7. L'Âme du passage
Le silence était retombé dans la salle, épais, presque sacré. Les chaînes gisaient au sol comme les restes d’un cauchemar défait. La Forteresse, auparavant vivante, animée par une respiration sourde et continue, s’était figée. Plus un souffle. Plus un murmure. Elle-même reconnaissait la fin d’un combat.
Skrela était libre. Thomas, les genoux fléchis, les paumes posées sur ses cuisses, peinait à retrouver son souffle. Chaque battement de son cœur semblait frapper ses tempes. Il avait l’impression d’avoir couru cent vies pour arriver là.
Jed, encore haletant, s’était laissé glisser le long d’un pilier. Il n’y avait plus d’angoisse dans ses yeux, seulement un étonnement muet, profond, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’ils étaient encore en vie.
Skrela ne bougea pas tout de suite. Il tourna la tête vers l'arrière de son corps comme pour vérifier le fonctionnement de ses ailes. Il les ferma puis les ouvrit lentement, majestueuses.
Elles se replièrent en silence dans son dos avant qu'il ne s'approchât de Thomas. Ses yeux d’obsidienne balayèrent la salle puis s’arrêtèrent sur le jeune homme. Ce dernier sentit son regard peser sur lui. Il aurait voulu détourner les yeux, mais il ne le fit pas. Il ne le pouvait pas. Il devait l'affronter.
Maintenant.
Il se redressa lentement, franchit les derniers pas qui les séparaient et s’arrêta à quelques mètres de la gargouille. Un silence. Puis il parla, la gorge nouée.
— Skrela... Je suis désolé.
Sa voix se brisa légèrement sur les derniers mots. Il se sentit idiot. Faible. Mais c’était la vérité. Il baissa les yeux, chercha les mots :
— Tout ça, cette prison, ce gardien, cette douleur... J'en suis responsable, je l’ai dessiné. Je l’ai voulu.
Il ferma les yeux un instant, puis il reprit. Sa voix était chargée d'émotion et de sincérité :
— J’étais en colère, Skrela. Contre moi-même. Contre le monde. J’ai laissé cette colère prendre le contrôle. Et je vous ai tous entraînés avec moi dans ma chute. Je t’ai enfermé, toi, qui n’a jamais été qu’un pilier dans ce monde. Je t’ai trahi.
Il releva la tête, les yeux embués de larmes, le souffle tremblant.
— Je ne sais pas si je mérite ton pardon.
Skrela s’approcha. Son pas résonna lourdement sur la pierre. Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’arrêta. Ses traits de pierre ne reflétaient aucune émotion. Il le fixa longuement avant de parler. Sa voix était grave et semblait venir du cœur de la montagne :
— Tu nous as blessés, c'est vrai. Mais tu es revenu. Tu t'es élevé face à ce que tu as fait. Peu en sont capables.
Il étendit sa main pour la poser sur son épaule.
— Alors, oui Thomas, je te pardonne.
Un souffle courut dans la forteresse, comme une plainte. Un frisson traversa le jeune homme. Il ne pleura pas, mais quelque chose céda en lui. Une digue intérieure. Il inspira profondément, et laissa un soupir sortir lentement.
Il venait d'abandonner une douleur.
Jed s’était relevé, silencieux. Un large sourire éclairait son visage. Il leva son pouce dans un geste enfantin, mais sincère. Thomas lui répondit d’un regard. Puis Skrela parla à nouveau :
— Que devons-nous faire maintenant ?
Thomas serra les poings. Cette fois, il ne fuirait pas. Son regard s’enflamma doucement :
— Nous devons retrouver Mildrey, répondit-il.
Skrela tourna lentement la tête vers l’ouverture béante d’où filtrait timidement une lumière pâle et tremblante. Un silence étrange s’était installé. Plus aucun grondement, plus aucune plainte. La Forteresse, naguère vivante, tourmentée, s’était figée tel un colosse apaisé.
— Ne la faisons pas attendre, souffla-t-il.
Thomas hocha la tête, encore bouleversé. Jed, à ses côtés, levait les yeux vers lui avec une admiration contenue, les traits tirés par la fatigue, mais une étincelle nouvelle brillait dans son regard.
Ils prirent le couloir en sens inverse. Là où les murs ondulaient autrefois comme une chair vivante, il n’y avait désormais qu’une pierre immobile et sèche. Le sol ne tremblait plus. Les chaînes pendaient inertes, comme des lianes mortes. À chaque pas, le silence les enveloppait avec la tendresse d’une cathédrale après l’orage.
Ils franchirent le seuil.
