10 Savannah
Voilà déjà une bonne heure que je suis assise derrière le clavier sans arriver à me concentrer sur la moindre tâche. J’ai beau essayer de toutes mes forces, impossible. Ashton hante chacune de mes pensées et pour tout dire, je me sens vraiment très mal. Pourquoi l’ai-je laissé s’approcher de moi ? Pourquoi ai-je ressenti cette éruption dans mes veines quand il s’est collé à moi ? Il joue avec mes nerfs et j’y rentre la tête baissée. Pauvre cruche ! En plus Harper est dingue de lui, ça se voit comme le nez au milieu du visage. Quand on est arrivées ici, Stacey et moi, ils étaient ensemble et j’ai pu voir combien elle tenait à lui à travers ses gestes et ses regards. À mon avis, ses sentiments à son égard sont aussi forts que ce que j’éprouvais pour Aaron. Hors de question que je me mette entre eux, je ne suis pas une salope comme Lea, même si ça m’a fait une sensation bizarre au fond de mon ventre quand je les ai vus s’embrasser. Je refuse toutefois de nommer ce que j’ai ressenti.
Fatiguée de penser sans arrêt à ce grand brun au corps d’Adonis, je quitte le bureau pour aller me chercher un verre d’eau dans la cuisine. La pièce dans laquelle je passe ma matinée est située dans la maison même, il m’arrive donc souvent de croiser Nills ou un autre gars de l’équipe. En une semaine, j’ai eu le temps de découvrir un peu plus ce monde. En temps normal, cinq personnes supplémentaires travaillent ici, mais avec les vacances d’été, il ne reste que Kyle et Sarah, les deux moniteurs d’équitation et avec lesquels je m’entends super bien. Parfois, je rencontre Harper, mais vu la dent qu’elle semble avoir contre moi, je préfère l’ignorer. Je ne suis pas là pour faire des frasques et je pense que si je lui rentrais dans le lard, ça ne lui plairait pas ni à son père d’ailleurs, encore moins à ma mère. D’ailleurs, en pensant à elle, je l’ai eu dans la semaine et tout ce qu’elle a su me dire, c’est qu’elle adorerait retrouver sa petite fille chérie, celle que j’étais avant. Mais avant quoi ? Avant que papa parte rejoindre les anges ? Ou avant qu’elle décide qu’il valait mieux laisser sa fille se débrouiller avec les trois deuils qui lui empoisonnaient la vie ? En tout cas, même si elle ne l’a pas vu, j’ai dressé mon majeur pour qu’elle aille se faire foutre. La Savannah d’avant n’existe plus, elle a été trop brisée pour pouvoir recoller les morceaux. Aujourd’hui, je suis comme je suis et j’assume, que ça plaise ou non aux gens.
Cette fois, je ne croise personne jusqu’à la cuisine. Dans un sens, tant mieux. Vu les pensées négatives qui me traversent le crâne, je n’ai pas envie que quelqu’un me voie m’apitoyer sur mon sort. Papa me manque cruellement. Avec lui, tout était plus simple. Je retiens un sanglot de justesse alors que j’attrape un verre dans le placard au-dessus de ma tête. Je pars le remplir au robinet. Franchement, je n’ai jamais connu une eau aussi délicieuse. D’après ce que j’ai compris, il y a une source pas loin qui alimente tout le terrain.
Je suis en train de l’avaler gorgée par gorgée quand la voix de Harper parvient jusqu’à mes oreilles. En toute discrétion, j’écoute.
— Tu te rappelles de ce que tu m’as demandé, papa ? J’ai fini de faire travailler Mistery, je pourrais peut-être prendre en charge Savannah, avant de m’occuper de Riper, qu’est-ce que t’en penses ?
— Tu me prends pour qui ? Pour l’un de tes chevaux ? répliqué-je aussi sec, mordante.
Étonnée sûrement de m’entendre, Harper se tourne vers moi, un sourire presque sincère sur les lèvres. Mais, faut pas me prendre pour une conne, son regard la trahit et je vois bien qu’elle est complètement fausse.
— J’ai pensé à une idée qui pourrait t’aider à surmonter ta peur, intervient Nills qui ne voit même pas le jeu de sa fille. Harper est très qualifiée pour venir en aide aux chevaux en difficulté…
À cet instant, je décroche totalement, écœurée par ce que j’entends.
— Je ne suis pas un putain de canasson ! Harper n’est pas psy à ce que je sache ! tonné-je en reposant brusquement mon verre sur le plan de travail.
