6 – Rock'n'Roll Psychosis – The Jim Jones Revue, 2008.
J'écoute ceci depuis deux minutes déjà et j'ai déjà envie de me racler la gorge.
Pas par dépit, non. Ni par rejet.
Non.
Je racle pour exfiltrer des remugles de colère, des ravalements de haine, des fluides adipeux qui s'agrippent aux tranches de mon œsophage pour griffer, gratter, sarcler. Je veux que ça frotte et que mon cri dévore le monde autour de moi, qu'il engloutisse jusqu'aux sirènes des flics et des pompiers qui trop souvent dévalent le grand boulevard non loin de mes pénates ; les feux d'artifice qui signalent la bombance de ces nuits où les dealers de la cité du coin ont enfin reçu la livraison hebdomadaire ; les pneus qui crissent dans le virage et les pots qui pétaradent au feu rouge ; les fracassés qui s'engueulent toute la nuit parce que t'es sûr qu'il te reste pas une clope une bière un taz un joint une reniflette de ce que tu veux ; le bébé qui pleure au troisième de l'immeuble à côté, qui réveille le chien du voisin d'en face, qui énerve les chats qui viennent me miauler dans les esgourdes alors je leur balance des croquettes et ça réveille toute la maison et putain ouais je veux, ouais, je veux entendre des nodules dans le gravier de ma gorge lorsque se déploiera le hurlement ultime !
Alors je ré-écoute, ouais. Parce que le temps d'écrire tout ça, j'ai déjà achevé le morceau au moins trois fois. Et vas-y que je me le remets, puis que je fais des sauts de plage et je tombe sur « Never Let You Go », plus speed, adepte du Diddley Beat, cette étrange pulsation qui semble naître de la jungle alors que c'est un putain de boxeur noir de Chicago qui l'a inventée / déposée (ouais c'est pas pareil) dans les années quarante.
Attends, je ralentis.
Vaut mieux, oui.
J'écoute the Jim Jones Revue et je revis les fifties de l'autre côté de la lorgnette, loin du technicolor des images d'Epinal et des pochettes de 78 tours sur lesquels jouaient des musiciens noirs et sur lesquelles ne posaient que des blancs. Des gamins blancs qui dansaient sagement avec leurs sourires imbéciles et leurs couleurs pastel qui me font penser, va savoir pourquoi, à Reese Witherspoon. J'écoute la voix naturellement saturée de Jim Jones et je rêve de trains s'effondrant sur de lointains aqueducs, de palais présidentiels en flammes, de militaires se lacérant les veines, de fascistes français crevant la panse pleine sous l'oeil amusé de mes enfants cannibales. Ah mais oui !
(et ce oui, crois-moi, je l'entends tonitruant, Tom Waits a copulé avec Beefheart et ce n'est pas des tessons de bouteille qui me poussent dans le larynx, mais des barbelés croisés avec des plantes carnivores, trempés dans du curare, plongés dans l'acide, et j'entends des ffsshhhh et des sssffsssh et des crrrrrrrr et des trrrktktksrrrrshrshr et c'est bon comme t'as pas idée)
T'en as pas marre, toi, de la cire encaustique ? Du doux comme un bébé-phoque qu'on écorche loin des caméras, surtout cachez-moi ce sang que je ne saurai voir ? Du lissé, du moiré, du poli ? Même le rock sent la fraise tagada. Il suffit d'écouter la musique « oh tellement insolente » de Philippe Katerine pour s'en convaincre : la folie douce oui, ok certes, mais moulée dans l'air du temps.
Excusez-moi trois secondes, j'étouffe un vomi.
