et s’en allaient rejoindre une clairière à la fois pour brouter et à la fois pour bénéficier de la chaleur encore timide du soleil. Tout ce peuple de la forêt reprenait leurs occupations là où les pluies les avaient interrompus. Fourrures et plumages semblaient fumer en séchant aux rayons d’un pâle jaune dilacérant les brumailles. Seul un petit être mal proportionné, à la fois chétif et rondouillard, aux plumes mal agencées, manquantes par endroit, en touffe à d’autres, aux couleurs délavées et grisâtres semblait ne pas vouloir bouger de là. Son bec, difforme, mat et noir, finissait de rendre disgracieux ce curieux volatile perché sur de trop hautes pattes d’un gris anthracite plantés dans l’eau boueuse et visqueuse elle aussi presque noire où ondulaient le dos de gros poissons sombres.

D’un œil quasi-vitreux, il surveillait ces poissons-chats, gras et musculeux, et soudain son cou malingre et déplumé se détendit et saisi un énorme poisson-chat, qui se débattit avec force en saccades vigoureuses pour échapper à la prise. En vain. Il fut assommé énergiquement contre une pierre, sur la berge, le sang sourdait de sa tête osseuse fracassée, de sa gueule entourée de barbillons blafards et de ses petits yeux, noir de jais, se mêlant au mucus transparent et à la cervelle grise et rosée. Il fut dans les airs balancé, et cet étrange échassier le saisi au vol par la tête, la peau de son cou se distendant affreusement pour pouvoir l’engloutir à la façon d’un serpent, lentement, si lentement. Une fois son repas avalé, bien qu’avec difficulté, ce pas bel oiseau à pas comptés, rejoignit la rive, se percha sur une pierre, entreprit sa toilette une aile après l’autre. Des rémiges manquaient, indiquant son incapacité totale à voler, sa condamnation à vivre jusqu’à la fin de sa vie au sol et dans la boue. Pourtant, il prenait soin de ses plumes en bien sale état comme s’il espérait un jour pouvoir à nouveau voler, rejoindre un autre lieu, ses congénères peut-être. À le détailler, bien que son aspect soit si repoussant, on sentait que sa vie avait été dure. Des cicatrices de partout, des pelades par plaques, des piqûres rougies, une aile mal ressoudée, une patte plus raide indiquaient sans l’ombre d’un doute une vie d’âpres combats, pas toujours gagnés. Sa triste parure remise à peu près en état, sur cette même pierre, il entreprit une sieste, ayant la faculté, une fois ses gris-jaunes membranes nictitantes abaissées, puis ses paupières presque nues et rosâtres baissées, d’être comme coupé du monde. Qui n’avait de toute façon, que faire de lui.

La vie autour de lui, vibrante, colorée, de cris sonores et éclatants éclaboussait de sa luxuriance ce monde de verts, fait d’ombres et de lumières. Le serpent constricteur, rond de toute sa force ramassée, glissait dans les herbes et les mares, les poissons, dans des eaux plus claires, striées de lumière, éparpillaient leurs éclats et leurs reflets nuancés d’écailles comme autant de paillettes, les plumes des oiseaux luisaient de la récente humidité au soleil qui perçait les frondaisons, les fourrures aux textures différentes, soit douces et chaleureuses des singes ou bien des félins, soit dures et rêches des soies des sangliers, prenaient elles aussi la lumière et rendaient des couleurs fabuleuses. Lui, moche au possible, se faisait oublier, comme vivant une vie parallèle faite de boue, de poissons de vase noire et froidement gluante et de grisaille. Il traînait depuis si longtemps sa fatigue et sa tristesse, qu’elle lui faisait comme une seconde peau. Pourtant, il saisissait toutes les nuances de beauté de la forêt autour de lui, sans parvenir à la faire sienne, à en faire partie. Condamné à n’être que cet être gris jusqu’à sa fin, proche, vieil oiseau emboucané et aigre qu’il était.

Personne ne savait d’où il venait, ni depuis quand, et personne ne voulait le savoir. On s’accommodait de sa présence, infecte, tant à la narine qu’à l’œil, et chaque fois que quelqu’un de la forêt portait sur lui un regard par inadvertance, celui-ci se détournait le plus vite possible, cherchant de façon réflexe à l’oublier le plus vite possible, alors on redoublait d’activité pour cela, souhaitant très clairement qu’il finisse par disparaître, d’une façon ou d’une autre, comme par magie, et finir par oublier complètement sa présence, si infecte. On ne voulait rien savoir sur lui, ni d’avant, ni de maintenant, ni d’après, juste que cette existence incommodante cesse, s'escamote d’une façon ou d’une autre, définitivement. Une forme de haine sourde et diffuse autour de lui, hostilité presque palpable quant à sa présence. Pour le moment aucun coup de crocs ou de griffes, mais l’atmosphère en était lourde et il était un miracle, chaque jour, qu’un malheur mortel ne lui arrivasse. Lui fermait ses yeux et cherchait à dormir un peu. Dans le sommeil, croire que le monde s’arrête de tourner, un instant.

