COBAYE ET SPINRAZA

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JE TE DONNE

Je te donne nos doutes et notre indicible espoir

COBAYE ET SPINRAZA

Si mon handicap moteur constitue la trame principale de cet ouvrage, je ne peux passer sous silence un accroc de santé qui aurait pu, lui aussi, prêter à conséquence.

Je venais d’obtenir mon permis, j’étais dans une période faste et tout allait bien pour moi, si ce n’est qu’en décembre 2001, j’ai ressenti une très forte douleur au niveau d’un poumon. Mon médecin m’a rassurée, dans ce sens qu’il devait s’agir d’une simple bronchite. Je ne suis pas du style à me tracasser ni à me plaindre, mais, je l’avoue, ses propos m’ont fait un bien fou.

Grâce à son traitement, j’ai connu un léger mieux, puis mon état a recommencé à empirer. J’ai d’abord craché un peu de sang, épisodiquement ; ensuite, de plus en plus et finalement, tous les jours. De consultation en consultation, de nouvelles médications en nouveaux traitements, je me suis accrochée jusque fin février. 

C’est alors qu’un jour, au travail, ayant senti un affreux goût de sang dans la bouche, j’ai téléphoné au cousin de maman, médecin de son état. Par précaution, celui-ci m’a conseillé de faire une radiographie. Sur base du compte rendu du radiologue, mon médecin traitant m’a obtenu un rendez-vous en urgence à l’hôpital de ma région.

Au vu des symptômes, les médecins ont d’abord cru à une embolie. Fort heureusement, le scanner a démenti leur diagnostic. Cela dit, le mystère restait entier. Ils ont alors opté pour une fibroscopie, qui n’a toujours pas éclairci mon cas. De plus, les images du scanner étaient déformées, car mon arthrodèse vertébrale provoquait des artéfacts, des genres d’éclairs qui rendaient douteuse la lecture des clichés.

En dernier recours, ils m’ont proposé de passer un test tuberculinique… avant de s’apercevoir que les produits nécessaires étaient en rupture de stock, même au niveau mondial ! C’était à s’arracher les cheveux.

Face à leurs différentes hypothèses et, plus encore, à l’évocation de ce dernier test, j’ai imaginé que j’avais effectivement contracté la tuberculose. Quant aux médecins, ils étaient complètement perplexes et démunis devant mon cas, au point qu’ils m’ont purement et simplement dit de rentrer chez moi et de les revoir deux semaines plus tard.

La belle affaire ! J’avais désormais cette fichue maladie en tête, avec la quasi-certitude d’être contagieuse. Je n’osais même plus respirer normalement lorsque mes parents s’occupaient de moi. Pire : ma collègue de travail toussait également et je redoutais de l’avoir contaminée.

Imaginer que l’on est contagieux et que l’on constitue, par sa seule présence, un risque pour les autres, est particulièrement culpabilisant et difficile à vivre. Je peux vous le dire ! Je craignais que, par ma faute, d’autres personnes contractent une maladie grave, peut-être même fatale.

J’en ai parlé à une amie qui effectuait un doctorat en biologie. Elle est parvenue à obtenir rapidement une consultation auprès d’un professeur en pneumologie qui exerçait au sein du CHRU de Lille.

Ce professeur a examiné mon scanner et est venu s’asseoir à côté de moi. À son attitude, j’ai compris la gravité de la situation : suite à ma scoliose résiduelle, je n’utilisais pas la pleine capacité de mes poumons. Non seulement, certaines zones étaient mal ventilées, mais, suite à un facteur inconnu – peut-être une baisse d’immunité – une mycose s’était installée bien tranquillement dans la partie supérieure d’un poumon. En clair, la douleur intense ressentie en décembre était due à un pneumothorax. La littérature médicale compare le ressenti de cette douleur à un coup de poignard.

Trois jours plus tard, le professeur a insisté pour que je suive un traitement néphro et cardiotoxique par administration intraveineuse. Moi qui avais déjà horreur de ce lieu, j’allais y passer trois longues semaines ! Bien que dépitée, je me suis pliée à sa demande.

Petit coup de théâtre : lorsque j’ai honoré mon rendez-vous, le professeur avait changé son fusil d’épaule. Au lieu de m’hospitaliser, il me proposait de tester un médicament qui n’était pas encore sur le marché.

