32. Ashton
Les jours raccourcissent, l’hiver est là. Dans un mois pile, je serai libre. En vrai, ça me fout la trouille. Rien ne m’attend derrière ces murs de béton. Plus de famille. Pas vraiment d’amis. Aucun avenir. Plus goût à rien. Juste cette certitude, elle me manque. Elle me manque tellement, putain ! Je ne pensais pas qu’un cœur brisé puisse être aussi long à réparer. Combien de jours, de mois, faudra-t-il pour que je l’oublie, elle, mon évidence ? Chaque nuit, allongé sur mon lit, je revois ses traits parfaits et son sourire ravageur. Ma langue se souvient encore du goût de la sienne. Mes mains se rappellent ses courbes exquises. J’entends encore ses « je t’aime » murmurés au creux de mon oreille. Et je pleure. Ouais, putain, je la chiale chaque nuit. Je pensais que me retrouver derrière les barreaux m’aiderait à retrouver un peu de l’oxygène qu’elle m’a volé en se barrant avec ce salopard. La vérité, c’est que c’est l’inverse qui se passe, j’ai beaucoup trop de temps pour penser à Elle et ça me flingue un peu plus tous les jours.
Adossé au mur au fond de la cour, dans laquelle on nous sort deux heures par jour comme de vulgaires clébards, je scanne ce qui se passe tout autour de moi. Plusieurs groupes sont dispatchés. Pas très loin de moi se tient celui des Leaders. Tout le monde sait qu’il vaut mieux les éviter si on ne veut pas d'emmerdes. Même mes poings ne me suffiraient pas pour me défendre s’ils décidaient de me tomber dessus. En même temps, je leur ai prouvé la première fois que je n’étais pas non plus un enfant de chœur. Je crois qu’ils n’ont pas oublié qui j’étais depuis. Derrière eux, leurs « putes », ces deux gars n’ont pas su trouver leur respect et le paient très cher. D’autres groupuscules sont formés et se tiennent çá et là. Ils discutent entre eux tandis que je les observe. Depuis mon arrestation, je refuse de décrocher un mot. Seule ma conseillère de probation a entendu ma voix jusque là. D’ailleurs en parlant d’elle, en voyant un des gars en uniforme se diriger vers moi, je sais qu’il est l’heure de mon rencard. Je me décolle lentement du mur et m’avance vers lui. Sans broncher, je le suis dans une petite pièce à la décoration sommaire. Un simple bureau et deux chaises, même pas d’ordinateur, pour combler cet espace vide. Je m’asseois face à l’afro-américaine lorsqu’elle m’invite à le faire. Chaque fois, elle m’observe longuement comme si elle étudiait un sujet. J’ignore ce qu’elle cherche et je n’ai aucune envie de le savoir. Après quelques secondes, elle finit par me sourire. Sourire que je ne lui rends pas. J’ai bien trop de haine en moi, de colère pour que je parvienne à en décrocher un.
— Monsieur Davis, je suis heureuse de vous revoir.
Pas moi.
Elle ouvre un dossier jaune sans relever mon manque de courtoisie. La dernière fois qu’on s’est vu, à mon arrivée dans cette prison, je lui ai laissé capter que je n’étais pas d’humeur à m’emmerder avec ce genre de balivernes. Rien n'a changé depuis, je crois qu’elle l’a compris.
— Votre libération est dans un mois. J’aimerais qu’on refasse le point sur ce que vous voulez entreprendre une fois dehors. L’été dernier, vous me parliez d’une formation, est-ce toujours d’actualité ?
Je pose mes deux coudes sur le bureau et ma tête sur mes mains. Je la fixe un instant dans les yeux. J’ignore ce qu’elle y voit, mais j’obtiens l’effet escompté, elle se rencogne dans sa chaise.
— Ne m’emmerdez pas avec vos conneries.
Ma voix placide la fait tressaillir.
— Nous devons définir une ligne de conduite pour votre libération. Donc, quels sont vos projets, monsieur Davis ? Il me faut absolument quelque chose qui tienne la route pour que je puisse le présenter au juge.
Je me recule et prends une position nonchalante, jambes étendues devant moi et bras croisés sur la poitrine.
— Notez ce que vous voulez, je n’en ai rien à foutre !
Sans me quitter des yeux, elle hoche la tête d’un air entendu.
— Bien. Dans ce cas, je valide votre souhait de revenir à l’université pour finir votre formation de coach sportif.
Qu’elle rêve si ça lui chante !
