Chapitre 1.5

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En apercevant la haute silhouette de l’automate derrière Marie, Fritz devint presque aussi blanc que le masque inexpressif de Teufel.

— Mais… il bouge !

— Bien sûr, répondit fièrement Marie. Les parents te l’ont dit, Fritz : il est en parfait état de fonctionnement !

Gudrun sourit et sortit deux nouvelles tasses à thé.

— Ce vieux renard de Drosselmayer l’a bien retapé, expliqua Matthias en prenant place à table.

Marie se remémora ce qu’il lui avait dit, à peine deux jours auparavant : « Il ne fonctionne que les nuits de pleine lune ». Il s’était bien moqué d’elle, un peu à la manière du mode d’emploi !

— Il faudra que je pense à le remercier.

— Oh, je crois qu’il est à Baden, chez son fils. C’est ce qu’il nous a dit, hein, chéri ?

— Peut-être. La dernière fois, il a mentionné une clinique à l’étranger.

Marie ressentit une pointe d’inquiétude.

— Il est malade ?

— Il n’est plus tout jeune, mon ange, répondit sa mère en lui caressant les cheveux. Et je crois qu’il a besoin de quelques… maintenances.

— Drosselmayer est artificiel à plus de 50 %, expliqua Matthias en se beurrant une tartine. Il a été très sérieusement blessé pendant la guerre. Il a choisi de contrevenir à la Règle pour sauver sa vie.

Marie n’en demanda pas plus. Elle savait que ces parents n’aimaient pas évoquer cette période, et qu’ils n’aimaient pas plus mentionner les énormes écarts technologiques entre l’Empire et l’extérieur.

Fritz, quant à lui, était s’était absorbé dans la contemplation de l’automate.

— C’est fou, on dirait qu’il est vivant !

— Jamais vu de vivant comme ça, intervint Matthias en mâchant sa tartine. C’est bien un automate, mais de très haute facture.

— Est-ce qu’il sait se battre ?

Marie jeta un coup d’œil à son frère.

— Ça m’étonnerait, Fritz… Teufel, assieds-toi.

L’automate s’exécuta. Une fois assis, il resta immobile, raide comme un piquet, son regard vide fixé droit devant lui. Il dépassait tout le monde d’une bonne tête.

— Il n’est pas très expressif, en tout cas, maugréa Fritz.

Marie le prit presque personnellement.

— Comme si le Casse-Noisette l’était !

— Au moins, le Casse-Noisette sert à quelque chose !

— Et toi, tu sers à quelque chose, peut-être ?

— Arrêtez de vous disputer ! intervint Gudrun.

Mais c’était trop tard. Fritz s’était emparé d’une orange piquetée de clous de girofle, qu’il lança droit sur sa sœur.

Le fruit ne l’atteignit jamais. Il fut intercepté au vol par l’automate, qui le pressa dans ses grandes mains comme s’il s’était agi d’une simple éponge. Puis, avec une lenteur de glacier, il tourna son visage froid sur l’enfant.

— Pourquoi il me regarde comme ça ? gémit Fritz.

— Parce que tu m’as attaqué, répliqua Marie. Je te déconseille de le refaire !

— Menteuse ! Je t’ai pas attaqué ! Tu fais ton intéressante à cause de ton Arlequin servant !

— C’est pas vrai !

— On vous a dit d’arrêter ! tonna Matthias en frappant du poing sur la table.

Cette fois, c’est sur lui que Teufel reporta sa glaciale attention. Un silence de mort s’abattit sur la tablée.

— Marie, tu veux bien ranger ton automate, s’il te plaît ? murmura Gudrun. Sa présence à table me met mal à l’aise. Tu joueras avec lui plus tard.

— Et si vous continuez à vous disputer, on vous le confisque ! ajouta Matthias.

Marie baissa le nez sur sa tasse.

— Compris. Allez, Teufel, va m’attendre là-haut.

Sans un bruit, l’automate se leva et quitta la pièce.