Il m’a expliqué le protocole, m’a exposé les espoirs et les risques de cette médication, puis il m’a laissé le choix d’accepter ou pas. J’ai alors apposé ma signature au bas d’une liasse de documents, acceptant par-là de faire office de « cobaye ». Puis, je suis allée chercher mes flacons à la pharmacie centrale et je suis rentrée chez moi. Au moins, j’échappais à cette hospitalisation tant redoutée.

Ces flacons de couleur blanche avaient une forme inhabituelle. Leur étiquette imprimée en noir et blanc portait quelques inscriptions rudimentaires. Ils n’étaient même pas accompagnés d’une notice. Je les ai regardés avec circonspection, puis je me suis demandé une dernière fois :

— Finalement, je les prends ou non ?

J’ai sauté le pas. J’ai choisi de commencer le traitement… à mes risques et périls. Je peux vous assurer qu’à ce moment précis, les idées les plus saugrenues bouillonnent dans votre tête ! Mais avais-je réellement le choix dans le contexte qui était le mien ?

J’ai suivi ce traitement durant près de six mois. Durant tout ce temps, je devais me soumettre à une analyse sanguine chaque semaine et j’avais régulièrement rendez-vous à l’hôpital. Il fallait, à la fois, vérifier l’efficacité du traitement et l’apparition d’éventuels effets secondaires. Étant donné que d’autres personnes testaient ce nouveau traitement, les médecins comparaient les différentes réactions.

Pour ma part, ma peau était devenue orange comme celle des bébés habitués à manger énormément de carottes. C’était un moindre mal, comparé au phénomène de photo- irritation[1] qui m’interdisait de rester plusieurs minutes au soleil, sous peine de voir surgir des cloques.

Mes défenses immunitaires étaient à ce point diminuées, que mon médecin m’a déconseillé de côtoyer d’autres personnes, du moins dans l’immédiat. Je ne devais surtout pas courir le risque d’attraper le moindre microbe.

Au chapitre des autres effets désagréables, je souffrais de photophobie – mes yeux ne supportaient plus une forte luminosité – d’acouphènes, de sécheresse des muqueuses ou encore de conjonctivite. Par un heureux hasard, ces réactions disparaissaient aussi mystérieusement qu’elles étaient survenues.

Plusieurs mois se sont écoulés au rythme de cette surveillance drastique. Malgré ma faiblesse évidente, j’étais impatiente de reprendre le travail. Je voulais au moins essayer. C’est ainsi qu’au mois de mai, j’ai sollicité une consultation auprès du médecin de la Sécurité sociale. À mon grand désappointement, il s’est opposé à ma reprise. Je me suis à nouveau sentie hors circuit, rangée aux oubliettes. J’ai forcément très mal vécu ce refus. J’éprouvais même la crainte de ne plus jamais retravailler. 

Qu’à cela ne tienne : à la mi-juillet, sans demander la permission à qui que ce soit, j’ai repris le chemin du boulot. Cela dit, j’avais peut-être surestimé mes forces. Je peinais, ce traitement m’épuisait. Les poignets me tombaient, je n’arrivais plus à garder la tête droite. 

N’y tenant plus, en août, je m’en suis ouverte au grand ponte pneumologue. Après avoir longuement réfléchi, il a mis fin prématurément à ces essais cliniques. En vérité, il craignait une récidive.

Cette décision n’a pas été facile à accepter. Je me suis sentie à nouveau très seule face à mon souci de santé. De plus, je n’ai récupéré mes forces que très lentement.

Qu’en est-il finalement de ce traitement ? Eh ! bien, ce remède est désormais sur le marché. De nombreuses personnes sont à présent sauvées grâce à cette molécule. Quant à mes problèmes pulmonaires, ils ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Mais comme cette expérimentation m’a semblé pénible…

Elle n’a pourtant pas été la seule. En effet, combien de traitements n’ai-je pas testés pour éviter que mon état ne se dégrade ? À un moment donné, d’autres molécules présentes sur le marché semblaient prometteuses. J’ai contacté un tas de médecins dans l’espoir que l’un d’entre eux daigne me prescrire ce remède. Ce qui me fut accordé.

J’ai eu vent également d’un médicament destiné à traiter la sclérose latérale amyotrophique[2], ou maladie de Charcot, et qui bénéficiait déjà d’une AMM[3]. Les chercheurs avaient songé à l’expérimenter pour contrer ma maladie, mais je n’avais pas de temps à perdre : je l’ai essayé toute seule. J’ai alors profité du fait qu’en anglais, ma maladie avait pour sigle les lettres SMA[4]. En effet, la Sécurité sociale ne faisait pas de différence avec le sigle SLA.

