Chapitre 10 - 2/2
Des larmes envahissent automatiquement mes yeux. J’attrape la boîte de mouchoir qui trône sur la table et décide de la garder à mes côtés jusqu’à la fin de la séance. Pour une raison inconnue, je trouve drôle que dans tous les cabinets de psychologues, il y ait des mouchoirs. Oui, c’est vrai, c’est normal, mais d’un autre côté, c’est comme s’il y avait une espèce de fatalité. Aller chez le psy est synonyme de tristesse et désespoir. Il faut pleurer quand on y va.
— Raphaël ?
Je sors de mes drôles de pensées et m’excuse. J’essuie les larmes qui perlent sur mes joues et baisse les yeux sur le mouchoir mouillé. Je le plie en deux, puis en quatre, en huit, en seize, en trente-deux… Et je n’y arrive plus. Le cœur fonctionne peut-être de la même manière : on le forcer à se plier, le forcer à supporter des épreuves, mais il arrive un moment où il devient impossible de continuer à souffrir.
— Tu ne comptes même pas me dire ce que tu en penses ? Je croyais que tu t’offusquerais.
J’attrape le cahier mis à ma disposition sur le rebord de la table, y griffonne quelques mots avant de lui tendre.
« Vous connaissez mieux votre boulot que moi. J’imagine que vous devez avoir raison. »
— La question n’est pas de savoir si j’ai raison ou tort, mais de savoir ce que toi, tu en penses. La psychologie n’est pas une science exacte. Et je ne prétends pas tout connaître.
« Je n’en pense rien. »
Madame Zergouia laisse échapper un profond soupir. Je m’interroge sur ce manque de professionnalisme tout en songeant que j’ai véritable dû la pousser à bout pour qu’elle réagisse d’une telle façon. Je m’apprête à lui présenter mes excuses, mais elle reprend la parole avant que je n’ai le temps d’écrire ou de prononcer quoi que ce soit.
— Bien. Procédons autrement, veux-tu ? J’ai bien compris que tu ne souhaitais pas parler de Nathan actuellement, ni des raisons qui l’ont poussé à partir en Amérique. Même si je reste persuadée que ton silence et ton entêtement ne t’apportera que des ennuis, je laisse couler pour l’instant pour me concentrer sur d’autres points. On reparlera de ça la semaine prochaine.
Partagé entre le soulagement et l’appréhension (pas sûr que je vienne la semaine prochaine finalement…), je hoche la tête.
— Comment dors-tu en ce moment ? Les somnifères t’aident avec tes cauchemars ?
« Oui et non. En début de nuit, tout va bien, mais dès que les effets commencent à disparaître, je recommence à faire des cauchemars… »
— Qu’est-ce que tu y vois ? Y a-t-il un thème en particulier qui est récurrent ?
Je commence à écrire ma réponse, lorsque soudain, une main se saisit du carnet. Je regarde avec incompréhension ma psychologue s’éloigner avec le cahier.
— Tu peux à nouveau parler Raphaël. Ce n’est pas le moment de t’enfermer dans le silence. Je veux t’entendre de vive voix me raconter tes rêves.
Je rentre la tête dans les épaules, les yeux baissés. Je commence à triturer le bas de mon tee-shirt, en songeant que toi, tu te rongeais les ongles lorsque tu étais stressé ou mal à l’aise. Et angoissé… tu l’étais en permanence. Je me souviens de tes mains qui tremblaient, des griffures sur tes bras, de ton attitude renfrogné… Tous ces mécanismes que tu avais minutieusement élaborés, expérimentés et mis en place pour te protéger du monde extérieur. De la même façon que je souris à tout va, tu souffrais tout bas.
— C’est… s-souvent v-violent.
— Violent ? Dans quel sens ? Quel genre de violence ?
— Physique et… mentale.
— Sur toi ou d’autres personnes ?
— Ça d-dépend. D-des fois, je ne fais… qu’assister à la scène. Et p-parfois… je suis la v-victime.
