Première version

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La fausse-couche (première version). Sour El Ghouzlane, le 29. 08. 2023.


Mes premiers souvenirs d’enfance furent ponctués par un traumatisme gravé à jamais dans ma mémoire. Pourtant, tout allait bien au départ...
J’avais six ans lorsque mon père rentra définitivement de France. C’était à cet âge « tardif » que je commençais à le connaître pour du vrai et à comprendre quel genre de personnes il était réellement.
Au début de son déménagement, il s’aventurait dans les champs par nostalgie, désireux de renouer avec la terre comme un paysan fidèle à ses racines.
De temps en temps, je l’accompagnais dans ces randonnées rurales, baignant dans son enthousiasme retrouvé.
Un beau jour, il se rendit à Tarha Bouaïssa pour greffer des oliviers. Sur son épaule, il portait fièrement une scie flambant neuve qu’il acheta spécialement pour cette tâche, et qui témoignait de son indéniable zèle.
Sa posture droite et rigide, ainsi que sa démarche fière et maniérée dénotaient une élégance presque exagérée, comme s’il portait une arme à feu ou des galons militaires.
Nous étions au printemps, il faisait beau et l’air matinal était doux.
Enfant, j’étais curieux de voir toutes les étapes de la greffe. Avec son couteau, mon père prélevait d’abord des greffons de la taille d’un crayon sur une branche d’olivier saine et vigoureuse.
Son visage rayonnait d’enthousiasme à chaque geste précis.
Il choisissait ensuite un jeune oléastre, le débroussaillait à l’aide d’une hache de paysan et coupait son tronc à 50 centimètres du sol avec sa scie.
Sa détermination transparaissait dans ses mouvements fluides et assurés.
Il pratiquait une fente à la section de coupe sur le porte-greffe de l’olivier sauvage. Ses mains agiles manipulaient les outils avec une habileté acquise au fil des ans. Il insérait deux tiges de greffon de part et d’autre de la fente, avec une concentration presque méditative.
Ensuite, il recouvrait la section coupée d’un tissu qu’il attache solidement avec des bandes prélevées sur le tissu lui-même.
Sa minutie dans chaque nœud montrait sa préoccupation pour le succès de la greffe.
Parfois, à la place du tissu, il appliquait de la pâte de terre humide, recouvrant la partie coupée de l’olivier avec une délicatesse presque artistique.
C’était un véritable travail d’orfèvre. Il fallait de l’art, de la dextérité et de la délicatesse. Une technique transmise de génération en génération par nos ancêtres depuis la nuit des temps.
Mon père avait satisfait ma curiosité d’enfant et m’avait appris beaucoup de choses. J’étais aux anges, fier d’avoir un père qui, en plus de son élégance et de son teint clair d’émigré, était doux, aimable et attentionné.
À la même occasion, mon père m’avait appris tout le vocabulaire relatif à la greffe. J’avais retenu, entre autres : tazemmurt «olivier», taẓebbujt «oléastre», ameḥluj «porte-greffon» taxellalt «greffon», aleqqem «greffe», taleqqamt «olivier greffé», leqqem «greffer», aleqqam «oléastre à greffer», et autres.
J’avais découvert que notre langue était particulièrement riche en termes agricoles spécialisés. Un certain nombre de ces vocables me semblait-il n’avait pas d’équivalents dans d’autres idiomes.
Et, de surcroît, en marge de cette activité agricole, il m’avait fabriqué un instrument de musique !
Un adulte qui cassait un tabou ! Je n’en reviens pas !
Oui ! Il m’avait confectionné une flûte à partir de la tige d’un roseau pris sur les rives du ruisseau longeant la propriété. Il avait, sans doute, l’habitude d’en fabriquer quand il était jeune, car l’instrument était parfait.
Lorsqu’il avait effectué des essais pour vérifier si la flûte était fonctionnelle, il joua quelques notes d’un air traditionnel. Incroyable, non !
À ce moment-là, je compris que, lorsqu’il était berger, il avait appris non seulement à fabriquer des flûtes, mais aussi à en jouer. Et qui dit mieux ?!
Il était donc passionné de musique. J’étais fier de lui, si différent des autres ! Les autres papas interdisaient les chants et brisaient les instruments de musique. Leurs cœurs étaient rudes comme les reliefs accidentés de la montagne où ils vivaient.
