Chapitre 5 - 1/2
Rédiger un message convaincant… Voilà une tâche qui me paraît vraiment ardue. Pourtant, j’ai déjà eu à mentir à mon oncle et à ma tante… Cette fois-ci est différente car qu’importe la construction et l’argumentation de mon mensonge, ils sauront que c’en est un. Le tout est de jouer sur les mots pour frôler la vérité sans jamais vraiment l’aborder.
Salut tous les deux ! J’espère que vous aller bien.
Je suis bien arrivé à Lyon, sans problème. Lucas m’a bien accueilli et on est allés à quelques soirées. J’ai aussi revu des anciens amis et j’en ai rencontrés de nouveaux. Il y a de l’alcool, mais j’essaye d’en prendre avec modération, promis.
Je vous embrasse.
Envoyé à 16 h 53
Je relis mon SMS bien après que toutes les modifications soient devenues impossibles. Espérons que cela les convaincra que je ne compte pas faire de coma éthylique dans l’immédiat… Ni finir à l’hôpital pour overdose de cocaïne.
Amuse-toi bien avec tes amis et fais attention à toi.
On t’embrasse aussi :-)
Reçu à 16 h 59
C’est sûrement l’une des premières fois que leur réponse est aussi rapide. Ils doivent vraiment être inquiets… Ou peut-être étaient-ils simplement à l’affut de nouvelles de ma part.
— Raaaaaphaaaaëëëël !
Lucas s’approche de moi en dansant sur un pied (je ne savais même pas que c’était possible), avec toute la grâce possible en ces circonstances. Il s’arrête à ma hauteur et manque de s’effondrer, ce que je lui évite en l’attrapant par la bras. Il passe celui-ci autour de mes épaules afin de trouver un point d’équilibre. Il est complètement bourré…
— Tu t’rends compte ?! Ils ont pas pris mes chaussettes roses ! Et tout ça à cause des pertes économiques des trivialités de l’État !
Des pertes économiques des trivialités de l’État ? Cette phrase a-t-elle seulement un sens ?
— Allons acheter des claquettes bleues pour lire l’avenir du moooonde !!!
Je retiens difficilement un rire et hoche solennellement la tête sans poser de question. En plus de mal supporter l’alcool, mon ami devient un acheteur compulsif lorsqu’il est saoul. Il se met alors déblatérer à propos de deux choses : les injustices dans le monde et notre système de surconsommation. Il dénigre ce dernier tout en vidant son compte en banque dans des produits dont il n’aura jamais besoin de toute sa vie, ce qui est totalement hilarant.
Les claquettes bleues qu’il semble vouloir posséder plus que toute autre chose ne sont, en réalité, qu’une petite lubie comparée à d’anciennes suggestions dont il nous avait fait part. Par loyauté envers mon compagnon, je tairais ses nombreux débordements, mais je ne pourrai jamais oublier certaines images.
— Hahaha ! Lucas est iiiivre ! Ça me rappelle la fois où il a acheté tous les balais de chiotte d’un supermarché ! s’écrie Arsène par-dessus le brouhaha ambiant.
Adieu, chère dignité de mon ami. Si cette dernière a un jour existé…
Je dépose Lucas sur son canapé et lui assure qu’il aura ses claquettes bleues pour lire l’avenir du monde à condition qu’il accepte de faire une petite sieste. Sieste qui, je l’espère, sera suffisamment longue pour l’aider à dessaouler et oublier ses idées d’achats compulsifs.
Lila surgit tout d’un coup derrière moi. Je sursaute et lui souris, surpris de la voir réapparaître de cette manière alors qu’elle s’était éclipsée tout à fait silencieusement un peu plus tôt. Elle n’avait même pas terminé sa boisson et avait tout bonnement disparu avant que nous ayons réellement commencé à converser. Je me demande s'il s'agit d'un jeu pour elle, ou si c'est simplement dans sa nature de se rapprocher de quelqu'un pour s'enfuir quelques instants après...
— Tu veux un verre ?
Je décline, n’ayant aucune envie de finir dans le même état que mon ami.
— C’est du jus de grenade, pas de l’alcool. Mais tu peux toujours en rajouter dedans si tu veux.