Nills écarquille les yeux tandis que Harper semble jubiler de mon attitude. Ils peuvent bien penser ce qu’ils veulent, je m’en fous totalement. La seule chose dont je suis certaine, c’est que je ne la suivrai pas. Bien qu’avec le regard réprobateur que me lance maintenant le propriétaire du ranch, je n’en suis pas du tout convaincue.
— Ecoute-moi bien, jeune fille, ici c’est mon ranch, mes lois ! Et j’ai bien l’intention qu’avant la fin de ton séjour, tu files un coup de main à Ashton. Il en a réellement besoin.
Comme si le pauvre allait s’écrouler !
Vu ce qu’il m’a dit ce matin, ce n’est certainement pas la surcharge de travail qui va le terrasser. Non, ce qui risque de le foutre à terre, c’est plutôt son manque d’action avec sa copine. Machinalement, je tourne la tête vers elle. Quand elle remarque mon regard, elle hausse un sourcil et croise les bras. Nous entrons dans une confrontation visuelle qui me met les nerfs en pelote. Qu’est-ce qu’elle croit, que je suis en train de lui voler son mec ? Qu’ils aillent tous se faire foutre dans ce ranch maudit ! Harper et Ashton les premiers.
— Et j’obtiendrai quoi en échange ? questionné-je Nills en lâchant sa fille des yeux pour venir les poser sur lui.
L’arrogance fait partie de mes armes quand je me sens démunie face à une situation, et, là, c’est clairement le cas. Je sais que c’est perdu d’avance, je n’ai pas les moyens de m’échapper. Le seul qui pourrait m’aider, c’est Liam. Il me l’a bien proposé lors du seul appel que je lui ai passé. Sur le coup, je lui ai répliqué qu’il valait mieux que je tente de tenir un peu. Pourquoi ai-je fait ça ? Si je lui avais dit de venir, je ne serais certainement pas dans cette situation merdique. Dès que je peux, je le rappelle et lui ordonne de ramener son putain de cul du tonnerre dare-dare.
— Es-tu sûre d’être en mesure de marchander ?
Non, mais je m’en tape. Papa m’a toujours appris qui ne tente rien, n’a rien.
— Ouais, peut-être. Après tout, Harper donne bien des bonbons aux chevaux quand elle finit de les faire bosser. Alors, pourquoi, moi, je n’aurais rien ?
Nills secoue la tête comme s’il n’en revenait pas de mon audace.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Je réfléchis à toute allure, avant de tomber sur une idée génialissime qui pourrait m’aider à repartir à L.A.
— Faire un tour sur la bécane d’Ash.
— Hors de question qu’il t’emmène ou que ce soit ! explose sa meuf.
Je pouffe devant sa jalousie évidente, sauf qu’elle n’a pas compris que je ne veux pas faire un tour avec lui. Bien au contraire, plus il se tient loin de moi et mieux je serai. Non, je veux juste sa bécane.
— Tu peux garder le mec, moi, je veux juste emprunter sa moto.
Que je ne lui rendrai jamais, cependant elle n’a pas besoin de le savoir. De toute façon, ce ne sera pas la première fois que j’emprunterai sur une durée indéterminée un véhicule. Bon, d’accord, appelez ça du vol si vous le souhaitez, pour moi ça revient du pareil au même. C’est d’ailleurs pour ce genre de coups que Liam m’a appris à conduire autant les deux-roues que les bagnoles.
— Papa, il n’acceptera jamais. Il a mis des mois à se la payer avec le peu d’argent que tu lui donnes.
Peu d’argent, ça veut dire quoi ça ? D’après ce que m’a dit Sarah, l’autre jour, ils sont plutôt bien payés ici. Alors, pourquoi ce ne serait pas le cas d’Ashton ?
— On peut toujours lui demander, tranche son père.
Un sourire victorieux se dessine sur mes lèvres tandis que celles de Harper tombent dans une drôle de grimace. Un point dans le camp Slayer.
— Dans ce cas, je veux bien essayer votre idée, accepté-je en regardant Nills, puis je me tourne vers la blonde et ajoute : mais, au moindre signe de crise, tu vires ton animal démoniaque de ma vue, compris ?
Nouveau sourire faux de sa part, avant qu’elle ne me rétorque d’une voix mielleuse :
— Je suis là pour t’aider à affronter ta trouille, pas l’inverse. Je vais chercher Star, va m’attendre dans le rond de longe, assieds-toi au milieu et ferme les yeux.
D’un simple signe de tête, j’accepte, avant de quitter la demeure à sa suite. Pendant qu’elle part chercher la bestiole, je traîne des pieds jusqu’à l’endroit désigné. S’il n’y avait pas la moto en jeu de celui que je peux considérer comme mon colocataire, je ferais certainement demi-tour.