Elle écrit quelque chose sur son carnet. J’aimerais savoir ce qu’elle note si précautionneusement, mais je n’ai pas le courage de lui demander.
— Tu as dit que c’était des violences physiques et mentales. Tu as des exemples ? Quelque chose qui revient souvent ou une image qui t’a particulièrement marqué ?
— Je… je peux éc… écrire ?
— Ce serait mieux si tu pouvais ne pas le faire. Ce n’est pas te rendre service que de te laisser t’enfermer dans ton propre silence. Tu dois aller à ton rythme, c’est vrai, mais je sais que tu es largement capable de m’expliquer oralement ce qu’il se passe dans tes rêves.
Je relève les yeux pour fixer ses ballerines roses. Je me demande pourquoi du rose. Pourquoi ce rose en particulier, qui évoque un bonbon ou un dessin animé pour petites filles ? Peu importe comment j’essaye, il m’est impossible de soutenir le regard de Madame Zergouia. Le regard baissé, je cherche mes mots. Aucun ne me vient. J’ai oublié comment parler, quelles phrases utiliser pour exprimer un sentiment, comment je peux m’adresser à quelqu’un…
Impuissant, je relève mes iris vers la femme qui m’observe fixement. Je ne peux même pas lui avouer que je suis trop lâche pour raconter mes rêves. Que je suis un incapable doublé d’un idiot au cœur brisé.
— Prends ton temps Raphaël. Si ça peut t’aider, imagine-toi seul dans un endroit qui t’apaise. Parle comme si je n’étais pas là.
Encore plus mal à l’aise, je ferme les yeux et me concentre de toutes mes forces pour voir ma chambre dans mon esprit.
— La… la d-dernière f-fois… c’était d-dans… la ne… neige. Avec b-beaucoup… de sang.
Je m’assois sur mon lit et fixe la lune. Cachées derrière sa clarté, les étoiles sont indiscernables.
— En Sibérie ou… ou… là… où il fait f-froid. D-dans des t-tranchées… avec des b-bombes.
Une main se glisse dans la mienne. Je reconnaitrais entre mille cette chaleur que tu dégages.
— De la peur… Il y a-avait de la p-peur partout. Du sang et d-des larmes.
Je me tourne pour voir ton si beau visage. Tu me souris d’un air malicieux.
— Quelqu’un s’est p-pris un éclat d’obus. Je… ne sais pas qui. C’était g-grave.
Ta main ébouriffe mes cheveux. Tu déposes un baiser sur mon front.
— Parfois, ce sont des meurtres. Du cannibalisme ou du k-kidnapping… Du viol, souvent. Et l’accident de mes p-parents et de mon f-frère…
Tu m’incites à me lever et nous quittons ma chambre, nos doigts entrelacés.
— Mais des fois, il n’y a aucune violence physique. C’est j-juste mental. Je fais souvent… un rêve dans une pièce blanche.
Nous n’échangeons pas un mot. Nous n’en avons pas besoin. Ces regards, ces frôlements, nous deux, toi et moi… Aucun mot ne pourra jamais traduire tout ça.
— Je vois la scène d’en haut. C’est une pièce… avec une seule entrée et pas de sortie. Une b-boîte blanche.
Nous marchons ensemble dans la rue. Les étoiles sont revenues pour guider nos pas.
— Et là… il y a comme une porte qui s’ouvre. Je ne vois jamais ce qu’il se passe. Mais je sais que c’est horrible.
Tu t’arrêtes soudain et m’attire vers toi. Tu m’empoignes par le col et dépose sur mes lèvres un baiser gelé.
— C’est comme de la torture. Une torture invisible. Quelque chose qui ne se traduit ni visuellement, ni oralement. Quelque chose…
Ta présence s’efface. Nathan.
— …d’inhumain.
Mes yeux s’entrouvrent la salle colorée de ma psychologue. De nouvelles larmes sont venues déposées des taches sur mon tee-shirt. J’attrape un nouveau mouchoir pour m’essuyer le visage.
— Bravo Raphaël. C’était très courageux ce que tu viens de faire.