(se retourne et gerbe une longue coulée de gelly à la framboise)
Loin des Rival Sons qui pillaient en leur temps les riffs de Led Zeppelin et consorts alors qu'on n'en en avait pas fini d'en vouloir à Lenny Kravitz pour le même type de pillage vingt ans plus tôt, loin itou des mimétiques Greta Van Fleet qui enfoncent des portes ouvertes par des artistes qui pourraient être leurs grands-parents (et ça ne dérange personne), loin de ces foutus tribute bands qui pullulent et polluent la musique jusque dans son fondement (G.G. Allen doit bien se marrer, tiens), un peu comme si on avait tout inventé pour tout remettre dans une petite boîte rangée dans le fond du placard, celui qu'on ouvre que pour les grandes occasions vu qu'on y a aussi planqué le whisky de trente ans d'âge et les cartes Pokémon qu'on espère voir vieillir et prendre du poids, loin de toute la merde insipide que nous proposent les radios pour meubler nos après-midi d'emmurés profonds ou nos trajets autoroutiers du soir, enfin un groupe qui se fiche des qu'en dira-t-on et qui file droit- dans le mur en klaxonnant.
(Ouaip, Doug, elle est pour toi, celle-là)
J'ai choisi ce titre parce qu'il fait écho à ma première œuvre auto-produite, un recueil de poèmes rédigés plus ou moins sous influence à l'âge où se chevauchaient dans mon esprit mal dégrossi des désirs de baise, d'alcool, de fumette ou d'amour, mais aussi de mondes meilleurs, d'argent facile, de virées en bagnole, de championnats de foot, de basket ou ce que tu veux, pourvu que je puisse cracher dessus, ou encore de néo-nazisme poussant dans les urnes autant que dans les cervelles, d'accords de paix envisageables à Oslo, du grand retour de la droite, de la découverte du jazz, de la compréhension totale du fait qu'il n'y a rien à comprendre, parce que hey hey shut up, tout est bidon mec, tout est faux jusqu'à la moelle, comme un discours, une promesse de poivrot ou une chanson d'amour.
« Rock'n'Roll Psychose » s'appelait le recueil. « Rock'n'Roll Psychosis » s'intitule l'exhalaison dévastatrice de la « Jim Jones Revue », belle appellation par ailleurs. Il faut au moins être Anglais pour appuyer l'ironie d'une musique qui n'en comporte aucune dans son ADN. Parce que bigre, si ces gars viennent de Londres, leur groupe n'est pas une « revue » et loin s'en faut, mais bien une « hell of a band ». C'est les « boys », « the lads », les « p'tits gars » qui se sont mis à la colle pour jouer du surin, de la rapine et de la chaîne de vélo.
Et, ouais, un peu de guitare aussi, de piano boogie-woogie, des fûts, de la basse qui claque comme une contrebasse. La faute à l'ingé-son qu'a pas pu venir, tout sature jusquà l'os dans ce morceau. De fait, tout l'album est comme ça. Je les vois d'ici, ces foutus british, coincés trop longtemps dans le garage d'un pote qui leur a fait croire qu'il avait un vrai studio. « Vas-y, pousse dans le rouge, c'est plus joli. Ouais, si c'est rouge, c'est sanglant. Manquera plus que la sueur et les larmes. »
Et le piano de Mortimer explose sous ses doigts d'orfèvre engendré par le Chaos rampant.
Ce riff !
Oh. My. God.
C'est la descente d'organes des parents coincés qui voient leur fille partir avec un branleur qui boit qui fume qui baise et qui aime bien pratiquer le tout au volant d'une voiture qui roule vite ; c'est le grain de caviar qui se coince dans la luette de nos dirigeants quand une blague idiote leur explose à la tronche dans les éclats de rire bon enfant d'un public radiophonique qui cherche la communion et le partage plutôt que le coup de poignard ou la détonation ; c'est la tringle à rideau du salon qui se casse la burette pour révéler aux voisins voyeurs l'inceste exhib des salauds ordinaires ; c'est le feu qui se propage dans les cages d'escaliers alors qu'on a toujours pas réparé l'alarme anti-incendies.
Le rock, musicalement, ne vaut que ce pour qu'il exprime.
Des biz à ceux qui ont eu la patience de lire, la bise aux autres également. A toi qui ricane tendrement, elle est pour toi, je t'ai dit.
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