À une autre période de ma vie, la CPAM a dû penser que j’étais épileptique. Or, élaborer un traitement pour soigner cette maladie prend trop de temps en regard de la durée d’une vie humaine. Pour autant, les personnes malades ne peuvent patienter durant des décennies. Tant de personnes espèrent un remède, soit pour eux, soit pour leur famille ! Personnellement, je ne voulais pas attendre éternellement ni continuer de voir des proches englués dans cette maladie. Malheureusement, aucun des essais que j’ai menés moi-même n’a produit les résultats escomptés.

Certes, entre l’époque où mes problèmes se sont manifestés – c’est-à-dire lorsqu’il n’existait aucun remède – et le début du XXIe siècle, les avancées en matière de prise en charge ont été flagrantes. D’ailleurs, les enfants dont la maladie s’est déclarée au début de ce siècle se tiennent presque tous bien droits. Je l’admets, certains ont moins de chance : ils survivent grâce aux progrès constants de la médecine. D’autres, malheureusement, succombent à la maladie ou voient leur corps continuer de se dégrader, jusqu’à ne plus être en mesure d’exécuter le moindre mouvement.

En France, il a fallu patienter jusqu’en 2017 pour voir poindre une lueur d’espoir avec la commercialisation d’un médicament véritablement prometteur. À l’époque, c’était le médicament le plus cher au monde ; entretemps, des produits moins coûteux l’ont détrôné.

Pris à temps, ce traitement laisse entrevoir une certaine amélioration. Les enfants qui le reçoivent avant l’apparition des premiers symptômes peuvent même devenir totalement asymptomatiques. Vous rendez-vous compte de leur délivrance ? Ces enfants, destinés au départ à vivre en situation de grande dépendance, vont pouvoir courir, jouer et vivre normalement !

Encore faut-il détecter la maladie avant les premiers signes de faiblesse. C’est le cas aux États-Unis. La France, au contraire, a choisi de ne pas dépister : on soigne uniquement les malades après avoir posé le diagnostic. Si j’avais bénéficié de ce traitement à temps, c’est-à-dire dans mon enfance, je serais peut-être encore en mesure de marcher ! 

Tout espoir n’était pas perdu pour autant. Sachant que ma sœur elle-même bénéficiait de ce médicament, j’ai repris contact avec un neurologue. Étant donné la présence de mon arthrodèse vertébrale, il fallait d’abord vérifier s’il existait un point de passage. En effet, ce traitement s’administre par injection intrathécale, comme s’il s’agissait d’une ponction lombaire. On retire un peu de liquide céphalo-rachidien, on injecte le liquide magique et celui-ci fournit le carburant qui a manqué aux neurones moteurs pour fonctionner correctement. Une première phase consiste à procéder à des injections assez rapprochées, que l’on nomme « doses de chargement ». Quatre injections sont nécessaires en l’espace de deux mois. Puis, les patients en reçoivent une nouvelle tous les quatre mois, jusqu’à la fin de leur vie. 

En ce qui me concerne, le scanner a confirmé qu’un passage existait. Quel soulagement ! J’ai vécu cette nouvelle comme l’une de mes plus grandes victoires. J’allais enfin bénéficier d’un traitement ! Un vrai !

Ma victoire se serait concrétisée dans les faits, si la France n’avait refusé ce traitement aux personnes atteintes d’amyotrophie spinale de type 3. J’ai alors commencé une bataille – que dis-je… une véritable croisade – contre cette décision honteusement discriminatoire. Je savais que, privée de ce traitement, ma sœur perdrait irrémédiablement sa mobilité. Mon père verrait désormais ses trois enfants se déplacer en fauteuil, et, cela, je refusais de l’imaginer. J’ai alors pris ma plume la plus acérée et j’ai rédigé un courrier circonstancié que j’ai adressé à la fois à l’ARS (Agence Régionale de la Santé), au ministère de la Santé et aux diverses autorités.

Je voulais faire entendre raison à ces « hautes autorités », leur démontrer que les ravages de notre maladie sont énormes. Les types 3 – dont faisait partie ma sœur – souffrent terriblement de leur dégradation physique. Certains sont parfois même plus gravement atteints que des types 2. De plus, la science est incapable de prédire leur évolution.