Un jour, de drôles d’êtres, sans fourrure ni plume ni écaille, plongèrent dans cette canopée d’humide, de chlorophylle et de vivace. Un Jardin d’Éden, une forêt primitive datant du Déluge pour eux, et c’est émerveillés et curieux et explorateurs qu’ils s’enfoncèrent entre les troncs et les branches encore plus avant. Chaque plante, chaque animal était pour eux un incroyable qu’il fallait noter, consigner et rapporter pour édifier les ceux de leur espèce restés en arrière. À chaque pas, le bruit métallique et clair d’une machette tapant contre un tronc, une liane, à chaque pas, difficile et prêt à se dérober, ayant tant de mal à trouver un appui solide dans cette boue parfois noire, parfois ocre jaune, toujours recouverte de feuilles en tapis et en décomposition. Les plantes sous toutes les formes toujours à les contrarier dans leur évolution, un champ de vision d’à peine un mètre tant la végétation était dense et luxuriante. Mais malgré ces difficultés, l’émerveillement était tel que renoncer ne leur était pas concevable, alors, têtus, ils avançaient encore plus avant dans le sombre parfois inquiétant de cette forêt.

Les animaux de la forêt, un peu craintifs, s’éloignaient prudemment d’eux et faisaient silence un moment, jusqu’à ce que des singes hurleurs et des mainates et des perroquets, et parfois les tigres fassent éclater leur mécontentement, menaçant et rageur. Cris et hurlements se faisaient donc entendre sporadiquement. Les insectes goulus de ce sang nouveau voletaient ivres autour de ces hommes. Mais eux, regard dur et émerveillé, avançaient coûte que coûte, résolus et déterminés. En quête d’aucun trésor clinquant, cette fois, ils progressaient pourtant avec une résolution étonnante, investis de cette mission incongrue de découverte du monde. Terres inconnues et nouvelles à arpenter, à mettre en carte, vivant dans toute sa diversité à observer et à tenir dans des carnets griffonnés fébrilement. Cartographes, botanistes et biologistes pour un bon tiers de l’effectif, les deux autres étaient composés de porteurs et d’éclaireurs et de cantinières. Régulièrement, le matériel était déballé pour procéder aux mesures, pour bivouaquer et se restaurer, en un travail de Titan chaque jour renouvelé, éprouvant et suppliciant.

Un jour, ils arrivèrent à la mare boueuse de l’oiseau moche. Tout y était triste et sourdait de cet endroit un sentiment de malaise qui faisait sentir instinctivement qu’aucun être normalement constitué ne voulusse y vivre. L’air y était parfaitement immobile, des nuées d’insectes argentés et luisant à la pauvre lumière filtrée par tant de feuillage qu’on eut cru à une éclipse de soleil, voletaient mollement. Le dos poisseux des poissons-chats arrondissait la surface noire de bitume de la mare dans des mouvements comme au ralenti. Aucun clapot, aucun éclaboussement, on eut dit comme des rouages doucement mis en branle et baignant dans une sorte de mélasse. Mouvement hypnotique d’une vie obscure. Ils restèrent interdits et sans voix devant ce spectacle de désolation, tellement contraire à ce qu’ils voyaient depuis le début de leur Odyssée dans cet océan de verdure où la vie leur semblait presque extatique tellement elle débordait de tout. Cet endroit était l’antithèse presque morbide de tout ce qu’ils avaient pu voir, entendre, sentir et toucher jusque-là. Ils ne le virent pas. Lui, sortant de sa torpeur, décela comme une perturbation dans le silence et les vit immédiatement.

Et sa panique fut immédiate. Il chercha à s’envoler, sans y parvenir, et ce sont les pattes emmêlées, les ailles battant en vain éparpillant encore quelques plumes grises alentour qu’il s’écroula mollement, pathétique dans la boue, presque complètement, dérangeant les poissons qui manifestèrent leur mécontentement à grands coups de queue traites, l’empêchant de reprendre l’équilibre, de regagner la berge et de disparaître dans les sous-bois. Cela se fit dans un tel silence, un peu à l’écart, caché par une branche et un peu dans l’ombre, que personne ne vit rien à part quelques plumes, une surface noire, molle et boueuse un peu agitée et quelques bulles et c’est tout. Les explorateurs passèrent devant lui, écœurés par l’endroit et son odeur fétide, pressés de retourner quelque part à un environnement normal, à savoir vert, coloré et plein du bruit de la vie dense. Notre vilain oiseau eut la peur de sa vie, mit en temps fou à se relever et à regagner un sol moins instable et moins tourmenté, tout meurtri et tremblant, craintif et épuisé, le cœur battant à tout rompre dans sa maigre poitrine affalée et souillée.

L’histoire ne dit pas si cet oiseau dépenaillé vécut longtemps, ni comment il mourut. Seul, sûrement. Après le passage des humains sur son territoire que personne ne souhaitait lui disputer, il fut raillé tant et plus que l’animosité presque meurtrière qui prévalait jusque-là fit place à une moquerie peu affable dont il se protégeât au mieux en arrondissant encore plus son dos, en relevant encore plus ses épaules et en enfonçant encore plus son bec difforme contre sa poitrine creuse. Les animaux qui se moquaient ainsi de lui, oubliaient à peu de frais leur propre couardise et se glorifiaient d’avoir su, eux, donner de la voix face au danger, si loin de ce dit danger, que c’en était risible. Mais qui pour leur apporter contradiction ? Qui pour les mettre face à leurs manques et à leur bassesse ? En-tout-cas, les hommes revinrent encore plus nombreux et coupèrent les arbres, tous, détruisirent les sols et les rivières à force de tout remuer pour ériger des barrages, des routes, des villes, polluèrent tout tant et plus que bientôt, ce qui jadis était une forêt d'une folle luxuriante, devint une forêt zombie, incapable de se régénérer et condamnée à mourir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Kakemphaton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0