Mon air revêche ne lui échappe pas. Elle change également de position sur son siège pour prendre une position dominante.
— Entendons-nous bien, monsieur Davis, vous allez être placé en réinsertion. Ce qui veut dire que si je valide ce projet, vous devrez nous apporter la preuve de votre assiduité. Donc si vous avez un autre projet, il est temps de m’en faire part.
— Je vous l’ai dit, marquez ce que vous voulez et ne me faites pas chier !
Sans plus un mot, elle note quelques mots dans le dossier, puis me le tend avec un stylo. Je regarde ce dernier d’un air dubitatif jusqu’à ce qu’elle me demande de signer à plusieurs endroits. Pour qu’elle me foute la paix, je lui obéis.
Putain, qu’est-ce que je suis en train de branler ? Je n’ai aucune envie de retourner à l’université.
T’as toujours le choix, mec. On peut aussi reprendre les combats pour se faire un max de blé et se tailler très loin d’ici.
Ça, c’est l’idée du siècle ! Un sourire à la con s’esquisse sur mes lèvres alors que je lui rends le dossier. Je me lève, enfin en accord avec moi-même, et me dirige vers la porte. Au moment où j’appuie sur la poignée, ma conseillère me retient.
— Ça fait deux ans que je vous suis, monsieur Davis. Vous êtes un jeune homme brillant. Je peux toutefois vous dire que je n’apprécie pas ce que je vois dans votre regard depuis votre arrivée ici. On dirait que vous ne croyez plus en la vie. Pourtant, je peux vous assurer que vous avez encore beaucoup de choses à vivre.
Ouais, c’est ce qu’on verra, même si là de suite, j’ai vraiment du mal à y croire.
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Le mois restant s’est écoulé beaucoup trop vite à mon goût. Je n’ai aucune envie de me barrer d’ici. Quelque part, j’y étais protégé. C’est donc à contrecœur que je rends mon uniforme de taulard, récupère mes effets personnels, puis me dirige vers la sortie en traînant des pieds.
— Magne-toi, j’ai autre chose à foutre de ma journée ! hurle le gardien qui m’accompagne jusqu’à la porte.
Je l’ai à peine franchie que j’entends la grille se refermer derrière moi. Je passe la tête par-dessus mon épaule et la considère un instant sans trop savoir quoi faire . Puis, je me retourne et fixe la grande étendue de terre aride devant moi. J’ai enfin retrouvé ma liberté, pourtant elle ne m'a jamais paru aussi fade. Mon monde est aussi désert que ce paysage. Rien ni personne ne m’attend. Je vais devoir m’y faire et avancer seul.
Mes paupières s’abaissent. J’imagine ce qu’aurait pu être ce jour si je n’avais pas largué cette fille dont les initiales se sont imprimées dans mon âme. Elle aurait demandé à sa mère de l’emmener au ranch, je l’aurais serrée contre moi, fou de joie à l'idée que plus rien ne pourrait nous séparer désormais, puis nous aurions pris ma bécane et on aurait roulé jusqu’à la nuit tombée. Je déglutis difficilement.
Durant une seconde, j’ai envie de me retourner, de leur hurler de me laisser rentrer, que je ne suis pas prêt à affronter la vraie vie. Mais mes pieds me forcent à avancer. Pas après pas, je m’efforce de rejoindre la route principale que je sais être proche d’ici. Une centaine de mètres. Deux cents tout au plus.
Et maintenant que j’y suis, qu’est-ce que je fous ?
Bien malgré moi, je poursuis mon chemin en direction de la Cité des Anges. Mon sac sur le dos, je marche sur le bas-côté. Plusieurs bagnoles me passent à côté sans même s’arrêter. De toute façon, je refuse l’aide de qui que ce soit. Je suis seul et j’ai bien l’intention de le rester. L’unique chose qui me ferait plaisir, c’est une clope. Faute d’en avoir, je ramasse un brin d’herbe que je coince entre mes dents.
Le soleil au zénith, je m’arrête un instant pour retirer mon blouson. Une voiture se stoppe devant moi et une nana, brune, plutôt bien gaulée ouvre sa fenêtre. Une blonde se trouve derrière le volant et me regarde avec avidité.
— Besoin qu’on t’emmène quelque part, beau gosse ? demande la passagère.
Elle mordille sa lèvre comme si elle savait exactement ce qu’elle voulait de moi. Est-ce que me les taper toutes les deux m'aiderait à zapper celle qui hante mes pensées de jour comme de nuit ? Aucune idée, mais tant que je n’aurai rien tenté, je n’en saurai rien.