Après le petit déjeuner, Marie reçut la visite d’une amie, qui l’entraina au marché de Noël. En passant devant la Vieille Ville, elle aperçut la Tour des Karnstejn, illuminée de rouge et de flocons : la famille faisait cela pour les bourgeois tous les ans, sacrifiant à leur réputation un peu de leur maigre fortune. Lorsqu’elle revint chez elle, la nuit était tombée.

Teufel, se rappela-t-elle soudain. Je l’ai complètement oublié !

Sans même ôter son chapeau encore couvert de neige, elle monta les escaliers quatre à quatre et se précipita dans sa chambre. L’automate était toujours là, immense et immobile, exactement dans la même position où elle l’avait laissée, son énigmatique visage à demi-éclairé par la lueur du réverbère à prisme à l’extérieur.

Marie laissa échapper un soupir sonore. De quoi s’était-elle inquiétée ? Teufel, aussi réussi qu’il fût, n’était qu’un automate, une machine sans âme. Tant qu’elle ne lui donnerait pas d’ordre, il ne bougerait pas. Rassurée, elle jeta sa cape et son chapeau sur une chaise, puis descendit aider sa mère en cuisine.

L’humeur de Fritz ne s’était pas améliorée. Le petit garçon ne desserra pas les dents du repas, et son père, excédé, l’envoya se coucher sans dessert.

— Je ne sais pas ce que tu as, mais tu es particulièrement odieux, aujourd’hui ! Saint-Nicolas t’a gâté, pourtant, en t’envoyant une marionnette aussi sophistiquée que Teufel.

Ce fut la remarque de trop pour Fritz.

— Je déteste cet automate ! explosa-t-il en jetant sa serviette par terre.

— Très bien. Tu n’auras pas de cadeau l’année prochaine ! gronda Matthias.

Marie se sentit un peu coupable : pour elle, Noël s’était bien passé.

Marie passa un peu de temps à étudier. À la fin des vacances, elle devait passer un examen de sortie du lyceum, puis se trouver un emploi afin d’aider ses parents. Madame Rausch, la patronne de la boutique de chapeaux, avait déjà accepté de la prendre comme apprentie. Cela lui éviterait d’avoir à quitter Hameln, même si elle rêvait secrètement de l’école d’ingénierie impériale. De toute façon, il était hors de question qu’elle fasse des études : sa famille n’avait pas les moyens. Elle le regrettait un peu, car elle avait toujours été une bonne élève, surtout en sciences. Pour elle, les lois de la nature, clairement comprises, énoncées et reproductibles, compensaient l’incertitude angoissante de l’avenir. C’était pour cette raison qu’elle s’intéressait tant aux automates, à la mécanique complexe, mais rationnelle, et détestait le prisme, qui s’apparentait plus à une magie aléatoire qu’à une technologie sûre. Quand il n’y en aurait plus à excaver dans les entrailles de la Terre, que deviendraient-ils ?

Marie aimait les sciences. Mais ce soir, les formules mathématiques dansaient devant ses yeux sans parvenir à l’intéresser. Il y avait d’autres mystères, en ce monde, des mystères qui, présentement, occupaient ses pensées.

Marie jeta un coup d’œil à Teufel. Il était toujours là, immobile, tête baissée vers le sol. Une marionnette dont on avait lâché les fils, posée négligemment sur le bord de la scène.

— Tu peux t’asseoir, Teufel.

La fluidité soudaine avec laquelle l’automate se mit en mouvement la fit sursauter. Ces mouvements coulants d’acrobate, sans le moindre bruit… C’était fascinant, presque effrayant.

Teufel s’assit sur le bord du lit, faisant dangereusement grincer les ressorts usés du matelas. Encore quelque chose que les parents n’avaient pas les moyens de changer !

— Je me demande à quoi tu penses, observa Marie tout haut en contemplant l’automate. À rien, je sais.

Mais tout de même… l’effet de personne était saisissant, l’illusion parfaite. Si incroyable que l’on pouvait légitimement se poser la question : y avait-il quelqu’un, sous le masque ?

Plongée dans ses rêveries, Marie avait perdu l’envie d’étudier les mathématiques. Elle referma son manuel et se prépara pour aller au lit.

— Ne me regarde pas, Teufel. Une dame tient à son intimité.