Comme je le redoutais, mes démarches sont restées lettre morte (ou plutôt « lettre sans intérêt ») et la poursuite du traitement de ma sœur s’est vu refuser. Allais-je en rester là ? C’était mal me connaître. Au contraire, par réaction, je me suis battue comme une vraie lionne.

Puis, comme par magie, tout s’est précipité : la situation s’est décantée, les autorités ont fait marche arrière et tous les problèmes se sont résolus, pour elle comme pour moi. Des personnes influentes ont probablement intercédé en notre faveur. Peu importe : ma sœur bénéficierait à nouveau de ses injections.

En ce qui concerne ma demande, elle a fait l’objet d’un ultime examen lors d’une réunion consultative pluridisciplinaire nationale. J’ai ensuite reçu la convocation de l’hôpital et, en novembre 2018, je recevais ma toute première injection intrathécale. Celle-ci a eu lieu sous scanner, car il s’est avéré que le passage était très étroit.

Désormais, j’arrive par moi-même à garder la tête droite. J’ai d’ailleurs fait enlever la têtière de mon corset. J’ai même enlevé mon lève-bras situé du côté droit ; il m’a suffisamment aidée à stimuler les fibres musculaires et à les garder connectées aux neurones moteurs toujours « vivants ». Cet appareil a véritablement reboosté mon avant-bras, et a rendu mon épaule un peu plus mobile.

Je parle également plus fort et je peux bouger mes avant-bras. J’arrive même à écrire une adresse complète avec un stylo, alors que je n’en étais plus capable. Il s’agit presque d’un miracle ! Et puis, je me sers plus facilement de mon clavier d’ordinateur. Vous voyez combien ce traitement a embelli ma vie de tous les jours ?

Je sais que, chez moi, les neurones moteurs morts ne ressusciteront pas et j’ignore à quel point je récupérerai ma mobilité. Je m’estime déjà très chanceuse, car ce traitement a probablement rallongé ma vie de quelques années.

Par ailleurs, ces injections m’ont permis de terminer cet ouvrage. Merci à vous, les inconnus qui travaillez dans l’ombre pour que nos vies soient meilleures ; merci aux donateurs qui ont permis de faire avancer la science ; merci aux médecins qui rendent l’espoir à des malades laissés trop longtemps dans l’oubli ; merci aux personnes qui s’investissent auprès de nous, nous qui demandons juste à vivre à peu près normalement.

Aujourd’hui, j’essaie de poursuivre tant bien que mal mon parcours sur cette terre. Mon corps a vieilli, alors qu’il existe un traitement qui aurait pu retarder sa dégradation si j’en avais bénéficié dans mon enfance. Hélas ! je n’y peux rien changer : ce corps immobile, sans muscles ou presque, s’est usé prématurément. Mes artères se sont affinées au fil des ans et elles continuent de se dégrader. Mon arthrodèse vertébrale m’occasionne des douleurs du fait qu’elle est instable et qu’elle ne rigidifie pas toute l’étendue de ma colonne. Combien de secousses, combien de traumatismes ces quelques étages instables de ma colonne vertébrale ont-ils reçus ? Sans doute un nombre incalculable. De plus, une tête pèse jusqu’à sept kilos, un poids énorme à porter, à supporter et à empêcher de basculer.

Il n’en reste pas moins qu’au terme d’un demi-siècle de décrépitude, j’ai enfin réussi à recouvrer des forces. Les tests le prouvent : en moins de deux ans, la courbe illustrant l’évolution de ma maladie s’est inversée. C’était inimaginable avant ce traitement. D’où l’importance capitale de traiter les enfants très vite, avant même l’apparition des premiers symptômes. Et puis, réjouissons-nous : grâce à ce traitement « magique », les générations à venir n’auront pas autant de poids à porter sur leurs épaules, elles seront beaucoup plus libres de leurs mouvements.

 

J’avais besoin de ce traitement et, Dieu merci, j’ai eu la chance d’en bénéficier. Néanmoins, la vie m’a appris que j’avais davantage besoin d’amour, d’amour et encore d’Amour. Il m’est nécessaire, tout comme il m’est essentiel d’en procurer autour de moi. La vie ne devrait être qu’amour, tendresse, joie et bonheur. D’ailleurs, je crie ici bien fort mon amour pour ma famille.

