Ruelle étroite
Des moustiques zonzonnaient autour de nous et nous piquaient. Le sentier menant à la porte ouest de la ville était couvert de gravillons et de cailloux qui glissaient et roulaient sous nos pas. Je n'avais pas descendu la colline menant au cimetière depuis mon arrivée à Albar, quatre ans plus tôt.
Mon cœur tambourinait et palpitait dans ma poitrine. Même si la végétation nous cachait encore à la vue des sentinelles postées sur le mur de la ville, l'instant où nous serions totalement à découvert sur la voie qui y menait approchait inéluctablement. Jugeant cela nécessaire, le magicien avait utilisé un premier sort de dissimulation qui modifiait les traits de son visage, le vieillissant de vingt ans. Même si il m'était impossible d'en estimer pleinement l'efficacité en palpant mon visage, je sus que sa magie avait également opéré sur moi. L'idée que l'on me reconnaisse malgré tout me glaçait le sang, mais je devais lui faire confiance, car Dalin savait le risque qu'il prenait en me protégeant. Jamais je n'aurais imaginé que quelqu'un de son rang s'abaisserait à plonger dans une telle entreprise. J'avais tué un étudiant sur le point d'abandonner le combat. Si je l'avais épargné, peut-être que le jeune Trygal aurait été accepté malgré la défaite, et promis à de brillantes études à mes côtés. L'académie, pensais-je. Tous mes espoirs de réussite dans cette structure s'étaient éteints avant même que j'y pose un pied.
Malgré les ombres grandissantes et quand les ouvertures dans la frondaison me le permettait, je distinguais encore l'île de la citadelle, de l'autre côté de la baie. Je mesurais peu à peu la grandeur du pouvoir qui m'avait permis de m'en éloigner : mon énergie, et celle que j'avais puisée dans le sol de la place forte. Mais cela avait un coût, et mon organisme en payait le prix. J'avais la nausée et une sueur froide coulait le long de ma nuque. Entre deux élancements douloureux dans le bas du dos, je tentais de maîtriser mes enjambées maladroites. Un tremblement me traversa l'échine. Mes jambes et bras endoloris n'étaient plus que les membres désarticulés d'un mannequin d'entraînement, ravagé par les années d'exercice. Mon état m'inquiétait. Combien de magiciens comme Dalin s'étaient mis à ma recherche ? Lui m'avait retrouvée et, si je ne suivais pas aveuglément mon guide, d'autres finiraient également par y parvenir. J'étais si affaiblie que je n'avais pas eu bien d'autres choix.
À deux reprises, je manquai de chuter dans les ronces et les massifs de plantes sauvages qui encadraient la voie. Je relevai péniblement la tête et embrassai la ville d'un regard. Je gardais un souvenir vague de la partie sud de la cité côtière. Non loin, au-delà des larges murs et des premières bâtisses, se dressait la grande tour à l'armature de fer de la ville basse. Elle dominait le fleuve qui divisait la ville en deux. Le public de l'examen étant uniquement composé d'habitants et de personnalités de l'île, il était peu probable que quiconque à la cours de la ville basse me reconnaisse ou m'identifie comme l'étudiante en fuite et recherchée. L'idée rassurante que le magicien m'y emmène m'effleura, car après les évènements du matin, je ne me voyais pas un seul instant revenir à la citadelle, parmi mes camarades endeuillés par ma faute. Une boule d'angoisse se coinça dans ma gorge à cette pensée : je ne voulais pas faire face aux conséquences de mes actes. Avais-je sciemment exécuté le jeune Trygal ? Oui, et j'y avais même trouvé un certain plaisir. Pourquoi alors, outre la peur, ressentais-je ce terrible sentiment d'injustice ? Plus j'y songeais en suivant les pas de Dalin, moins le souvenir des sensations du combat me semblait réel. Je n'avais pas voulu ça, jamais, et le magicien devait le savoir. Du moins, j'en nourrissais silencieusement le souhait.
Je reprenais mes esprits et tâchais de ne pas me disperser davantage - ce que maître Rygon m'avait toujours enseigné, à chaque entrainement. Dalin ne m'emmènerait pas à la tour, car lui et l'Assemblée de la citadelle étaient en conflit permanent avec le baron de la ville basse, depuis bien des années. L'un comme l'autre, ancien et nouveau pouvoir d'Albar bataillaient pour accroître leur contrôle sur la ville - cela n'était pas prêt de changer. Glen le baron contrôlait le large fleuve qui s'écoulait vers le sud, ainsi que la route d'or, vers l'Ouest. L'Assemblée de la citadelle, elle, contrôlait les portes Est de la ville, ainsi que le port et l'ensemble des voix maritimes qui partaient de la baie et permettaient l'accès à toutes les côtes du continent. D'après maître Rygon, le pouvoir de l'île contrôlait également une grande étendue de terre au nord-est, dont une ville habitée par les elfes.