En guise de réponse, je lui lance mon sourire de prédateur, celui qui dit « je ne vais faire qu’une bouchée de toi et t’en redemanderas encore et encore. »
— Vous pouvez m'emmener à L.A. ?
La blonde me sourit alors que la brune me répond :
— Ça tombe bien, on y va également.
Une demi-heure plus tard, nous débarquons à la Cité des Anges. La conductrice dont j’ignore toujours le prénom se gare dans une petite ruelle sombre. Je sais exactement où nous sommes, l’entrepôt que j’ai réaménagé ne se trouve qu’à deux rues d’ici.
— On habite juste là, m’informe l’autre. Ça te branche de venir prendre un verre avec nous ?
Et histoire de bien m’allumer, elle roule une pelle à sa copine sous mes yeux. N’importe quel mec normalement constitué paierait cher pour être de la partie. Je ne vais pas dire que je suis insensible à ce qui se passe devant moi, mais le fait de savoir mon frangin proche d’ici et ma rouquine, par la même occasion, m’aide à garder les pieds sur Terre.
— Ouais, non, sans façon. J’ai autre chose à foutre.
Putain, t’es tarê ! Ces meufs sont bouillantes, tu pourrais t’éclater. Ce n’est pas ce que tu voulais ?
Non, ce que je veux, c’est elle. Savoir pourquoi elle n’est jamais venue me retrouver malgré mon message.
— Tu ne sais pas ce que tu perds, gueule d’ange !
Non, mais je sais ce que j’ai perdu !
Sans un regard, juste un merci, je quitte la caisse sans demander mon reste. En quelques minutes, je rejoins mon ancien repère. Des tags sont venus embellir la porte depuis la dernière fois où j’ai posé un pied ici, je ne prends pas la peine de frapper avant de la pousser. J’ai à peine franchi le seuil que je tombe nez-à-nez avec mon cadet. Ses yeux injectés de sang m'inquiètent sur son état. Quelle substance peut-il bien prendre pour paraître aussi défoncé ? Toutefois, je ne m’y attarde pas trop, après tout, je m’en fous. Il fait ce qu’il veut de sa vie, il peut même se foutre en l’air, ça ne m’atteindra pas.
— Elle est où ? tonné-je.
Contre toute attente, il explose de rire. Perturbé par sa réaction, j’en perds de ma superbe. Putain, me voilà bien s’il se marre alors que je lui gueule dessus ?
Alors qu’il continue , je me reprends. En deux pas, je franchis la distance qui nous sépare, l’attrape par le col de son t-shirt et le force à reculer jusqu’au mur contre lequel je le plaque.
— Cesse de rire ou j’te jure que j’vais pas rester longtemps calme !
Son sérieux lui revient. Tant mieux. Ses traits se tendent et je peux sentir que notre confrontation le pousse lui aussi à cran. Dans un geste brusque, il se dégage, puis s’éloigne de moi.
— Tu crois vraiment que je vais te le dire ! Tu me donnes quoi en échange ? Ah oui, c’est vrai, t’as plus rien. Même ici, ce n’est plus chez toi !
Salopard ! Mes mâchoires se crispent. Mes muscles se bandent. Mes poings se serrent. Je vais lui faire la peau s’il ne cesse pas de se foutre de ma gueule !
— DIS. MOI. OÙ.ELLE. EST.
— Même si je le savais, je ne te dirai rien. Maintenant, dégage, t’es chez moi ici !
Putain, je ne capte rien ! Je suis certain qu’il le sait, mais qu’il tente de me mener en bateau. Ils sont partis ensemble, bordel de merde ! Je fourrage dans mes cheveux tellement je suis énervé. Je vais vraiment péter un câble si je n’obtiens pas mes foutues réponses.
— J’te jure que si tu ne me dis pas où elle est, je squatte ici jusqu'à ce qu’elle se pointe !
Il explose de rire.
— Alors, tu vas pouvoir attendre longtemps. Je ne l’ai pas revue depuis le jour où je l’ai ramenée dans cette ville ! Ouais, mon vieux, t’es pas le seul à l’avoir perdue ce jour-là ! Moi aussi et tout ça par ta faute ! C’est de toi dont elle était amoureuse, putain !
Je n’y comprends rien, bordel ! Si c’est le cas, pourquoi elle n’est pas venue me retrouver ! Ce putain d’uppercut me laisse sans voix et le souffle court.
Où es-tu, Sav ? Je crève sans toi.
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