Assise en tailleur au milieu de l’enclos, j’attends le retour de Harper en dessinant dans le sable. Dès que j’entendrai les sabots de l’animal, je fermerai les yeux. Pas avant. À quoi bon ?
— Qu’est-ce que tu fous au milieu du rond de longe ?
Cette voix sombre, je commence à la connaître par cœur, surtout qu’elle éveille à nouveau en moi de drôles de sensations. Surprise, je tourne la tête dans sa direction et le découvre seulement vêtu d’un jeans. Déconcentrée par la goutte de sueur qui coule le long de son torse, je peine à relever les yeux vers les siens. Mes joues prennent feu alors que je m’imagine venir goûter à cette peau salée qui m’appelle avec la même force qu’un carré de chocolat.
— Savannah, je t’ai posé une question. Qu’est-ce que tu branles ici ?
Si j’étais dans mon état normal, je pourrais peut-être capter la nuance dans la tonalité de son timbre, différente des autres fois. Il ne me cherche pas, j’ai plus l’impression qu’il tente de me mettre en garde. Possible, mais ce qui m’intéresse tout de suite, c’est cette goutte qui descend vers la ceinture de son pantalon pour glisser en dessous.
— Merde, arrete de déconner, putain ! T’as rien à foutre ici !
Ramenée à la réalité par son ton colérique, je plante mon regard dans le sien.
— Nills veut que je m’affranchisse de ma peur de ces montres et il n’a rien trouvé de mieux que de demander à ta copine de m’y aider.
Il secoue la tête, comme si tout ça le dépassait.
— Kyle peut t’y aider aussi.
Et que je passe à côté de sa bécane ? Non, merci.
Le son caractéristique des sabots se fait entendre à cet instant. Plutôt que de relever et d’entrer dans une de ses joutes verbales qui nous caractérise de plus en plus, j’abaisse mes paupières comme prévu. Puis, j’attends… et j’attends encore. Même quand j’entends la voix d’Ashton grogner, je continue à garder les yeux clos. J’ai bien conscience que si je les ouvrais, je me confronterais directement au monstre tout droit sorti de l’enfer. Alors, je préfère me servir de mon ouïe pour savoir ce qui se passe au lieu d’assister à la scène de visu.
— À quoi tu joues, Harp ? s’emporte le beau palefrenier.
— Mais, je ne joue pas, mon amour. Mon père m’a demandé de l’aider à affronter sa phobie, c’est ce que je vais faire.
— Avec lui ?
J’ignore qui est ce « lui » dont il parle et je crois qu’il vaut mieux que je ne le découvre pas. J’attends la réponse de la blonde, mais elle ne vient pas. Tout ce que je réalise, c’est que l’animal et sa propriétaire sont désormais dans le rond de longe comme moi. Prise d’effroi, ma respiration se coupe tandis que tous mes muscles se contractent. J’ai beau essayé de faire le vide en moi, penser à des choses agréables, pour ne pas me laisser envahir par cette frousse, rien n’y fait. Alors que le canasson effectue des tours, je déglutis difficilement.
— Tu ferais mieux de te détendre, sinon il risque de sentir ta peur, sale chienne.
Offusquée, mes paupières s’ouvrent instantanément. Comment peut-elle me traiter de la sorte ? Elle se prend pour qui ? Je suis prête à bondir sur mes pieds pour la renvoyer dans ses cordes quand mes yeux se posent sur l’étalon qui n’a absolument rien à voir avec Star. Si je me rappelle de son histoire, il a été amené ici pas plus tard que la semaine dernière suite à des troubles du comportement et c’est l’un des plus dangereux avec lequel Harper travaille.
Paniquée, je me mets à trembler et à respirer bien trop vite. Que quelqu’un me vienne en aide avant que je ne perde pied ! Bon, avec mon bol habituel, il ne faut pas trop rêver non plus.
Quand je tente de me relever pour prendre mes jambes à mon cou, le monstre se cabre en poussant un hennissement terrifiant. Affolée, je recule avec l’aide de mes mains sous l’éclat de rire de Harper. Furax qu’elle puisse se jouer de moi alors que je suis totalement sous le coup de l’effroi, je lui lance un regard meurtrier.
— Tu n’as que ce que tu mérites, sale chienne. Ashton est mon mec, alors cesse de lui tourner autour.
Non, mais elle est timbrée ou quoi ?
— Putain, Harper, qu’est-ce que tu fous ?
Je ne sais pas qui intervient, néanmoins, pour le coup, il est mon sauveur. Cette fois, je me lève et me barre sans demander mon reste.
Les larmes coulent le long de mon visage alors que je cours à travers champs.
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