Morsure
J'entre à toute vitesse, laisse passer Lyra, et claque la porte qui se verrouille immédiatement. Là, les zombies ne pourront plus entrer. Je la vois reprendre sa respiration, pliée en deux, et je ne peux m'empêcher de l'imiter. Cela fait une demi-heure que nous fuyons la horde qui nous a pris par surprise dans la ville, et nous n'avons pas cessé de courir jusqu'à cet abri. Malheureusement, il est trop loin du Refuge créé par l'armée dans le centre-ville, et la nuit commence à tomber.
-Tout va bien, Marc ? me demande Lyra, toujours essoufflée.
-T'inquiète, il a juste eu le temps de me choper le bras, mais tu es arrivée à temps.
Je pousse un très long soupir avant de continuer.
-Je déteste dormir hors du Refuge. On partira demain à la première heure, d'accord ? Et toi, comment tu te sens ?
-Ça va, j'ai pas l'habitude de sprinter à travers la ville aussi longtemps, c'est tout.
-Tu m'étonnes. Bon, on se pose et on regarde ce qu'on a trouvé.
On se dirige lentement vers le salon abandonné depuis maintenant deux ans. Les fenêtres ont été barricadées et sécurisées un maximum, mais on entend toujours ces foutus zombies gratter. Impossible de fermer l’œil avec ça. On pousse la table basse au centre de la pièce, fait basculer nos sacs par-dessus nos épaules, les pose par terre, avant de finalement s'asseoir. J'ai vraiment mal aux jambes.
Lyra ouvre la petite poche avant de son sac à dos et en sort tout son contenu, et répète la même opération avec la grande poche, en séparant le contenu en deux tas distincts. Je fais de même.
-Bon, je commence, dis-je. Déjà, j'ai récupéré deux chargeurs, et un troisième vide. Dix balles de revolver et trois chevrotines. Meilleure trouvaille de la journée : regarde-moi ce couteau papillon !
-Hey, pas mal ! admire-t-elle en sifflant. Toi qui te plaignais d'avoir perdu ton couteau depuis des lustres.
-Tu n'imagines même pas à quel point je suis content. Bon, ensuite, dans les choses plus importantes : deux boîtes de conserve, une bouteille d'eau, trois piles et une lampe torche – elle n'est pas cassée, contrairement à celle de la dernière fois. Après, ce que j'avais déjà avant, accroché aux lanières : mon pistolet et mon pied-de-biche.
-Pas mal. À mon tour ! s'exclame Lyra en se penchant sur ses trouvailles avec impatience. Moi, j'ai deux chargeurs aussi, six carreaux, et deux couteaux de lancer. Ensuite, deux petites bouteilles d'eau, une boîte de conserve – elle la renifle – eurgh, non oublie, elle a été ouverte, c'est périmé. J'espère que ça n'a pas coulé dans mon sac. Ensuite, mes armes habituelles : mon arbalète et ma dague.
Elle lève les yeux vers moi, l'air fier. Bon, d'accord, elle a gagné cette fois, mais ce n'est que partie remise ! Je lui souris tendrement avant de m'étirer. Pas besoin de rajouter quoi que ce soit, nous nous allongeons côte à côte et essayons de dormir. Les minutes défilent, mais aucun de nous deux n'arrive à dormir. Je la sens frissonner contre moi.
-J'ai froid, murmure-t-elle.
-Tu veux une couverture ?
Sans attendre de réponse, je me lève et part à la recherche de la salle de bain. Je sais bien que ce n'est pas ce qu'elle voulait, mais je ne suis pas d'humeur. Elle en a sans doute besoin pour se détendre après cette journée bien stressante, mais je ne peux pas.
Je trouve la salle de bain, ferme la porte et tourne la clé. Je fouille les placards, trouve des boîtes de médicaments vides, et fini par mettre la main sur une couverture épaisse. Je la laisse pendre sur le porte-serviette et me tourne vers la lumière en relevant ma manche.
