La Fargue - 2

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La Fargue rumine ses rancœurs, avec une certaine complaisance : il a trouvé la cause à son mal-être. Pendant tout le trajet, jusqu’à leur arrivée à l’ile de France [actuellement ile Maurice], le 12 avril dernier, leurs relations avaient fini par se détendre. Mais, depuis leur départ de Foulepointe [Madagascar], le 22 juillet, le climat est devenu abominable. Il en connait la raison : du Vernet désapprouve son entreprise avec les Nègres. Un échange un peu vif lui revient. Horga, le chirurgien, lui avait souligné la fragilité de cette cargaison particulière : les esclaves pouvaient très bien supporter cette traversée pas trop longue, à peine une dizaine de jours, moyennant quand même un peu d’eau et de nourriture dans leur fond de cale. Mais ils sont nombreux, trop nombreux ! La Fargue avait balayé cet argument d’un brutal revers de la main, car il y voyait une critique fondée : il a chargé trop de pièces. Le médecin avait enchainé : « Entassés ainsi, sur un navire non adapté, les esclaves sont comme les fruits : si un pourrit, c’est tout le cageot qui y passe ! », en assénant lourdement que, si un seul présentait le moindre signe de dégénérescence, son sacrifice immédiat s'imposerait immédiatement ! Horga avait vérifié l’absence de maladie et de vermine au départ, mais une aération et un nettoyage une fois par jour, voire un nourrissage correct, permettraient d’assurer la qualité de la marchandise à la livraison. Le commandant avait cédé, d’autant que le maitre d’équipage lui avait rapidement rapporté les odeurs d’excréments qui se répandaient dans les cales, malgré le danger de libérer ces sauvages, même momentanément.

La Fargue avait transmis au premier lieutenant, sous forme d’un ordre. Castellan avait approuvé, se disant favorable par humanité pour ces enfants, se permettant de souligner qu'il avait été choqué de les voir tous très jeunes, autour de la vingtaine d’années. Cette appréciation montrait bien la faiblesse d’âme de l’officier, avait pensé La Fargue. Aussitôt, le premier lieutenant avait souligné les risques : ils étaient extrêmement nombreux (« Encore ce reproche ! »), plus nombreux que l’équipage ! Un service d’ordre conséquent, avec armement de tous les officiers, devait être mis en place, car les esclaves se trouveraient sans liens et un mouvement de révolte tournerait au carnage. La préparation de la nourriture n'avait pas été prévue dans l’armement. La participation des matelots était également requise, pour emplir les baquets d'eau, puis nettoyer le pont ensuite. Tout ceci n’était pas écrit dans leur enrôlement (« Autrement dit, tu me demandes de donner une prime aux matelots ! »).

— Arrêtez de procrastiner ! Exécuter mes ordres ! Faites donner une ration spéciale de rhum aux hommes, ce n’est pas compliqué !

— Selon vos ordres, monsieur !

Pour Jean de La Fargue, un sacré coup de dés se déroulait, mais il en valait le coup ! Avant de partir, il avait déjà pensé à un petit trafic, au-delà du « port permis », sur laquelle la Compagnie fermait les yeux, en tolérant des transports de marchandises à titre personnel. Le prêt négocié avec la Compagnie, était destiné à des « pièces d'Inde ». Lors de ses précédents voyages, sur le Maurepas et surtout sur la Sainte-Reine, il s’était intéressé à la question. Durant l’été austral, que ce soit sur l’ile Bourbon [actuellement ile de la Réunion], celle de France ou Rodrigue, les esclaves mouraient en grand nombre et les besoins allaient toujours grandissant. Il avait donc prévu de se mettre dans ce négoce.

À leur arrivée, il avait constaté que la situation avait bien changé : le gouverneur, Bouvet de Lauzier, un vague cousin, avait interdit la traite, tout bonnement, et renforcé la chasse aux marrons, les fuyards qui se réfugiaient dans les vallées inaccessibles des iles en doublant le prix de l’oreille ! En creusant un peu, La Fargue avait vite compris qu’en fait, le gouverneur cherchait à obtenir le monopole du trafic. Lors d’une escale à Port-Louis [siège du gouvernorat des Mascareignes, à Maurice], il l’avait longuement rencontré. Ils s’étaient compris à demi-mot et le capitaine en était ressorti avec un nouveau prêt. Les intérêts étaient faramineux, mais, au pire, en deux mois, l’affaire était bouclée. Retourner à Foulepointe, y acheter des Malgaches, car les plus prisés, filer à Rodrigue pour les décharger discrètement et revenir rembourser capital et intérêts à Port-Louis, paraissait trop aisé ! Il avait donc empli le plus possible la cale, bien que l'Utile n’ait pas été construit comme navire négrier. Cent soixante « pièces d'Inde », de premier choix, à trente piastres par tête ! Ils seraient sans doute tassés sur les pierres de lest, mais seulement pour quelques jours. Pour ne pas avoir d’histoires, il avait associé les officiers, les obligeant presque à acheter des esclaves, vantant un bon moyen pour eux de faire une jolie culbute. La Fargue n’avait pu retenir un petit sourire quand le fier Catalan s’était inscrit pour dix têtes. Au total, vingt-cinq esclaves leur étaient réservés, avec une répartition au prorata en cas de pertes : ils avaient en conséquence fort intérêt à en prendre soin. Vingt-cinq mille livres en fond de cale, le double en or et argent au retour ! Rien à voir avec sa solde mensuelle de deux cents livres ! Vingt années d’appointements en une seule affaire ! Il aurait peut-être dû les associer un peu plus : tous les hommes sont vénaux, et, plus impliqués dans le bénéfice, ces officiers n’auraient pas fait tant d’histoire !

