Chevalier Trouduc

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 Quelle connerie ces histoires de cousinades. Encore une invention qui me fait dire que je dois quitter d’urgence tous les groupes de discussion dont le titre contient le mot « famille ». Maintenant qu’on est connecté en permanence à tous nos vieux tontons racistes, nos tatas qui puent et nos cousins pas si proches, on se sent obligés de se voir tous les ans. Sauf qu’entre la famille de ma mère, celle de mon père et celle de ma belle-mère, ça fait quasiment une cousinade par trimestre. Sans parler des fêtes de Noël ; toujours un gugus pour dire que c’est vraiment trop bête de ne pas se voir dans ces moments de joie et d’attendre les enterrements pour que tout le monde se réunisse. Moi ça me va de les voir qu'aux enterrements. Heureusement que Pierre et son père ne se parlent plus, sinon on n’aurait jamais été tranquille.

 Cette fois, c’est la famille de Maman qui se réunit. Ce sera la première fois depuis la mort de mon père et franchement, je n’ai aucun gout à affronter les regards emplis de pitié de mes oncles et tantes. Oui, l’homme qui m’a élevée est mort. Oui, c’était tragique. Oui, je suis triste et non je n’ai pas envie d’en parler. Honnêtement, si Grand-mère ne m’avait pas suppliée de sa voix tremblante je me serais défilée. Surtout que Pierre n’a aucune intention de m’accompagner, cet enfoiré. Je lui ai envoyé des regards lourds de reproches toute la semaine et j’ai même essayé de le foudroyer par un effort de volonté. En pure perte ; je ne suis pas une jedi. Et si j’en étais une, je serais une sith pour avoir essayé d’assassiner mon mari.

 Bref, ce vendredi soir, je rentre du boulot, j’ai ma semaine dans les pattes et je m’apprête à me taper deux-cent-cinquante-deux kilomètres, un péage et (selon le GPS) deux heures vingt-et-une minutes de bagnole pour rejoindre la résidence secondaire du cousin Kevin, alias monsieur Trouduc. Un vendu capitaliste qui roule en Tesla à vingt-cinq ans. Péteux. Il aime bien raconter qu’il s’est fait tout seul et que c’est grâce à son excellent poste de manageur commercial chez le pire destructeur-de-vie-marine-et-exploitant-d’humains-mondial, mais il oublie d’ajouter que son père a épousé une rentière qui lui a offert un appartement pour ses dix-huit ans et une grosse berline allemande pour ses vingt ans. Arriviste.

 Pierre m’a dit que je disais ça parce que j’étais jalouse et en colère. En colère oui : je trouve insupportable de réussir en écrasant les autres. Je passe mes journées à apprendre le contraire aux enfants dont je m’occupe et ce mec me casse les ovaires. Jalouse ? De quoi ? De son putain d’appart deux fois plus grand que ma maison, alors qu’il y vit seul ? De sa résidence secondaire ? Du fait qu’il n’a jamais dû se soucier de son compte en banque à la fin du mois ? Pfff, non. Mais si je trouve une raison de rayer sa caisse ce week-end, tant pis pour lui.

 Je me grille une cigarette avant de partir et je ne dis pas au revoir à Pierre qui me souhaite une bonne route avec un sourire beaucoup trop goguenard à mon gout. Enfoiré de mari. S’il avait une caisse je la rayerais aussi.

 Putain de merde. J’aurais au moins pu crever à proximité d’un hôtel, ou bien à cinquante kilomètres de chez moi plutôt qu’à cinquante kilomètres de la résidence de Kevin Fais-Moi-Pas-Chier-Dans-Ma-Tesla-De-Mes-Deux. Hors de question que j’appelle Pierre pour lui dire. Il serait trop content de me dire qu’il me l’avait bien dit que je devais avoir une roue de secours. J’entends déjà son sourire suffisant par téléphone. Si je veux qu’il ne sache rien, je dois me démerder sans dépanneuse. Et sans appeler ma mère, qui se fera un plaisir de me ressortir l’anecdote chaque fois qu’il faudra prouver que je ne suis ni fiable ni responsable. Je vais appeler Grand-mère. Qui décroche pas, évidemment, elle est sourde comme un pot.

 J’appelle donc ma sœur, comme toujours en dernier recours. Elle, elle s’est pas fait chier, elle n’est pas venu à la cousinade. De toute façon, elle peut piffrer personne et je crois que c’est réciproque. Les gens polis disent qu’elle est excentrique. Les diplomates disent asociale. Mon oncle Benoît, qui n’est ni l’un ni l’autre dit que c’est une casse-couille. Ce soir, comme j’ai vraiment besoin qu’elle me rende service, je préfère excentrique. Elle décroche enfin, au bout de la troisième fois. C’est un code entre nous : si j’appelle une fois, c’est pas important. Deux fois, c’est important mais pas vital. Trois fois : urgence.

 Sa voix est pâteuse. Elle est défoncée. Tant pis, je lui explique la situation en priant pour que son mec puisse venir me chercher. J’attends quelques secondes mais c’est suffisant pour que mes espoirs se réduisent à néant : il est aussi stone qu’elle. Je raccroche, résignée. Je vais dormir dans la voiture et on verra demain.

