Chapitre 2
Je n’étais pas très enthousiaste à cette idée mais trop rompu pour en débattre. Ne tenant pas à importuner plus que nécessaire cette rayonnante femme, je songeais qu’à défaut d’autre chose, un tour en voiture contribuerait à me situer. Elle me fit passer par une porte latérale, découvrant un garage où s’empoussiérait une petite voiture rouge. Je montais péniblement à l’avant tandis que retentissait le ronronnement du moteur. J’aurais pu m’endormir immédiatement, bercé par sa conduite régulière et la chaleur du chauffage, mais la confusion dans laquelle j’étais plongé et mes articulations en feu maintenaient mon attention éveillée. Le sang cognait désagréablement à mes tempes alors que défilaient les rues, si semblables, si mornes. Aucune ne parvint à déclencher de soudaine révélation. J’avais l’impression de vivre à côté du monde, dans une dimension parallèle percluse de différences infimes qui la rendaient inhospitalière. Le véhicule ralentit devant une boîte de béton grise ornée de lettres bleues. Fin de la ballade. La brave dame m’aida à descendre puis me guida jusqu’au comptoir d’accueil du commissariat. Un grand dadais mal rasé s’enquit de notre demande. Elle raconta brièvement notre absurde rencontre avant d’exposer le problème :
— Le monsieur ne sait plus où se trouve son domicile, je pensais que vous pourriez l’assister, quelqu’un le cherche sûrement déjà.
— Mais bien sûr Madame, vous avez bien fait ! Et comment il s’appelle ce petit monsieur ?
— Jean, grommelai-je, offusqué par la familiarité du bonhomme. Jean Séguret.
L’homme pianota quelques minutes sur son ordinateur, arborant un air de concentration très bien imité. La femme, jusque-là si indulgente, jetait sans cesse des coups d’œil nerveux à sa montre. D’un sourire rassurant, je lui signifiai qu’elle pouvait partir. Elle hésita un instant, puis s’adressa à l’agent d’accueil :
— Je peux vous le laisser ? Je dois vraiment aller au travail, je suis affreusement en retard.
— Je vous en prie, il est entre de bonnes mains ! N’est-ce pas monsieur ? répliqua jovialement l’antipathique personnage en se tournant vers moi.
Je hochai vigoureusement la tête de haut en bas. La dame s’approcha et me prit par les épaules, me murmurant de prendre soin de moi. Ne sachant comment exprimer ma sincère gratitude, je la serrai furtivement dans mes bras. Elle s’éloigna rapidement puis disparut derrière les portes vitrées. Adieu sainte femme, unique soleil de mon atroce matinée. Inexplicablement, son départ m’attristait, un peu de la bonté du monde s’était effacée avec elle. J’allais prendre congé à mon tour, ne voyant pas comment la police pouvait m’aider quand le grand dadais me devança.
— Asseyez-vous ici, fit-il en me désignant un amas brouillon de chaises métalliques. Je vous apporte tout de suite un sandwich et un café.
De la nourriture, divine perspective ! L’homme remonta immédiatement dans mon estime. Tant pis, je partirais plus tard, autant profiter de l’occasion pour me reposer. Il ne tarda pas à tenir sa promesse, ajoutant qu’il s’occuperait de moi dans une dizaine de minutes. Je commençais par le café, évaluant mentalement mon état général. Pas de mal de crâne étonnement, juste ce terrible brouillard persistant qui s’immisçait jusqu’aux tréfonds de ma mémoire. En comptant mon corps courbaturé, vidé de toute énergie, cette gueule de bois gagnait largement la palme de mes pires lendemains. Le moindre effort m’épuisait, comme si mes muscles avaient subitement fondu à mon réveil. Mordant avec appétit dans le triangle fade du sandwich, je tentais de retrouver le fil de ma nuit. J’étais dans une soirée parisienne. De fugaces images de corps mouvants se greffaient à mes paupières. Oui, il y avait du monde, c’était pour une grande occasion. Des néons tournoyants, une chevelure ondoyante comme une flamme, hypnotique. La chevelure, d’un roux sauvage et brûlant, appartenait à une jeune femme. Son souvenir m’émouvait étrangement, nymphe sublime perdue parmi les barbares. Je ne distinguais pas son visage, encore au stade de l’esquisse, mais celui de mon frère s’imposa. C’était cela ! Les trente ans de mon grand frère ! Heureux de ma progression, je terminais mon repas plein d’un enthousiasme renouvelé. Je n’avais pas vu l’agent d’accueil partir, pourtant il revint bientôt accompagné d’une policière en uniforme.