Une famille, c’est forcément une diversité de personnes, une diversité de points de vue et autant de pierres d’achoppement. Inutile de vous faire un dessin : ces divergences d’opinions débouchent parfois sur des conflits, c’est humain. En cas de désaccord, les intervenants doivent alors faire preuve d’intelligence et ne surtout pas s’engager dans une guerre aussi absurde que destructrice. Ce comportement, lui aussi, est une marque d’amour.

Telle est pour moi la finalité de la vie : être capable d’aimer et se sentir également aimé. Malgré les aléas qui m’ont empêchée de devenir celle que j’aurais voulu être, j’aime la vie. J’ai tant à apprendre des autres ; j’ai une telle envie, à mon âge, d’encore comprendre, connaître, savoir, sentir, ressentir, voir, bouger. Voilà pourquoi j’admire autant les personnes passionnées par leur activité ou leur art, celles qui ont à cœur de transmettre leur savoir.

J’ai aimé beaucoup de personnes, mais, toujours par amour, je me suis parfois détachée d’elles pour préserver leur bonheur. Je n’ai jamais voulu m’imposer dans la vie de quiconque ni déranger personne. Le bonheur d’autrui est plus important que mes états d’âme. Dans ces moments délicats, j’ai tu mes souffrances et je me suis mise en stand-by. Je me suis comportée comme une machine que l’on met en pause sans l’arrêter complètement.

Vous l’avez compris, je me sens toujours comme une enfant avide d’expériences. Toutes ces sensations que je n’ai pas eu la joie de connaître, toutes ces activités que je voyais réaliser par d’autres, mais auxquelles je n’ai jamais osé demander à participer, elles me manquent aujourd’hui.

Comment ne pas nourrir de regrets lorsqu’on a dû, la plupart du temps, se conduire en simple spectateur ? Hélas ! ce fut souvent mon lot. Par exemple, un jour, papa a installé mon frère dans une charrette tirée par nos ânes. J’aurais voulu, moi aussi, savourer ce moment, mais je n’ai jamais connu cette joie. Je n’ai d’ailleurs jamais osé demander cette faveur à mon papa.

À une autre occasion, mon frère s’est vu offrir un baptême de l’air en hélicoptère. Vous l’aurez deviné, pendant ce temps, j’étais dans mon fauteuil, sur le plancher des vaches. Mes parents n’avaient eu qu’un seul enfant à porter jusqu’à l’hélico… Pourtant, je ne leur en ai pas tenu rigueur. Je leur causais suffisamment de tracas.

Combien de fois ai-je consenti à me complaire dans ma condition d’enfant privé des mêmes plaisirs que mes semblables ? Combien de fois me suis-je fait oublier pour cacher ma tristesse ? Combien de fois n’ai-je pas osé ? Combien de fois aussi n’ai-je pas rêvé qu’il en soit autrement ? 

Pourquoi me suis-je comportée de cette façon ? Les hypothèses sont multiples : soit je me mésestimais, soit je privilégiais les autres, soit j’étais prisonnière de ma timidité, soit j’avais le sentiment de gêner ou d’être de trop… soit un peu de tout cela, puisque tous ces traits de caractère font partie de ma personnalité.

Une chose est certaine : je voulais m’en sortir seule. Quitte à faire moins de choses que d’autres personnes, je voulais les accomplir par moi-même. Certains diront qu’il s’agit là d’une réaction d’orgueil. Quand bien même ?

Ne vous y trompez pas : toute petite fille, j’avais les mêmes aspirations que les autres enfants, mais personne n’y prêtait attention ; personne n’entendait mes cris silencieux. Quelles raisons m’ont amenée à toujours faire preuve d’une telle discrétion ? Le fait que je suis la deuxième d’une fratrie de trois ? Le fait que j’étais une fille et qu’au sein de ces familles d’antan à l’esprit archaïque, un garçon a droit à plus de considération ? Et pourquoi me suis-je sentie si coupable d’avoir amené la maladie au sein de ma famille ? Autant de questions qui me poursuivent.

Si j’avais été écoutée, si mes besoins et mes souhaits avaient été décryptés, j’aurais pu aller beaucoup plus loin. Avancer seule comme je l’ai fait est tellement épuisant, si éreintant et si triste en même temps. Quoi de plus beau, au contraire, que de construire quelque chose avec l’aide, le soutien et les encouragements de ses proches ? Regarder tous ensemble dans la même direction est si rassurant, encourageant, si beau, voire si magique !