 Je passe à l’arrière, dégage le rehausseur, vire mes pompes, mon jean et mon soutif. De sous le siège, je sors le vieux plaid qui pue le renfermé et la bière depuis que j’en ai renversé dessus et que j’ai refusé de le nettoyer. Pierre et moi nous livrons une guerre de position pour savoir qui est responsable de cette tâche et a la responsabilité du nettoyage du plaid. Il va sans dire que tout est entièrement sa faute : s’il ne m’avait pas bousculée, la canette serait restée en équilibre sur mon genou pendant que je roulais une cigarette.

 La lumière des pleins phares me réveille. Quelqu’un s’est garé en face de ma caisse et son ombre s’approche. J’ai une seconde de doute : j’ai bien fermé ma caisse avant de dormir ? Me connaissant rien n’est moins sûr. La silhouette est grande et large d’épaule. Un mec. Avant qu’il n’arrive à hauteur de la portière, je tends la main vers le sol à la recherche d’une arme quelconque. Je trouve une bouteille vide, un emballage de gâteau, suffisamment de miettes pour me nourrir au petit déjeuner, du gravier et ma chaussure droite. Je la saisis par les lacets. J’ai toujours pu faire confiance à mes Docs Martens. En vitesse, je me couvre la tête avec le plaid. Heureusement que j’y ai fait un trou de clope l’an dernier, ça me permet de voir ce qu’il se passe.

 L’homme se plante devant la portière avant et regarde à l’intérieur. Je ne le vois pas à cause de la lumière aveuglante des phares. Il tente d’ouvrir et à mon grand soulagement, j’ai bien verrouillé les portes. Je l’observe contourner ma bagnole par l’arrière. Il va falloir agir vite. Dès qu’il a dépassé la portière arrière droite je me redresse, me jette sur la poignée et ouvre en trombe. Le choc de la portière sur son cul le projette par terre et l’enfoiré tombe dans l’herbe. Je me dépêtre de mon plaid et me retrouve derrière lui, en culotte, pull et chaussettes, faisant tournoyer ma godasse comme Thierry la Fronde et la lançant de toutes mes forces. Merde, elle atterrit juste à côté de sa tête. Je me penche aussitôt pour ramasser de la caillasse quand je l’entends crier :

- Lily, putain arrête !

- T’es qui, connard ?

- C’est Kevin ! Putain j’suis venu te chercher !

 Ha merde. Cousin Trouduc. Il se relève en frottant sa belle chemise plus tout à fait blanche et ramasse ma grolle.

- Tu m’as balancé ta pompe ?! Nan mais t’as vu l’engin ?! Et pourquoi t’es à moitié à poil ? Bon Dieu, t’étais toute seule là-dedans où j’ai interrompu quelque chose ?

Il se penche vers ma banquette arrière pendant qu’il parle et je récupère ma Doc Martens en ronchonnant :

- Bien sûr que je suis toute seule ! J’ai crevé. Et personne ne pouvait venir me chercher alors j’ai décidé de pioncer dans ma caisse en attendant le matin. Désolée de t’avoir attaqué. Tu m’as fait peur.

- Et toi alors ?! Ma parole, je comprends pourquoi les cousins disent qu’il faut pas te faire chier…

- Qu’est-ce que tu fous là ? dis-je un peu mal à l’aise d’avoir essayer de lui éclater la gueule.

- Je suis venu te chercher, andouille ! Quand j’ai su que tu avais crevé, j’ai voulu te rendre service. Il parait qu’on fait ce genre de chose en famille.

- Comment t’as su que j’étais là ?

- Ta sœur m’a envoyé un message. Elle m’a dit que tu ne pouvais pas prévenir Pierre ni Tatie Mumu et que t’avais besoin d’un dépannage discret. Je me suis éclipsé.

- Ma sœur t’a envoyé un message ?

 J’étais tellement sonnée que je répétais bêtement. Merde, j’avais l’impression d’avoir fumé un gros splif avant d’aller me coucher.

- Oui ! Ta sœur ! Elle a pris mon numéro sur le groupe famille et m’a envoyé un message en privé ! T’es bourrée ou tu planes ?!

- Ni l’un ni l’autre… Ecoute, je suis désolée, c’est vraiment sympa d’être venu mais fallait pas t’embêter, je peux me débrouiller.

- Meuf, t’es en culotte, en chaussettes et tu lances des chaussures sur les gens. Enfin, t'essaies.

- Ça va, j’ai dit désolée, ok ?

- Ok. Allez, rhabille-toi et monte, on reviendra demain réparer ta roue.

 Je renfile mon futal et mon soutif, relace mes godasses et secoue mes cheveux pour essayer de les recoiffer. Sans succès, mais tant pis. Je récupère mon sac et en cinq minutes je rejoins mon cousin devant sa caisse.

 Putain, je vais monter dans sa Tesla.

 Je m’assoie en maudissant le monde entier et me jurant de détruire le capitalisme un jour ou l’autre, quand Kevin me tend une bière.

- Elle est fraiche, j’ai un frigo dans la voiture et je me suis dit que tu en aurais besoin…

 Fait chier Kevin. Bien sûr que j’en ai besoin et que c’est une putain d’attention de mec sympa. Parce que j’ai vraiment soif et envie d’un verre, je prends la bouteille, et parce que j’ai des principes, je dis merci, mais en faisant la gueule. Kevin éclate de rire, se sort une binouse aussi et trinque avec moi.

- Allez Lily, sans rancune ! Profite du voyage, elle défonce cette voiture !

 Enfoiré. C’est vrai qu’elle défonce sa voiture.

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