L'époque de l'année était propice à notre entreprise. Mi-juillet, en pleine fête des moissons, nous avions l'assurance que les portes de la cité seraient encore ouvertes à notre arrivée. Parvenus à flanc de colline, nous croisâmes plusieurs habitants de la ville basse qui faisaient le chemin inverse, portant parfois des offrandes pour leur défunt. À mon grand soulagement, aucun ne sembla nous prêter attention, trop absorbés par leurs pensées. Même l'intendant et ses vêtements nobles ne retenaient pas leurs regards. Eux, pour la plupart, portaient des habits élimés et rapiécés, des loques qu'ils revêtaient chaque jour de la semaine, plus pratiques que seyantes pour leurs besognes. C'était la première fois que je me retrouvais au milieu d'un tel attroupement : nous étions loin d'être en présence des elfes de Ionesar ou des nobles et magiciens de l'île. La crainte qu'ils nous démasquent et s'attaquent à nous s'intensifia au fur et à mesure de notre progression vers les portes. Par dessus-tout, je craignais le regard des soldats en haut du mur, balayant les nouveaux venus d'un œil attentif.
Comme nous pouvions nous y attendre, une foule obstruait l'entrée. Il s'agissait principalement de cerfs et de leur famille, venus pour les festivités organisées par le baron - un grand feu sur la place des marchands et des danses. Une main sur l'épaule, Dalin m'emmena à l'écart, derrière une charette remplie de bottes d'avoine : leur propriétaires se disputaient bruyamment avec la famille qui les avait doublés, installée sur une charette de foin tirée par un large boeuf.
Une fois à la hauteur de la grande arcade, sur un geste et une aura que seule moi sembla remarquer, Dalin fit apparaître une sorte de bulle verdâtre qui nous engloba. Elle devint de plus en plus translucide jusqu'à ne plus être visible du tout. Autour de nous, les familles qui venaient des champs du sud poursuivaient leurs allées et venues comme si rien ne s'était produit. J'eus beaucoup de mal à constater le changement qui opérait. Je percevais par intermittence comme un voile ou un scintillement sur la surface du bouclier de Dalin. Le bêlement d'une chèvre agacée s'atténua, ainsi que le brouhaha étourdissant de la foule. Personne ne nous arrêta quand nous franchîmes la porte.
— Suis-moi, nous traverserons la baie en barque. La ville est trop encombrée, je ne tiens pas à ce que l'on nous percute et démasque. Viens, ne perdons pas plus de temps.
Nous nous engouffrâmes dans une des ruelles malfamée de la ville basse, enjambant le cours d'eau et les immondices aux odeurs nauséabondes qui s'écoulaient au milieu de la rue. Au loin, une femme jeta d'une fenêtre un sceau rempli d'excréments : je remerciai la mère des trois soeurs de ne pas m'être trouvée en-dessous à ce moment-là, loin d'être persuadée que la protection du magicien nous aurait protégés des éclaboussures. Dans l'ombre, un chat noir nous scrutait de ses yeux brillants. Je ne m'attardais pas davantage à l'observer et repris ma course, sur les pas de Dalin. J'avais du mal à suivre ses enjambées. Fronçant ses sourcils broussailleux, il jetait très régulièrement un regard hâtif en arrière pour voir si je le suivais, puis filait de nouveau en avant, comme si une horde de mauvais esprits était à nos trousses. Cette impression de vulnérabilité qui nous oppressait dans ces ruelles sombres et étroites me terrifiait. Les ruelles menant au port étaient particulièrement étroites, à peine plus larges que l'espace qui suffisait à un tonneau pour rouler sur le sol. Il était par endroit impossible de croiser quelqu'un sans entrer physiquement en contact avec lui.
Le soir tombait, et le bruit des fêtes dans les tavernes de marins montaient dans l'air, odeur de rhum, de lard et de grillades embaûmaient l'air. Ce que l'on redoutait arriva. Dans la pénombre, deux hommes titubants vinrent à notre rencontre.
— Qui voilà ? ricana le premier entre deux hoquêtements
— C'est tout vert ! s'exclama le deuxième, en ravalant un régurgitement.
— Ils sont ivres, commenta Dalin. Repousse-les.
— Je... Je ne peux pas.
— Si. Débarrasse-nous d'eux.
Les deux badauds dcontinuaient de s'approcher en chancelant. La main tendue vers nous, le bout des doigts du premier effleura la paroie verdâtre de notre protection. À son contact, je sais aujourd'hui qu'il a dut ressentir un piquotement aigu, comme une multitude de piqure d'insecte à l'extrémité de ses phalanges, et la retira brusquement puis precula à bonne distance. L'autre se mit à rire pendant son acolyte étouffait un grognement sourd. Sans crier gare, ce dernier s'élança vers nous avec un hurlement de fureur. Je n'avais plus le choix. Je puisai en moi, quelque part dans mon ventre, il y restait une fragence de vapeur noire. Les paumes vers les deux ivrognes, je repensais au contact de la sombre présence sur la place et en expulsai violemment l'énergie de mon organisme. Les deux hommes furent projetés dans les airs et retombèrent lourdement plusieurs mètres plus loin, contre le mur d'en face, inertes. Une peur sourde m'envahit. Avais-je tué de nouveau ? Tremblante, je m'approchai à leur hauteur, m'agenouillai, saisissant le poignet du premier et tâtai son pouls. Il était en vie.
— Viens, lança le magicien derrière moi, ne restons pas ici.
Je n'eu pas le temps de vérifier le deuxième homme. Comme l'autre, il avait la vingtaine. De nouveau la main sur mon épaule, il m'entraina plus profondément dans la ruelle sombre. Bientôt, nous arrivâmes sur les quais du port, accueillis par une brise légère. Le ciel, d'un bleu profond, virait sur le noir d'encre d'une nuit d'été, tandis que les premières étoiles apparaissaient peu à peu.
Annotations
Versions