Lorsqu’il avait été les choisir, avant de les présenter au chirurgien, il avait été agréablement surpris : que des jeunes, et de très belle conformation. Du premier choix ! Il s’était frotté les mains, convertissant et multipliant les piastres en livres. Il avait eu raison de jouer gros, car, maintenant, il était riche !

Quand il avait quitté Lorient, deux années auparavant, il avait appris que Ker Castell était à vendre, un petit castelet chargé de tours et qui avait fière allure. Si l’idée ne l’avait pas effleuré alors, maintenant, elle le séduisait : non seulement il pouvait l’acquérir, mais les rentes restantes lui attireraient le respect de toute la région. Les odeurs de poisson sur son nom seraient oubliées, ou saluées, peu importait. Tiens ! Il mettrait une sardine sur ses armes, puisque sa famille n’avait pas encore de blason, pour faire taire les railleries sur ses origines. Aussitôt, sa blessure revint : son nom ! Éléonore, son épouse, avait été incapable de lui donner un fils, même, au pire, une fille. Sans parler de la dot promise jamais versée, à cause d’un dommage de mer. À chaque retour, il avait honte de la frugalité de son ménage, malgré sa solde de capitaine. Pourquoi ne prendrait-il pas, à son retour, une jeune fille capable d’enfanter, et plus jolie à regarder que cette femme fanée ? Dans le lot des esclaves, plusieurs filles se montraient désirables, très affriolantes, ravivant son attrait pour la fraicheur virginale. Heureusement que ses principes l'avaient retenu : on ne touche pas à la marchandise ! De toute façon, c’étaient des négresses, alors… Il avait bien remarqué que son bouillonnement était partagé par plusieurs marins. Il avait ordonné au premier lieutenant de veiller au grain sur ce danger : pas question de transformer son vaisseau en un prostibule flottant et de délivrer une marchandise abîmée !

Pressé d’entamer la boucle, et de la terminer avant que les intérêts aient rogné sa fortune, il avait chargé les esclaves, les derniers arrivés, encore frais, puis donné l’ordre d’appareiller. Comme l’alizé de sud-sud soufflait avec faiblesse, il avait décidé de couper au plus court, en place de rejoindre la bonne latitude, puis de filer vers l'est. Là se trouvait la raison pour laquelle Castellan avait monté cette cabale contre lui. Cette navigation passait par un endroit incertain, où, parait-il, les dangers d’échouage se révélaient nombreux. Le Catalan avait fixé ses frayeurs de gamin sur un ilot minuscule, l’ile de Sable, dont aucune carte ne pouvait spécifier l’emplacement exact. Celle du dépôt, fournie par la Compagnie, que Castellan dénommait « de Lorient », la situait à 16 degrés et 20 minutes. Il reconnaissait que cette carte avait plus de vingt ans, mais, justement, cela prouvait que durant cette période, les navires avaient avancé sans problème dans cette zone. Pendant ce trop long délai d’appareillage, Jean d'Asprès de Manevilette avait fait son apparition un beau matin, vantant son dernier tracé, portant les découvertes les plus récentes, avec un grand luxe de précisions ; sur ce document, cette damnée ile se positionnait à 15 degrés et 55 minutes. Laquelle était la bonne ? Sans aucun doute, celle de d’Asprès, hydrographe bien connu pour sa rigueur et sous les ordres duquel La Fargue avait servi. Voilà l’unique raison pour laquelle il s’était cru obligé de l’acquérir. Bien sûr, Castellan, avec son discernement sans faille, s’était entiché de la carte du géographe, qu’il dénommait « de Bayonne » obligeant le capitaine à imposer l’autre, l'officielle, comme référence. Lorient contre Bayonne !

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