Chapitre 8
C’est le monde qui s’ébranle sous la tristesse. Mon monde inondé par des larmes.
Lucas est resté un long moment sans bouger, dépassé par la situation. Lorsqu’il s’avance pour me prendre dans ses bras, je recule. Des fissures dans le béton, des craquelures dans les immeubles et la lune. Pourquoi la lune est-elle triste ?
— Raphaël, murmure-t-il.
Ou peut-être ai-je rêvé. Ce n’est pas sa voix que je veux entendre… Et puisque je ne peux plus entendre la sienne, autant devenir sourd.
— S’il te plaît… Je veux juste t’aider…
Je ferme les yeux avant de croiser son regard. Des larmes continuent de s’échapper de mes paupières. Pourquoi ça ne veut pas s’arrêter de couler ? Je murmure dans ma tête des « stop » à l’infini. J’aimerais que tout s’arrête. Que le monde cesse de tourner et que je puisse te retrouver.
J’aimerais qu’on m’explique pourquoi tout est si compliqué. Pourquoi sourire ne suffit plus. Pourquoi mon cœur ne cesse de saigner. Pourquoi j’ai aussi mal. Pourquoi tu es parti. Pourquoi tu m’as menti. Pourquoi je ne m’en sors pas…
Tout s’embrouille dans ma tête. J’ignore à quel moment je suis revenu dans l’appartement de Lucas, quand celui-ci est parti se coucher et quand l’horloge a sonné 3 heures du matin. Le trajet du retour et les mots que nous nous sommes échangés sont flous, au point que je crois avoir rêvé. Après tout, tout cela n’est peut-être qu’un long cauchemar duquel je vais me réveiller dans tes bras…
Dans le salon de mon ami flotte encore une douce odeur d’alcool. Une envie destructrice me pousse à attraper une bouteille de vodka et d’en boire plusieurs gorgées. Ça brûle la gorge, mais pas assez pour dissiper l’aigreur dans ma poitrine. Je bois à nouveau et le sol tangue sous mes pieds. Je me laisse glisser contre le mur où ma canette de Coca est encore là. Je l’attrape et la porte à mon front, délaissant la bouteille vide de vodka qui roule sur le côté.
— Ce n’est pas très intelligent ce que tu es en train de faire, mais je suppose que tu es le plus à même d’être au fait de ta propre connerie.
Je garde les yeux clos pour ne pas croiser les siens.
— Va-t’en.
Ambre rigole. Se fout-elle encore de moi ?
— Et comment le pourrais-je ? Tu crois que je suis là par choix peut-être ?
Je l’ignore. De toute manière, ce n’est pas comme si je comprenais de quoi elle me parlait. Si elle recommence avec ses mystères et ses métaphores, je n’ai aucune raison de l’écouter davantage. L’alcool me donne envie de vomir.
— Un être vous manque, et tout est dépeuplé.
Je sursaute et redresse la tête, mais Ambre ne me regarde pas. Je songe un bref instant que je devrais faire comme si elle n’était pas là, mais c’est impossible. Elle a ouvert la porte fenêtre et a posé ses mains sur la rambarde, être fantomatique sur le point de s’envoler. Le vent balaye les effluves d’alcool et ses cheveux s’emmêlent et se démêlent dans la bourrasque.
— « Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. »
Je me lève et laisse tomber la canette sur le sol. Le Coca se répand sur le parquet, flaque de tristesse et de détresse.
— « Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur. »
Je m’avance jusqu’à elle, mais elle ne me regarde pas. Elle ne me regarde pas, ses yeux fixent l’horizon, ils sont plongés dans des eaux inconnues. Et je ne devrais pas la regarder. Je devrais continuer à me saouler pour l’oublier, pour t’oublier.
— « Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon. »
Non, elle ne me regarde pas, mais elle voit quelque chose que je ne saurai jamais distinguer. Et elle parle à une personne que je ne connaîtrai jamais.
— « Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports,
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts. »
Sa voix baisse ou peut-être est-ce mon imagination. Le dernier mot résonne à l’infini dans ma tête et dans le silence pesant. Une larme s’écoule sur la joue d’Ambre, juste une perle salée.
— Arrête, soufflé-je.
La colère éprouvée contre Lucas refait surface. Une haine qui me submerge et détruit les restes de mon cœur. Ses poignets s’agrippent fermement à la rambarde, comme un point d’ancrage à une réalité qu’elle refusait d’accepter. Une réalité que je refuse d’accepter.