La lumière les heurta d’abord, vive, presque insolente. Le ciel, auparavant figé, avait changé de visage. Une tempête grondait à l’horizon. Un vent furieux faisait danser les herbes folles comme des flammèches. Des nuages noirs tourbillonnaient dans un ballet chaotique.
L’intérieur se taisait. L’extérieur hurlait.
Skrela huma l’air. Un fin sourire fendit son visage de pierre.
— Eh bien, le monde nous attend. Avec ses colères, ses bourrasques et ses prochaines épreuves.
Jed tenta d’ouvrir la bouche. Il désigna le ciel, la tempête, puis son propre cou, comme pour protester contre l’idée d’y retourner. Aucun mot ne sortit, bien sûr. Skrela l’observa avec une lenteur calculée, puis lâcha, grave mais moqueur :
— Mais... Tu ne peux plus parler !
Puis il éclata d'un rire caverneux :
- Ce n'est pas plus mal. Ton silence va peut-être nous faire des vacances.
Un éclat passa dans les yeux de Thomas. Il sourit pour la première fois depuis longtemps.
— Ne l’encourage pas, dit-il doucement. Il est capable de nous faire une tirade silencieuse jusqu’à la prochaine pleine lune.
Jed leva les bras au ciel dans une grimace exagérée, les yeux au bord du rire. Skrela ouvrit lentement ses ailes. Un souffle puissant fit voler la poussière autour de la gargouille. Elle n’avait pas l’aisance aérienne d’un faucon, ni la légèreté d’un rêve, mais elle était puissante, solide, indestructible.
Une forteresse volante.
Skrela plia lentement les genoux, puis bondit vers les airs.
— Où est-elle ? demanda Thomas. Tu peux la voir ?
La gargouille désigna l’horizon d’un doigt tendu, là où le ciel se déchirait dans un tumulte d’ombres et de lumière.
— Là-bas... au cœur de la tempête.
Ils s’élancèrent dans le vent. Trois silhouettes minuscules face à l’immensité de l'univers de Fiction. Mais ensemble, un peu plus forts. Un peu plus vrais.
Le voyage reprit sous un ciel en furie. Vers la seconde épreuve. Vers la libération de Mildrey.
Skrela jeta un regard en arrière, observant un instant la silhouette imposante de son ancienne prison. Puis, il avança, ses pas lourds et sûrs résonnant sur la terre craquelée. Thomas, encore secoué par leur échange, marchait en tête, suivi de Jed, toujours muet, mais dont les yeux brillaient d’un mélange d’inquiétude et d’excitation.
L’horizon était sinistre.
Plus loin, là où la tempête attendait, un ciel tourmenté tourbillonnait, comme une mer enragée inversée. Thomas serra les poings.
Mildrey était là-dedans.
Mais ils avaient quelque chose d’autre à gérer avant car la route était coupée. Ils s’arrêtèrent brusquement. Devant eux, une crevasse béante éventrait le sol, large et profonde, impossible à contourner. Une faille déchirant le monde en deux.
Un pont effondré.
Thomas serra les mâchoires. Jed s’approcha prudemment du bord, jetant un regard à la profondeur vertigineuse sous eux. Il avala sa salive. Le vide semblait sans fond. Skrela, silencieuse, s’avança à son tour.
— Une illusion ? demanda Thomas. Skrela tendit une main griffue vers le vide. Mais dès que ses doigts frôlèrent l’air au-dessus de la faille, une force invisible les repoussa, comme un mur intangible. La gargouille gronda :
— Non. C’est réel.
Un silence pesant tomba entre eux. Le pont n’existait plus. Jed s’agita soudainement, tirant la manche de Thomas. Il pointa quelque chose du doigt. Sur l’autre rive, un étrange cercle de pierre, taillé comme un cadran ancien, était incrusté dans la roche. Des symboles gravés en spirale brillaient d’une lueur pâle.
— Un mécanisme ? devina Thomas.
Skrela posa son regard sur lui :
— Un passage que tu dois recréer. Thomas sentit une tension lui nouer le ventre. Il avait déjà façonné une créature pour la sauver. Mais, une structure ? Un pont entier ? Cela demandait plus qu’un simple dessin.
Il s’agenouilla, posa une feuille contre le sol, et commença à tracer. Thomas donna des lignes au vide. Il traça des arches puissantes, taillées dans la pierre, sculptées par le temps et le vent. Il créa des piliers, marqués par des gravures anciennes, des motifs oubliés. Puis, il ajouta une lueur, un éclat au sommet des runes, comme si la magie ancienne du lieu s’éveillait sous sa main.