Il avait également rapporté de France un lecteur de cassettes et plusieurs dizaines d’albums de chanteurs kabyles de l’exil. Quoique, son comportement ultérieur me donna l’impression qu’il était devenu, par la suite, allergique à la musique.
Ce matin-là, mon père s’était montré doux, gentil et attentif. Il était, à mes yeux, le meilleur papa du monde. Mais, contrairement à ce que j’avais vu jusque-là, les choses allaient se dérouler autrement le soir même.
* * *
Lorsque nous regagnâmes la maison en milieu de journée, nous entendîmes le doux bourdonnement de femmes qui fredonnaient discrétement des chants féminins traditionnels. C’étaient ma propre mère et ses belles-sœurs qui, dans une atmosphère d’entraide et de complicité, roulaient du couscous dans l’intimité du foyer.
La musique et les chants étaient entourés de tabous dans la société de l’époque, ce qui suscita la fureur et le mécontentement de mon père. D’un seul coup, son tempérament s’enflamma et son visage, tendu et crispé, s’empourpra d’une colère intense.
Ce changement inattendu de son humeur me choqua. Il était pourtant un passionné de la musique. Un mélomane !
Sans prévenir, il fit irruption à l’intérieur de l’habitation en claquant violemment la porte d’entrée. Les femmes, toutes surprises, se turent instantanément, étouffées par la honte d’être « prises en flagrant délit ». Dans une tentative de sauver les apparences, elles lui souhaitèrent la bienvenue avec des sourires forcés, mais leurs yeux trahissaient leur inquiétude.
D’une voix forte, rapide et agressive, mon père appella ma mère et la fit venir dans sa chambre. Ses yeux rouges et perçants et son regard fixe et intense dévoilaient son courroux.
Ma mère s’exécuta immédiatement, sa détresse et son désarroi se lisant sur sa face devenue pâle et exsangue. Les autres femmes se regardèrent, muettes et figées sur place, conscientes de ce qui allait se passer.
La porte se ferma derrière eux, plongeant la pièce dans un silence oppressant. Un sifflement sourd et répétitif marqua le début d’une scène troublante.
Mon père retira sa ceinture de son pantalon et se mit à battre frénétiquement. Les coups furieux tombèrent sans merci, leur écho résonnant dans l’atmosphère confinée.
Les gémissements de ma mère traduisaient une injustice douloureuse et une souffrance profonde. Ses larmes silencieuses portaient le fardeau d’une correction tortionnaire qu’elle n’avait pas méritée.
* * *
Sidéré et paralysé, je restais figé devant la porte de la pièce de mes parents. Après avoir assouvi ses pulsions meurtrières, mon père sortit de la chambre. Il me lança un regard noir et me demanda :
«Acu txedmeḍ dagi, keččini ?! Que fais-tu ici, toi ?!»
Puis, il me donna une gifle si forte que mes oreilles en résonnent encore aujourd’hui. Il m’ordonna ensuite de quitter les lieux, en aboyant :
«Ṛuḥ ad tleɛbeḍ di beṛṛa, ay aɣyul ! Va jouer dehors, bourricot !»
Ses paroles blessantes étaient empreintes de mépris, et je partis en courant, les larmes aux yeux, me sentant abandonné et impuissant.
Témoin et victime de cette brutalité déchirante, j’étais pétrifié à l’âge tendre de six ans. Mes émotions étaient désormais un tourbillon chaotique de peur, de tristesse et de colère. Mes souvenirs d’enfance avaient été marqués par ce traumatisme, gravé à jamais dans mon esprit.
Depuis cette expérience tragique, je ne l’accompagnais plus dans ses périples rustiques. Sa présence ne m’inspirait désormais qu’humiliation, violence et tyrannie.
Quelques temps plus tard, j’appris, sans vraiment comprendre à l’époque, que ma mère avait été affectée d’un mal mystérieux. Ce ne fut que bien plus tard que je compris qu’il s’agissait en fait d’une fausse-couche, résultat de la violence conjugale soudaine et impitoyable.
Le poids de cette révélation me submergea, et je fus envahi par une tornade de courroux et d’indignation. Les cicatrices de cette époque sombre de ma vie persistaient à ce jour, encore vivaces et profondes.

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