Sur mon avant-bras gauche, à peu près au milieu, une blessure rougeoie. À sa vue, je suis pris de tremblements et une boule se forme dans ma gorge. Pourtant, ce n'est pas si grave, ça ressemble à une petite éraflure. Je tombe doucement à genoux pour que Lyra ne m'entende pas. Je ne peux plus m'empêcher de trembler, encore et encore, de plus en plus. Je ferme les yeux. Peut-être que ça la fera disparaître... Faites que oui... Je vous en prie. Je sens des larmes couler sur mes joues. Ma respiration tremble elle aussi. J'essaye de me calmer, sans grand succès. Elle ne doit pas m'entendre, surtout pas. Pourquoi une si petite chose devrait me condamner ? Et Lyra, que va-t-elle devenir ? Je ne peux pas le croire. Je ne veux pas le croire.
Je ne veux pas mourir.
-Désolé pour l'attente.
Je déplie la couverture avant de la jeter sur Lyra. Elle me tourne le dos, et je ne peux qu'imaginer la moue qu'elle doit faire. Ça doit être vraiment comique. Enfin, ça le serait dans d'autres circonstances. Je lui murmure un « bonne nuit » sans grande conviction avant de fermer les yeux. Je plaque les mains sur mes oreilles pour ne plus entendre les grattements et les gémissements des zombies derrière le mur. J'entends Lyra ronfler avant moi, et je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est lorsque j'arrive enfin à m'endormir.
Je me réveille à cause du soleil dans les yeux. Il a trouvé le moyen de passer entre les planches qui barricadent la fenêtre, l'enflure ! Je garde les yeux fermés pour gagner un peu de temps, mais je n'ai plus envie de dormir. Je n'ai pas non plus envie de me lever pour retrouver les zombies. Je mets plusieurs minutes à me rendre compte que Lyra n'est plus à côté de moi. Elle a dû se lever pour prendre son petit-déjeuner. Elle se lève toujours avant moi. Je me redresse en tailleur et la vois assise sur le fauteuil, devant moi. Elle déguste une conserve et me sourit en me voyant réveillé. Je me retiens d'éclater de rire devant son sourire et ses grosses joues. On dirait des bajoues de hamster. Je ne sais pas ce qu'il y a dans cette conserve, mais ça doit être délicieux.
-Hey, arrive-t-elle à articuler en guise de salutation.
-Hey. C'est bon ?
-Aucun goût, mais c'est mangeable. Je t'en ai gardé la moitié.
Elle a profité de ma question pour avaler, elle n'est pas encore ventriloque. Mais apparemment ça a du mal à passer ; elle tousse, devient rouge, et les larmes lui montent aux yeux. Elle se jette sur la bouteille d'eau et en boit une bonne partie.
-Du calme, ce sont nos réserves, lui dis-je.
-Désolée. Tiens, Marc.
Elle me tend la boîte de conserve et la fourchette. Je les attrape et commence à manger. Elle me regarde avec insistance jusqu'à ce que j'ai fini.
-Alors, c'était comment ?
-Comme tu l'as dit, aucun goût. Mais ça remplit l'estomac.
-Tu comptais me le dire quand ?
Je mets quelques secondes avant de comprendre sa question. Je lève un sourcil interrogateur vers elle. J'ai beau comprendre la question, je ne sais pas de quoi elle veut parler. Je baisse la tête en suivant son regard, et j'ai l'impression qu'elle a encore la même idée en tête qu'hier soir. Et puis, je la vois. Ma blessure, parfaitement visible, la manche remontée juste au-dessus. Je relève la tête juste à temps pour voir quelque chose disparaître à côté de ses jambes : ses couteaux de lancer. J'observe les tas que nous avons faits la veille sans quitter Lyra des yeux. J'essaye de reconnaître les objets dans ma vision périphérique. Mon pistolet est à portée de main. Les minutes passent sans que nous disions quoi que ce soit, et mes oreilles commencent à siffler sous ce silence pesant. Enfin, elle prend la parole :
-Depuis combien de temps ?
-Hier, quand le zombie m'a attrapé le bras.
-Alors je ne suis pas arrivée à temps ?
-Non.
Je crois voir passer de la pitié dans son regard. Ou des excuses. Des remords. Je me force à ne pas baisser les yeux de honte.
-Pourquoi tu ne m'as rien dit lorsque nous sommes arrivés ici ? Nous aurions pu faire quelque chose.
