Milka

6 minutes de lecture

Les grandes ogives se rejoignent dans un jeu de marbre et de pierre. Les colonnades sont peintes avec de l’or et soutiennent le reflet des bougies qui brillent comme des cierges dans leurs lustres qui font cliqueter leurs pierreries. Je ne me lasse pas d’observer les mosaïques gravées de bleu qui inscrivent leurs courbes géométriques, et j’essaie d’imaginer les artisans à l’œuvre. Je me tiens très droite sur mon siège. Maman se tient près de moi, et il y a aussi mes cousines et d’autres dames qui se tiennent là assises, portant élégamment leurs tenues du shabbat.

A regarder les bougies du grand lustre lutter contre la pesanteur et tenter de s’élever toujours, je sens cette aura du shabbat qui m’enveloppe. Je ne sais pas lire l’hébreu, mais la clameur de l’assemblée me berce et me porte, alors que j’attrape au vol certains mots lourds de signification. De ma place, je peux voir de loin les silhouettes des hommes enveloppées dans leurs taliths, bleus ou blancs à raies noires…

Ils se sont tous rassemblés autour de l’estrade, et ont ouvert l’arche. Je me mets sur la pointe des pieds pour mieux voir. Des turbans ou des chapeaux, des visages clairs ou barbus, ils entourent tous les rouleaux que l’on porte hors de leur arche, comme en triomphe. Les femmes, dans notre section, recouvrent leurs visages de foulards et de châles et tendent leurs mains au-dessus d’elles, par respect et par amour pour la torah que l’on sort de son arche. En passant de main en main, les ornements jouent comme une mélodie en se heurtant. Puis l’officiant retire le manteau brodé, le boitier en métal, et déroule le parchemin. Comme chaque semaine, je ne peux quitter mes yeux de la vue de ces lettres noires couronnées qui semblent porter en elle tant de messages… Je laisse mes yeux rivés sur le parchemin jauni, cette gloire arrachée au temps qui brave le renouveau des générations, et traverse les âges pour témoigner sublimement de notre judéité éternelle.

Je reconnais la section de cette semaine, c’est celle de Nasso. Je ne comprend pas tous les mots, mais ceux ce résonnent comme familiers à mes oreilles, comme si j’avais moi-même assisté à cette euphorie de l’inauguration du mishkan, et admiré avec extase les princes apporter leurs offrandes, et l’excitation régnant parmi le peuple alors que tous ont le cœur en fête et plein d’adoration religieuse….

Alors que les hommes se lèvent pour raccompagner la torah et les rouleaux, nous quittons notre section, et avec maman et Deborah, nous nous dirigeons vers la cour intérieure. Deborah me murmure vaguement à l’oreille. Je la regarde sans comprendre. Alors elle me prend les mains et me dis :

-Tu viendras, n’est-ce pas, à la cérémonie ?

Ses yeux brillent, et un instant, je reste figée en me demandant de quelle cérémonie peut-elle bien parler.

Puis une lumière s’allume dans mon esprit et soudain je réalise.

-Oh oui bien sûr lui répliqué je !

Je la regarde, et involontairement, je remarque qu’elle semble un peu gênée, et que ses pommettes sont devenues d’un coup toutes roses. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Je ne sais quoi lui dire alors je me tais. J’essaie de l’imaginer dans sa tenue de mariée, le sourire aux lèvres. Elle s’éloigne dans la cour, et moi, je me laisse envelopper des mélodies qui m’assaillent, si familières, celles des bavardages des femmes, de la fontaine qui s’écoule dans le bassin taillé dans la pierre, et les sons en arrière-plan de l’office qui se poursuit.

Il y a là presque toutes les femmes qui fréquentent la synagoga, la vielle Florina assise sur des coussins avec sa canne entre les jambes, le visage tiré par les rides, la maman de mon amie Rebecca qui est alitée car elle a souvent de la migraine, Rachel la grande sœur de Papa qui s’occupe de ramener les plateaux par la porte de derrière, et de les disposer sur les tréteaux. Toutes sortes de senteurs épicées se mêlent à l’odeur bleue du bassin : celle du saumon mariné au thym, les olives évidemment, et l’arôme d’huile et d’ail qui envahit la cour, jusqu’à coller aux parois des murs. Du coin de l’œil, j’aperçois Marina, qui a mon âge, qui se mire dans l’eau du bassin en renouant ses cheveux. Je m’assois près du bord, là où la sculpture en forme de lion crache son jet d’eau, et j’attends qu’elle me rejoigne. Quand elle s’approche de moi, elle me sourit, et je remarque que toutes les taches de rousseur de son visage se sont allumées. Elle s’assoit près de moi et nous contemplons l’eau trembler sous les douces secousses du vent de midi.