Je ne suis guère étonné que le jus de grenade soit passé inaperçu derrière les nombreuses variétés de bières et de whiskys. Plus enclin à rester sobre tout en me désaltérant, je me saisis du verre qu’elle me tend. J’avale une gorgée et grimace un peu. C’est plus amer que ce que j’avais imaginé…
— Tu t’amuses bien ?
Je me demande pourquoi elle me pose cette question. Je hoche la tête sans quitter des yeux l’étrange breuvage écarlate.
— Ah, bon…
Mes sourcils se froncent à l’entente du ton qu’elle emploie. Un mélange entre la méfiance et l’ironie. Je tourne la tête pour la regarder, sans savoir qu’elle me fixe déjà. Deux éclats azurés qui plongent en moi sans pitié. Une tornade aux bordures éclatantes qui sondent les tréfonds de mon âme. Du bleu… Et encore du bleu… Lorsque j’espère quelque chose de bien plus sombre.
Tout en détournant les yeux, je me râcle la gorge pour mettre fin à ce moment gênant. Elle possède vraiment un regard transperçant, et c’est peu de le dire. Je regrette pratiquement de ne pas avoir d’alcool entre les mains pour faire passer cet échange poignardant.
— Tu veux sortir ?
— C-comment ça ?
— Je te demande si tu veux quitter la fête quelques instants.
Je ne suis pas certain de ce qu’elle veut dire par « quelques instants ».
— Pourquoi ?
Je maudis ma voix tremblotante tout en me félicitant pour ne pas avoir buté sur les syllabes les plus compliquées.
— Pour partir, pour prendre l’air, parce que c’est étouffant, parce que je n’ai pas envie de rester là. Qui sait ? Parce que c’est compliqué, parce que je n’aime pas les fêtes, mais que je suis tout de même là. Parce qu’il y a peut-être dehors une étoile sur le point d’exploser ou une ville sur le point d’être submergée et que je n’ai pas envie d’être dans un petit appartement à boire de l’alcool avec des jeunes éméchés au moment où ça arrivera.
Sa tête s’est tournée vers un ciel imaginaire lorsqu’elle a prononcé tous ces mots. Sans même la connaître, je comprends qu’elle est honnête et sa sincérité me touche plus que de raison.
— Pour… quoi moi ?
Lila se penche délicatement vers mon visage et je recule instinctivement pour instaurer une distance de sécurité.
— Parce que je ne crois pas que tu t’amuses tant que ça.
Elle s’éloigne après m’avoir adressé un petit sourire, sa jupe rouge se faufilant entre deux rires enfiévrés. Que voulait-elle dire ? J’avale mon jus de grenade d’un trait et m’élance à sa poursuite en adressant des tapes amicales à ceux qui me demandent comment je vais. Je rassure brièvement tout le monde en assurant que je sors juste prendre un peu l’air. Personne ne semble avoir remarqué que Lila s’est déjà éclipsée. Sa capacité à apparaître et à disparaître est aussi étonnante qu’effrayante.
Je la retrouve dans la cage d’escalier de l’immeuble. Je me demande comment elle a deviné que je la suivrais, avant d’admettre que mon comportement était plutôt prévisible. Nous descendons les marches en silence, jusqu’à rejoindre le rez-de-chaussée. Au moment où Lila franchit la porte d’entrée, je m’élance contre le battant avant qu’il ne se referme.
— A-attends ! Si on s-sort comme ça… on p-pourra pas ren… rentrer de n-nouveau.
Lila sort de sa poche un objet rond et l’agite devant moi avec un air joueur. C’est le badge de l’immeuble. Comment l’a-t-elle eu ? C’est Lucas qui lui a prêté ? Alors qu’il était ivre ? Certainement pas. Elle a dû lui prendre à son insu. Pour la première fois depuis que je l’ai rencontrée, de la méfiance et du doute m’envahissent. Tenir des propos sans queue ni tête, s’éclipser lors d’une fête, passent encore… Mais voler ? Je n’aime pas ça.
— Ta désapprobation se lit sur ton visage, Raphaël. Je compte lui rendre son badge à ton ami, ne t’inquiète pas pour ça. Je lui emprunte juste le temps d’une petite balade nocturne.