Très courageux… Mon cul.
— Est-ce que tu avais conscience à la fin que parlais sans balbutier ? De façon parfaitement audible et naturelle.
— Je n-n’ai pas… fait attention.
— Mmh, j’imagine.
Elle note à nouveau sur son petit carnet des choses que je ne peux pas apercevoir. Quoi qu’elle en dise, ce que je viens de faire ne s’apparentait en rien à du courage, mais à de la lâcheté. La lâcheté d’avoir imaginé Nathan à mes côtés, comme si ça pouvait le ramener. Je m’adresse une paire de gifles mentalement. Je tourne en rond, je n’avance en rien du tout. Je ne fais que penser à lui et pour quoi ? Pour rien d’autre que pleurer. Il est comme une drogue dont j’essaye de me désintoxiquer. Un poison qui est entré dans ma veine.
— Tu es en colère, remarque ma psy.
Je ne prends pas la peine d’approuver. Elle connaît déjà la réponse, à quoi bon poser la question ?
— Tu regrettes d’avoir parlé de tes rêves ou bien… c’est la façon dont tu t’y es pris qui t’énerve ?
Je regrette surtout mon cahier et mon silence.
— C’est p-parce que…
…j’ai encore pensé à Nathan, terminé-je en pensée. À la place, je me lève en désignant l’horloge accrochée dans un coin de la pièce.
— Il est l’heure effectivement. Tu n’as rien d’autres à me dire ?
Je secoue la tête.
— Bien, je ne peux pas te forcer. Passe une bonne semaine Raphaël, à bientôt.
Un bref signe de la main et je m’enfuis de cette salle oppressante. Une fois à l’extérieur, j’avale une grande goulée d’air, surpris d’être encore capable de respirer après avoir laissé si longtemps mon cœur se noyer. Je dévale les escaliers de l’immeuble et me rue dehors. Le soleil m’aveugle de ses rayons, triste ironie d’une joie qui m’est inaccessible.
En songeant que je ne veux pas rentrer chez mon oncle et ma tante, je prends une drôle de décision. J’emprunte une des routes parallèles à mon quartier pour rejoindre une tout autre maison que la mienne. Je marche rapidement, alors même que je ne suis pas pressé.
J’arrive devant la maison de Nathan en à peine une dizaine de minutes. Je récupère le double des clés caché dans un coin du jardin et pénètre dans la demeure sans une once de remords. Incertain d’être en toute légalité, je prends soin de refermer la porte derrière moi et de ne laisser aucune trace de mon passage.
Une légère poussière flotte dans l’air et a recouvert les meubles. C’est comme si des années s’étaient écoulées depuis que tu es parti… J’effleure la table du salon, puis monte directement dans ta (ancienne ?) chambre. Ton bureau est toujours en bordel. Des vêtements sont encore éparpillés sur le sol. Ton portable a même été oublié sur ton lit. Je m’en saisis, mais il n’a plus de batterie. Que pourrais-je bien en faire de toute façon ? Ce n’est pas comme si tu allais contacter ton propre numéro pour essayer de me joindre.
Je m’assois sur le matelas, les yeux dans le vague. Je me demande ce que je suis venu faire ici, si je ne ferais pas mieux de repartir tout de suite, de ne pas continuer à me torturer davantage. Mon regard se pose par hasard sur un cahier soigneusement rangé dans un coin du bureau. Je reconnais la couverture bleue et les coins abîmés. C’est celui que j’utilisais pour communiquer lorsque j’avais rencontré Nathan. Je lui avais donné suite à sa demande. Je m’étais toujours demandé ce qu’il en ferait…
Les conversations défilent et s’effilent sans que je ne m’attarde sur une seule. Les feuilles bruissent lorsque je les tourne et finissent toutes du même côté. La dernière page est vierge. Presque. Elle devrait l’être pourtant, je n’écris jamais sur la dernière page.
Néanmoins, sur la dernière ligne, je reconnais ton écriture en pattes de mouches tarabiscotées.
« Je t’aime Raphaël ».
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