— « De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : “Nulle part le bonheur ne m’attend.” »
— Stop !
Ma voix ne tremble plus, la sienne se fendille à chaque mot prononcé. Le ressentiment continue de monter, il enfle dans ma poitrine, prêt à exploser à tout instant. Mais Ambre n’y accorde aucune attention. Ses mots sont comme des impacts dans mon cœur, des bombes qu’elle largue dans tout mon être.
— « Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »
J’aimerais la faire taire, j’aimerais la bâillonner, j’aimerais ne plus jamais la revoir. J’aimerais qu’elle disparaisse, j’aimerais l’oublier. Je VEUX t’oublier Nathan !
— « Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours. »
J’attrape le poignet d’Ambre. De la tristesse dégouline de ses joues, son sourire s’est étiolé dans des fils tachés de sang. Tais-toi, tais-toi, TAIS-TOI ! Elle se dégage, je la rattrape et elle s’enfuit. Ses pas, ses paroles, ses larmes… Sa présence même est invisible, faite de silence. Un silence si déchirant qu’il me transperce de part en part.
— « Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers. »
Mes mains se saisissent de la bouteille de vodka et la jettent. Ça éclate, ça se brise, ça se fendille, comme toi, comme mon cœur, comme un nous qui n’existera pas.
Je glisse, je m’effondre sur le sol. Et je pleure. Enfin. Je te pleure enfin. Parce que je suis en colère contre toi, tellement en colère. Je te déteste Nathan, je te déteste d’être parti, d’avoir rompu ta promesse, de ne pas être resté. De ne pas être resté… Pourquoi tu n’es pas resté ? J’aurais fait n’importe quoi pour que tu restes. Et tu es parti.
— Je suis désolée, murmure Ambre.
Je ne la regarde pas. Je ne la regarderai plus. Je veux devenir sourd, muet, aveugle, amnésique. Qu’on m’ôte cette douleur, cette blessure qui me brise de l’intérieur. Cette tristesse qui me consume, un peu plus à chaque instant…
Je me recroqueville sur moi-même et je t’appelle. Je balbutie ton prénom des dizaines de fois, je le crie et je le hurle, alors que ma voix se heurte à chaque syllabe. Une litanie de Nathan qui reviennent en écho. Je répète que je t’aime, parce que c’est la vérité. Je t’aime plus que tout et cet amour me donne envie de te haïr.
— « Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ! »
Surpris, je relève la tête. Ambre s’est assise sur la rambarde et fixe à nouveau l’horizon. Un demi-sourire en clair de lune se reflète sur son visage.
— « Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour ! »
Sa robe blanche ondule sous le vent. Ses yeux clos ne pleurent plus. Et ses paroles douces m’enveloppent dans un cocon de nostalgie. Toute la détresse que j’avais enfouie jusqu’à présent remonte. Je vomis des larmes et des cris de douleur.
— « Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! »
Ambre saute de la rambarde sur ton image fané. Parce que tu n'es pas mort. Et que tu m'as abandonné...
Note de l'auteure : Bon, ça y est, c'est dit !! J'avoue que ce chapitre n'était absolument pas dans mes plans, et que je comptais faire la révélation bien plus tard, mais je crois qu'Ambre est décidément une espèce de boule de bowling qui s'amuse à éclater toutes les quilles que j'avais soigneusement mises en place (magnifique image n'est-ce pas ?). Ces derniers chapitres ont vraiment été particuliers, j'imagine que ça n'a pas dû plaire à tout le monde... Sans parler du fait que celui-ci contient carrément un poème entier (Isolement de Lamartine). Je ne suis pas sûre que ce soit particulièrement pertinent de s'excuser de ne pas plaire à tout le monde, alors je vais garder pour moi tous mes doutes XD Ce chapitre signe la fin de la première partie. La seconde sera sûrement plus classique (je crois), dans un style moins fantastique (théoriquement) et fera intervenir des personnages que vous connaissez déjà (normalement). (J'ai l'air très sûre de moi, n'est-ce pas ? XD)
Bref. Je tiens à tous vous remercier. Ça a vraiment été compliqué ces derniers mois et je pensais naïvement que Raphaël serait plus simple à gérer que Nathan... Je me sens bête maintenant que cet idiot a littéralement explosé dans ma poitrine et qu'après avoir écrit le plus gros de ce chapitre, j'étais incapable d'aligner deux mots. Alors merci, merci mille fois, parce que je vous dois énormément pour tout le soutien que vous m'apportez <3
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