L’automate tourna la tête. Marie se déshabilla, dénoua ses tresses, puis elle passa sa chemise de nuit.

— Est-ce que tu peux me brosser les cheveux ? demanda-t-elle en tendant timidement une brosse.

Lorsque les longs doigts de Teufel se refermèrent sur sa brosse, Marie eut un aperçut de sa force. Était-ce une bonne idée de laisser ce robot lui démêler les cheveux ? Et s’il faisait un faux mouvement, qu’un rouage sautait ? La brosse dans sa grande main, Teufel attendait. Marie était encore en train de s’interroger lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit sur sa mère.

Teufel tourna immédiatement son visage pâle vers elle.

— Oh ! sursauta Gudrun. Il m’a fait peur !

— Repos, Teufel, ordonna Marie en faisant mine de lui reprendre la brosse.

Mais il ne la rendit pas. Il retourna dans son coin et resta debout, l’objet dans la main. Marie dût lui ordonner de la lui rendre, puis elle le fit asseoir une chaise.

— Ah, Marie… il faut que je te dise. Herr Drosselmayer m’a donné une consigne stricte à propos de l’automate : il faut le ranger dans sa caisse tous les soirs, et bien la fermer à clé.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, mais il a bien insisté là-dessus. Peut-être pour éviter qu’il ne s’abime ? Je crois que ces machines sont très compliquées à entretenir.

Marie haussa les épaules. Si Herr Drosselmayer l’avait dit, il devait bien avoir une raison.

— Teufel, ordonna-t-elle, rentre dans ta caisse.

L’automate se leva d’un seul mouvement et quitta la chaise où elle l’avait assise. Le contraste offert par ses mouvements souples et ce visage impassible avaient quelque chose de fascinant. Marie, comme sa mère, le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se glisse dans sa caisse, dans laquelle il se plia comme un éventail. Sa longue main attrapa la partie supérieure de la caisse pour la rabattre, puis le loquet se referma. Marie mit un tour de clé.

Gudrun Silverhaus croisa les bras comme si elle avait froid.

— Eh bien… l’animation de cet automate est tout simplement impressionnante. Du grand art !

Marie lui offrit un bref sourire.

— Tu sais maman, je suis très contente de ce cadeau. Je le trouve magnifique.

Gudrun vint s’asseoir sur son lit.

— J’en suis heureuse, ma chérie.

— Fritz aussi finira par l’aimer, j’en suis sûre !

— Je sais bien qu’il aurait préféré un soldat...

Marie revit son frère dans la ruelle sous les arcades, ce soir-là. Il était agenouillé devant un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle s’était précipitée vers lui, puis s’était arrêtée net en avisant son masque. Une tête de rat. Tous les membres du gang de Mauser en portaient une. On disait que Mauser, lui, en portait sept… sept horribles visages de rats géants, cousus entre eux, surmontés d’une couronne.

Marie était restée sur place, tétanisée. Impuissante, elle avait regardé cet homme abuser de son frère. Puis il était parti, après lui avoir tapoté la tête et donné un bonbon pour ses services. Lorsqu’elle l’avait enfin rejoint, Fritz pleurait. Aucun des deux n’avait fait de commentaires. Mais depuis, l’homme revenait régulièrement, au même endroit sur le chemin de l’école pour garçons. Et Marie savait pourquoi son frère tenait tant à avoir un Casse-Noisette. C’était pour se protéger de ce rat prédateur, qui le guettait tous les soirs à la sortie de l’école.

Je vais le revendre, décida-t-elle. Si c’est vraiment un modèle unique, les Karlstejn accepteront de me le racheter. Miliča consentira peut-être à me l’échanger contre son Casse-Noisette… Après s’être amusée un peu avec son nouveau jouet, elle s’en lassera.

La jeune fille jeta un dernier regard sur la malle blanche. Puis, confortée dans sa résolution, elle ferma les yeux. Avant de s’endormir, une pensée fulgurante la traversa.

Je ne lui avais pas ordonné de surveiller la porte. Pourtant, il a réagi dès qu’elle l’a ouverte. Comment un simple automate peut-il faire preuve d’une telle initiative ?

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