Du doigt, elle me montre une jeune fille qui vient d’entrer.

« Elle va se marier » me dit-elle. Surprise, je l’interroge du regard.

- Avec Chmouel, mon frère.

Je l’observe alors et remarque qu’elle n’est pas d’ici. Elle a la peau très très sombre et la chevelure noire comme le jais. Elle porte un burnous noir brodé d’or qu’elle n’a pas retiré, et sa silhouette me semble toute mince, presque chétive.

-Elle vient du Yémen m’explique Marina. C’est un pays très lointain où les juifs se sont fait persécuter. Ils ont été obligés de se convertir à l’islam, ou bien de choisir d’être tués. Milka s’est enfuie vers la mer et là elle s’est faite arrêter par des corsaires qui ont traversé la méditerranée et sont arrivés à Malaga. Là, mon père s’y trouvait car il revenait de voyage et il l’a rachetée. Puis il a présentée à Chmouel.

-Mais pourquoi l’a-t-il rachetée ? Demandé je presque mal à l’aise

-Car il a accompli la mitsva de pidyon chévouyim, du rachat des prisonniers. C'est un commandement magnifique!  

Ça m’étonne d’entendre ainsi Marina parler comme une adulte. Je me dis qu’elle doit surement répéter ce qu’on lui a raconté.

Alors que je la dévore des yeux, Milka saisit mon regard et me sourit. Dans son visage sombre, ses dents étincèlent de blancheur. Je sens mon cœur se serrer et instinctivement, je sens que je l’apprécie beaucoup. J’aimerais lui parler, l’entendre me raconter ce qu’elle a vécu, mais je n’ose pas encore. Alors je plonge mon regard dans l’eau de la fontaine qui forme des cercles qui s’agrandissent toujours, à l’infini. Du fond de mes sens, j’entends les hommes entonner le chant que j’aime tant

« Qué es como nuestro Salvador, qui est comme notre sauveur…. »

Et la mélodie m’envoute et me porte tandis que je lève le regard vers l’azur profond du Ciel. Je pense à ceux qui ont eu des choix horribles à faire, et je me demande qu’est-ce que j’aurais fait si on m’avait forcé à faire pareil. Aurais-je eu le courage d’offrir ma vie ?

Et j’entends en écho la fin du chant : « Tu es notre D, notre maitre, notre Roi et notre sauveur » …

A entendre ainsi tous chanter en cœur avec une telle dévotion, une grande émotion me prend et il me semble que pour rien au monde je ne pourrai me séparer de ce peuple si touchant dans son amour divin vieux de plus de deux millénaires. La mélodie se mêle au soleil et m’enveloppe de son voile de familiarité. Puis une fois l’office achevé, tous se souhaitent chabbat chalom, et le rav fait kiddouch pour tous. La pièce est séparée par un paravent en bois aux rideaux bordeaux, d’un côté les femmes, de l’autre les hommes. L’eau du bassin continue de se déverser et nourrit les bruits de voix diffus.

D’habitude, j’adore le chabbat après-midi. C’est le moment où l’on étudie ce que l’on n’a pas eu le temps la semaine d’étudier. Je découvre la section de la semaine en détail, avec ses histoires et ses enseignements. Ce chabbat, maman me promet que si je me montre assez mature, on m’initiera bientôt à la lecture de l’hébreu. J’aimerais tant pouvoir comprendre les manuscrits qui me semblent si plein de mystère !

Pourtant, l’image de Milka me revient sans cesse en mémoire, et l’imaginer loin de sa famille, en ignorant ce qui leur est arrivé me noue le cœur. Lorsque je rejoins ma chambre, j’observe les étoiles de ma lucarne en recherchant désespérément le sommeil, mais en vain. Je me retourne sur ma couche, les paupières lourdes, mais sans moyens de m’endormir. Mille pensées me traversent, et mes inquiétudes remontent à la surface. Je repense à grand-mère, à maman, à ma famille, à Milka, à tous ceux qui nous veulent du mal, au prince, et tous les visages se mêlent dans mon esprit sans que je ne parvienne à m’arrêter de penser.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Papillon blanc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0