Dès qu'il eut fini, l’air vibra. Skrela leva les yeux. Le vide frissonna. Lentement, les pierres commencèrent à apparaître. D’abord sous forme d’éclats de lumière, comme des fragments de mémoire reconstituée. Puis, des blocs massifs se matérialisèrent, s’imbriquant les uns dans les autres, formant une passerelle sinistre, élégante et fragile à la fois.
Le Pont n’était pas parfait. Mais il était là.
Jed posa un pied dessus. La pierre tint bon. Il sourit et se tourna vers Thomas, un air émerveillé. Skrela fit un pas en avant.
— Tu es plus puissant que tu ne le crois, déclara-t-il. Thomas exhala un souffle qu’il ne savait même pas retenir. Il avait réussi mais, il sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Quelque chose n’allait pas.
Le pont trembla. Les runes gravées sur la structure s’assombrirent. L’air se fit plus lourd. Thomas eut un mauvais pressentiment. Puis il vit quelque chose bouger sous le pont. Quelque chose qu’il n’avait pas dessiné.
Un murmure s’éleva, un murmure de trop. Le jeune homme blêmit :
— Il y a autre chose !
Skrela dégaina ses griffes pendant que Jed, terrorisé, agrippait son bras. Mais il était trop tard. Une chose immense émergeait du pont et cette chose ne voulait pas les laisser passer.
Le vent hurlait au-dessus de la crevasse. Le pont tremblait encore, des fissures couraient le long de ses arches nouvellement créées.
Le colosse, lui, rugissait. Il était né de la pierre, né du vide, né d’un oubli.
Ses bras, larges comme des piliers de cathédrale, se levaient lentement au-dessus de leurs têtes, tandis que ses yeux incandescents cherchaient Thomas. Une haine pure, froide, silencieuse. Celle d’un être oublié, effacé.
Thomas recula, son dos heurta l’arche du pont. Skrela se dressa devant lui, ses ailes déployées, les griffes prêtes. Elle savait qu’ils ne pourraient pas le vaincre par la force. Ce géant n’était pas une bête.
Il était une idée, une mémoire.
Jed, toujours muet, se pencha vers les runes. Ses yeux fixaient les symboles, puis il se redressa brusquement. Il frappa la pierre du pied, tira la manche de Thomas, montra les gravures. Thomas comprit. Ce pont... il était vivant et cette chose était son cœur.
Le colosse s’élança, le sol vibra. Mais cette fois, Thomas ne fuit pas. Il s’agenouilla, sortit une nouvelle feuille, puis posa sa main contre la pierre.
Elle vibrait, chaude, frémissante. Son crayon en main, il écrivit. Ce n'était ni un poème, ni un dessin, mais une vérité.
Skrela affrontait déjà la créature. Il tournoyait autour de ses attaques, tentant de la détourner. Jed lançait des pierres, des cailloux, tout ce qu’il trouvait pour ralentir son avancée.
Et Thomas écrivait, des mots simples, des phrases pures, des lignes d’intention.
"Tu n’étais pas un ennemi. Tu était un allié, tu gardais ce lieu, tu en étais la clef. Tu étais l’Âme du Passage."
Le colosse ralentit avant de chanceler. Sa silhouette devint instable, comme prise dans un souffle. Il hurla :
— Qui m'a défini ainsi ?
Thomas leva la tête. Ses mains tremblaient, mais il continua :
— Moi. Je t’ai oublié, j’ai laissé ma colère te déformer. Mais aujourd’hui, je te rends ton rôle.
Le géant tenta de frapper mais il fut trop tard. La rune centrale du pont s’illumina. Un symbole ancien, oublié de tous, se grava sous les doigts de Thomas :
Une spirale parfaite, le Cœur de Fiction.
La créature hurla une dernière fois. Les compagnons ne comprirent pas s'il s'agissait d'un cri de douleur, de perte ou de libération.
Puis, elle se fractura. Son corps de roche se morcela, se désintégra, pierre après pierre, gravure après gravure, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques grains de poussière que le vent éparpilla doucement.
Skrela se retourna, haletant. Jed tomba assis sur le sol, vidé, mais soulagé. Thomas se redressa, le souffle court.
Le pont était intact, la route enfin libre.
Skrela posa sa main griffue sur son épaule :
— Tu n’as pas effacé. Tu as compris. C’est ça, le vrai pouvoir du Créateur.
Thomas ne répondit pas, mais il sourit, soulagé, pendant que Jed levait deux pouces tremblants vers le ciel. Leurs regards se croisèrent, puis ensemble, ils reprirent la route.
Et là-bas, dans le tourbillon noir de la tempête, un oiseau royal les attendait.
Mildrey.
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