-Faire quoi ? Me couper le bras ? Je suis même pas sûr que tu puisses trancher quoi que ce soit avec tes couteaux à beurre !
-Marc, calme-toi !
-Me calmer ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Je suis parfaitement calme !
-Marc, tu ne te rends pas compte...
-Je ne me rends pas compte ? T'es sérieuse ? Tu crois que je ne me rends pas compte de ce que ça fait d'être mordu ? D'être condamné à mort ?
-Marc, assieds-toi !
Je réalise que je me suis levé et que j'étais en train de hurler. Pour le plus grand bonheur des zombies dehors qui grattent encore plus vivement. Je prends le temps de me rasseoir, un peu plus près de mon flingue. Ma respiration s'est accélérée, j'essaye de me calmer.
-Alors, qu'est-ce que tu veux faire ?
-Oh, Marc, je ne sais pas ! C'est sûrement trop tard pour... Couper... Ton bras.
-Alors tu sais ce qu'il faut faire.
-Je ne sais pas si j'en serais capable.
-Et je ne veux pas que tu le fasses.
C'est la vérité. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas qu'elle me tire une balle dans la tête, je ne veux pas rester attaché jusqu'à me transformer, je ne veux pas me jeter dans la horde, je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas...
-Marc ?
Je me rends compte que je m'étais mis à répéter cette phrase à voix basse. J'arrête immédiatement.
-Marc, commence-t-elle lentement. Je ne sais pas si je pourrais le faire. Je ne crois pas pouvoir encaisser le choc de... De te perdre. Je t'aime trop pour ça, tu le sais.
-Lyra, arrête de parler comme si... Comme si je devais mourir. Peut-être que ce n'est pas une morsure, peut-être que...
-Arrête, tu sais que c'est faux. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Ce n'est pas lorsque tu te seras transformé que je pourrais te dire « je te l'avais bien dit ».
Nouveau silence. Je sens mon sang battre dans mes tempes et accélérer. Je le sens se cogner dans les veines de ma main jusqu'à éclater. J'ai réussi à saisir la crosse de mon pistolet.
-Combien de temps te reste-t-il à ton avis ?
-Beaucoup. Je te l'ai dit, je ne vais pas mourir. Je ne suis pas mordu.
-Marc ! S'il te plaît, arrête de le nier, tu ne fais que tout compliquer !
Elle s'est levée de colère. Je fais exactement la même chose en hurlant :
-Et toi ! Toi, pourquoi tu insistes autant ? On dirait que tu veux vraiment que ce soit une morsure ! En vérité, tu veux ma peau !
-Mais qu'est-ce que tu racontes ?
-Ahah, oui, bien sûr, fais l'innocente ! En fait tu veux prendre tout mon équipement, pas vrai ? Tu ne m'as jamais aimé, tu es restée avec moi juste parce que je te protégeais ! J'assurais ta survie, c'était ma seule utilité !
-Marc, réfléchis avant de parler, tu crois vraiment que...
BANG !
Je ne la laisse pas finir sa phrase. La balle est passée entre ses yeux et a éclaté l'arrière de son crâne. Ma main tremble violemment, je m'étonne d'avoir réussi à viser juste. Son corps s'affale sur le fauteuil sur lequel elle se tenait un peu plus tôt. Elle n'avait même pas pris ses couteaux. Je respire lentement pour calmer ma respiration et jette mon flingue un peu plus loin. J'essuie la sueur sur mon front et mes larmes sur mes joues. Mes larmes ?
Mon Dieu... Qu'ai-je fait ?
Je recule de quelques pas, tombe à genoux et vomit tout ce que j'ai mangé un peu plus tôt. Non, non je ne peux pas avoir fait ça. C'est juste un cauchemar. Je me frappe le crâne pour me réveiller. Je ressens la douleur, mais je ne me réveille pas. Mais ça ne peut pas être la réalité. Je ne peux pas avoir tué ma Lyra. C'est impossible.
Je me sens de plus en plus malade, mais je suis incapable de bouger. Je reste assis toute la matinée à fixer le corps de Lyra. Et puis je réalise. Cela fait bientôt quinze heures que j'ai été mordu. Pourtant on se transforme en moins de neuf heures. Je regarde à nouveau ma blessure, horrifié.
C'est une simple éraflure.
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