 

Il me reste au fond du cœur un tas de rêves qui, pour la plupart, ne se réaliseront jamais. Outre ceux que j’ai cités précédemment, j’aurais aimé faire des tours de manège exaltants, vivre des sensations fortes, me baigner dans la Méditerranée, voir la Corse, admirer la beauté et l’immensité des parcs nationaux de l’ouest des États-Unis, faire de la poterie, toucher, caresser la glaise, créer des objets. J’aurais adoré tailler le bois, scier, visser, poncer, faire de la joëlette[5], dessiner et peindre encore et encore, discuter avec des personnes érudites, découvrir d’autres modes de vie, d’autres traditions, d’autres contrées, éveiller mes papilles, bouger encore et encore, rester maîtresse de mon corps, avoir une famille et enfanter. Oui, enfanter !

 

Désormais, j’ai choisi de vivre simplement. J’apprécie le calme, je rêve de félicité, de tranquillité, de sérénité et je souhaite finir ma vie sans trop de tracas. En fin de compte, observer la nature et les animaux, voir grandir ses légumes, ces plaisirs simples m’apaisent et concourent à mon bonheur et à ma sérénité.

Je n’ai plus envie de me décarcasser pour un trottoir inaccessible. Le monde réagit encore trop lentement face aux problèmes du handicap. Pour ma part, j’ai consacré beaucoup de temps et d’énergie à vouloir bousculer les mentalités. Je ne le regrette pas, mais j’espérais que mes démarches aboutiraient plus rapidement. Hélas ! les personnes qui ne sont pas touchées personnellement ne se sentent pas concernées.
Dans notre société, nous sommes encore loin d’une totale accessibilité. Par exemple, quand un isoloir n’est pas adapté aux personnes à mobilité réduite, alors que le code électoral l’exige, et que l’on vous rétorque : « Mettez-vous dans un coin, on ne regardera pas ! ». J’ai connu cela lors des élections en 2022.

Que dire quand on ne peut prendre le train à cause d’une panne d’ascenseur et que l’on refuse de vous rembourser ? Que l’on n’ait surtout pas le toupet de rouspéter, sinon on s’entend répondre : « Ne vous plaignez pas, parce que vous n’avez pas à prendre le train ici, car cette gare est dépourvue du service Acces Plus[6] ».
Je me pose ces questions : nous, personnes en situation de handicap, sommes-nous considérées comme des citoyens à part entière en France ? Dans le pays des droits de l’Homme, au 21e siècle ? Où se trouve l’égalité, alors que l’article 1er annonce que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ? Quelle est ma liberté réelle de circuler librement ? Il est dit que les Hommes sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Où a-t-on constaté une quelconque solidarité entre citoyens, lors de ces manques criants d’accessibilité ? N’est-ce pas une certaine d’ostracisme ou de racisme non avoué ?

Cependant, j’admets qu’au niveau matériel, sanitaire et social, nous avons la chance inouïe de vivre en France. Cela suffit-il pour autant à notre bonheur ? Je n’en suis pas convaincue. Le handicap n’est pas la chose la plus grave qui puisse nous arriver, puisqu’il est possible de le compenser. Or, comment réaliser cette compensation, si ce n’est grâce aux autres ? Eux seuls me permettront de gravir des montagnes. Dès cet instant, j’oublierai mon handicap.

Avec les autres, je suis « moi » à part entière ; sans eux, je ne suis strictement rien. Je suis dépendante d’eux et, eux seuls, me permettent de me réaliser.

Grâce à eux, je peux !

[1] Appelé aussi phototoxicité.

[2] Terrible maladie touchant les adultes. Elle s’attaque aux motoneurones, comme l’amyotrophie spinale, mais tue en quelques années.

[3] Autorisation de mise sur le marché.

[4] Pour Spinal Muscular Atrophy.

[5] La Joëlette est un fauteuil tout terrain muni d’une roue unique, située sous le fauteuil, et de deux brancards, permettant de se faufiler dans les sentiers même les plus étroits et de pratiquer de la randonnée ou de la course à toute personne à mobilité réduite.

[6] Service gratuit d’accueil en gare et d’accompagnement jusqu’à la place dans le train pour les personnes handicapées et à mobilité réduite.

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