Il est vrai qu’il ne s’agit pas exactement d’un vol. Après tout, on ne fait rien de mal. Alors pourquoi je me sens comme un gamin sur le point de commettre une énorme bêtise ?
— Rien ne t’oblige à m’accompagner. Si tu ne veux pas, reste ici. À moins que tu n’aies peur de la nuit ?
Le soleil s’est couché depuis plusieurs heures déjà, mais je ne vois pas trop ce que cela vient dans notre conversation. Pense-t-elle réellement que j’ai peur du noir ?
— On a tous dans le cœur une blessure qui ne veut pas se refermer. Quelque chose qui nous fait souffrir en silence et qui nous torture l’espace d’une seconde ou de plusieurs années. Il y a ceux qui guérissent et ceux qui ne peuvent que vivre avec cette plaie suintante. Certains ne se rendent jamais compte de son existence. D’autres décident de l’accepter et continuer leur chemin malgré ça. Et d’autres encore, réfutent son existence.
Je suis figé, le pied encore coincé dans l’entrebâillement de la porte et le bras posé contre le battant. Je fixe Lila, cette inconnue qui m’attend de l’autre côté de la vitre, à la lumière de la lune. Quelques étoiles viennent se refléter dans l’océan de ses yeux. Peut-être est-ce le regard qu’elle m’adresse, ou bien ce petit sourire en coin qu’elle arbore, ou encore les mots qu’elle vient de prononcer, mais je sens… je sens quelque chose chavirer dans mon cœur. Un tout petit morceau qui se brise au fond de ma poitrine. Rien de plus qu’un minuscule caillou qui dégringole. Le petit caillou qui déclenchera l’avalanche…
— Que… Qu’est-ce q-que tu rac-contes ?
Ma voix tressaute aussi violement que les battements de mon cœur. Je ne comprends plus rien. Je ne sais plus de quoi nous parlons. Je ne sais plus vraiment ce que je fais là. Je devrais sans doute faire demi-tour, retourner dans le petit appartement de mon ami pour me bourrer la gueule joyeusement avec des personnes que je connais à peine mais à qui il est si facile de sourire et prétendre que la vie est belle. Mais je ne crois pas que la vie soit réellement belle…
— Je pense que tu devrais venir avec moi. Parce que ta blessure à toi Raphaël, elle saigne vraiment beaucoup, et je crois qu’en ce moment, tu as besoin d’aide pour t’en rendre compte.
— Tu… es folle.
Je regrette aussitôt mes paroles. Qui suis-je pour porter un jugement sur une inconnue ? Qui suis-je pour porter un jugement sur qui que ce soit ?
— Oui, complètement. Et fière de l’être, sourit-elle.
Lila se dresse sur la pointe des pieds pour me chuchoter quelques mots au creux de l’oreille.
— On rêve tous de crever un jour ou l’autre, le tout est de savoir si on veut vraiment quitter ce monde ou si on veut simplement se quitter soi-même.
J’aimerais la repousser lorsqu’elle est aussi proche de moi. Lorsqu’elle pose un doigt sur mes lèvres pour m’empêcher de répondre. Lorsqu’elle attrape une de mes mèches pour l’enrouler autour de son index. Mais je suis devenu faible, bien trop faible face à ses prunelles azur. Et je ne peux que maudire cette faiblesse.
Elle s’éloigne finalement et quitte définitivement l’immeuble, m’abandonnant sur le seuil. Planté là comme un idiot, je mets bien plus de temps que nécessaire pour retrouver mes facultés mentales. Lorsque je prends conscience de la situation, je relâche la porte que je tenais depuis le début de la conversation. Le lourd battant de verre se referme peu à peu sur l’image d’une silhouette en jupe rouge.
Brusquement, je rouvre la porte et m’élance hors du bâtiment à sa poursuite. Je ne comprends pas moi-même ce que je suis en train de faire. Peut-être est-ce une énorme bêtise ou un événement qui deviendra l'un des plus honteux de ma vie. Je ne connais pas la raison qui me pousse à courir après cette fille aux yeux bleus et aux mots acérés. Je sais juste… que je ne dois pas la laisser s’en aller.
Annotations
Versions