— Monsieur Séguret ? Nous avons retrouvé votre signalement, votre femme vient vous chercher, affirma-t-elle aimablement.
— Vous faites erreur sur la personne, mademoiselle, je ne suis pas marié, objectais-je avec un sourire perplexe.
Elle fronça les sourcil et parcouru des yeux la feuille qu’elle tenait entre les mains.
— Vous n’êtes pas monsieur Séguret ? Mais si, tout concorde. Homme caucasien d’environ soixante-dix ans, cheveux blancs, trench-coat noir, disparu depuis une trentaine d’heures. Regardez, c’est votre photo.
Elle me montra le cliché en question où figurait la face peu commode d’un septuagénaire à la coiffure broussailleuse, mon nom s’étalant en toutes lettres à ses côtés. J’éclatais de rire devant l’énormité de la farce. Les policiers, eux, ne riaient pas. L’agent d’accueil s’était même mis à chuchoter grossièrement à l’oreille de la nouvelle venue.
— Mais enfin, m’étranglais-je, vous voyez bien que ce n’est pas moi, je n’ai que vingt-huit ans bon sang ! D’accord, je suis dans un sale état, mais tout de même…
Ignorant ma remarque, la policière se pencha vers moi et, détachant toutes les syllabes comme si elle s’adressait à un enfant simplet, articula que tout allait bien se passer et que ma femme ne tarderait pas, que je ne devais surtout pas avoir peur. Elle sortit de la pièce avant je ne puisse répliquer, me laissant en compagnie de l’homme mal rasé. Ce dernier m’adressa un clin d’œil appuyé, comme s’il était au courant d’un secret connu de nous seuls. Au paroxysme de la confusion, je voulus examiner mon reflet et pris comme miroir de fortune la vitre d’un cadre derrière moi. Les traits flous d’un vieil homme au visage tombant, les cheveux en bataille me renvoyèrent mon regard. N’y croyant pas, je levais une main, puis l’autre. Pas de doute. Les pupilles écarquillées, je tournais mon attention vers ces mains figées en l’air, prête pour un hold-up. Épaisses et parcheminées, je distinguais sous la peau et les rides le réseau autoroutier des veines. Ce n’était pas mes mains. Ce n’était pas mon corps. Que m’avait-on fait ? Tout mon sang descendit à gros bouillonnements dans mes pieds, j’eus envie de hurler. Hier encore j’avais vingt-huit ans. La plaisanterie allait trop loin. Je refusais de plier. Ce n’était pas vrai, pas la réalité. Quelqu’un m’avait forcément dérobé mon apparence ou ma vitalité. Les yeux fous, je criais en direction de l’agent :
— Regardez ce qu’on m’a fait !
Il resta stoïque, évitant soigneusement de mon regard. Il fallait que je parte, que je réfléchisse. Retrouver mon frère ou la jeune femme aux cheveux de braises. Comprendre. Chercher une solution. Ma cervelle ouateuse s’était mise à tourner à plein régime, mes pensées fusaient comme des balles dans toutes les directions. J’étais enragé, terrifié. Il fallait que je parte. Le chuintement discret des portes d’entrée sifflât, libérant une tornade de chair et de parfum qui me sauta au cou avec un grand « JEAN ! » retentissant. Un petit bout de femme tout fripé m’écrasait sur sa poitrine de toutes ses forces. Mal à l’aise, toujours en plein tourment, je me défis de son étreinte plus brusquement que voulu.
— Je ne vous connais pas, lâchais-je, paniqué.
Elle s’arrêta net, la bouche tremblotante. Une larme perla à l’orée de ses cils. « Jean… », commença-t-elle doucement. Le grand dadais la coupa, se précipitant vers elle.
— Marianne Séguret ? Ah, parfait ! Si vous pouviez signer ce papier, là et là…Super ! Nous vous rendons votre époux ! Bon courage et bonne journée !
Stupéfait, je la laissais m’entraîner jusqu’à un monospace gris. Une inconnue, une voiture. Décidément, cette journée ne me laissait aucun répit.
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