Tsimavio - 1

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Ile des Sables, 2 août 1761


Tsimavio respire péniblement. La soif la brule, mais tout est préférable à cet enfermement. Son grand corps d'adolescente a besoin d’espace. Malgré sa faiblesse, elle va de l’un à l’autre, comme sa mère, Soamiary, dont elle a hérité la préoccupation permanente de l’autre, jusqu’à l’oubli de soi. Elles sont une petite dizaine, en comptant les deux hommes, sans se souvenir comment les choses se sont installées : allonger les souffrants, construire d’autres abris avec du bois flotté et des écailles pour les protéger du soleil, car les toiles tendues par les Blancs sont insuffisantes, ces hommes dont que du mauvais est à en attendre ; ils sont pires que la bande de guerriers qui les a capturés. Elles doivent également parcourir les environs, avec un bâton pour se protéger des oiseaux et les chasser, recueillir les rares œufs qui restent dans les nids pour restaurer les plus faibles. La moitié des survivants se débrouillent avec leurs faibles moyens, finissant par rejoindre la cohorte des allongés quand la force les quitte.

Depuis plusieurs lunes, Soamiary s’absentait chaque jour d'Alarobia, leur village, emportant une bonne ration de riz, si durement gagnée par leur travail sans relâche. Dès son plus jeune âge, Tsimavio avait aidé sa mère à trouver leur pitance, parvenant toujours non seulement à passer la fin de la saison sèche, mais à partager avec ceux qui se présentaient sur leur seuil. Cette générosité permanente leur valait l’ironie bienveillante des hommes du village, ignorant ou se désintéressant cette solidarité féminine, mélange de compassion et d’ententes qui les faisait s’épauler dans cette aide aux plus malchanceux.

Cette fois, Soamiary avait invité sa fille à l’accompagner. Tsimavio savait pertinemment la raison de cette proposition, mais parut étonnée, dans leur complicité où chacune jouait son rôle. Le lamba, si précieusement tissé, était un trésor mélangeant coton et soie. L’étonnement et la joie de son enfant unique récompensèrent sa mère de sa frugalité dissimulée pendant toutes ces lunes.

— Tsimavio, nous n’avons pas grand-chose, mais la lignée de Fandresena, ton père, est respectée.

La fille écoutait avec une attention très particulière.

— Razay t’a apporté des cadeaux…

Le cœur de Tsimavio bondit. Elle avait entendu trop d’allusions à propos de ce garçon et de sa famorana pour ne pas s’intéresser à lui. Il serait un père idéal pour ses enfants, même si son regard fuyait dès qu’elle le fixait. Pourtant, elle se refusait à penser à une union avec lui, d'une si bonne famille.

— Je veux que tu te présentes à lui dans ta beauté. Accepte ce cadeau de ta mère !

Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, Tsimavio ne pouvant retenir son cœur de déborder. Si Razay, et surtout sa famille, acceptait, le vodiondry aiderait sa mère. Et elle serait avec le plus beau des garçons !

En cheminant vers le retour, l’une prise dans le bonheur de sa fille, l’autre dans le soulagement de sa mère, elles n’entendirent pas la colonne arriver, cachée par un repli du terrain. Des hommes et des femmes, liés par le cou, avançaient d’un pas hésitant, harcelés par d’autres, munis de lances. Avant d’avoir pu réagir, elles furent saisies et dépouillées. Devant la grâce de Tsimavio, un des gardes la jeta à terre, tout en se préparant à la forcer. La jeune fille, perdue, inquiète pour sa mère, restait anéantie par cette agression. Alors que l’homme allait la souiller, il fut écarté brutalement.

— Toi, tu ne vaux rien ! Je te tue et je te remplace par le premier venu. Elle, elle a de la valeur. Si tu l’abîmes, elle ne vaudra plus rien.

Une bourrade envoya l’homme s’affaler au bord du chemin, tandis qu’il ordonnait à Tsimavio de se relever. Les deux femmes furent attachées en queue de colonne, tirées vers un destin inconnu. Elles étaient restées soudées durant le trajet, puis enfermées dans un parc pour animaux, sans échanger un mot. Soamiary avait immédiatement compris leur nouveau sort : l’important était de rester auprès de sa fille pour la protéger, au prix de sa vie au besoin. Tsimavio restait choquée par l’agression, tremblant de peur au moindre cri hurlé par leurs gardes. Elle avait entendu les paroles du chef ; si son esprit avait compris la situation, il ne pouvait l’accepter : lorsque la vie commence à dix-sept ans, à la sortie de l'adolescence, y renoncer s'avère impossible. Elle se trouvait figée dans l'attente d'un réveil qui la sortirait du cauchemar. Elle avait imité sa mère qui, déjà, avait trouvé plus malheureux qu’elle, car ce dévouement aux autres l'apaisait en lui faisant retrouver sa raison de vivre.

Quand elles virent apparaitre un homme dans une tenue étrange, la peau entièrement blanche, elles crurent voir un diable. Au moment où il désigna Tsimavio, lui ordonnant d'avancer d’un pas pour sortir du rang, Soamiary accompagna sa fille, sans qu’il soit possible de savoir qui des deux avait entrainé l’autre.

Abattues, soumises, elles traversèrent Foulepointe, certaines d’être arrivées en enfer, vu le nombre de démons présents. Les obliger à se dénuder, puis se faire tripoter comme les vaches et les poules sur les marchés fut une humiliation incompréhensible, obligeant une abdication totale de la volonté.

Elles furent conduites vers un immense bateau, dans lequel on les introduisit. Devant le trou noir, Tsimavio refusa de pénétrer dans ce lieu sombre et froid, au fond de cette maison de bois qui descendait dans l’eau. Une poussée la propulsa en bas des marches. Sa mère mit un temps infini à l’apaiser, dans cette obscurité totale emplie de gémissements, de râles et d’odeurs abjects. Ce n’est que lorsque Soamiary la délaissa un court instant pour parler à une femme qui sanglotait de désespoir que sa fille réalisa que ses frères et sœurs de captivité éprouvaient sans doute pire qu’elle, réactivant sa propension à aider, puisque ses propres tourments devenaient secondaires et que sa mère, toute puissante et consolatrice, se tenait près d’elle.

Dans la noirceur absolue, elle se mit à ramper, tantôt sur les cailloux, tantôt sur des corps, trouvant un mot réconfortant quand elle entendait un pleur. Elle fut surprise d’arriver auprès d’un homme dont la tension n’était pas perceptible, comme chez tous. Une petite mélopée s’échappait de ses lèvres fermées, portant la nostalgie, sans doute un chant funéraire, inconnu pour elle. La complainte se développait sur une dizaine de notes, offrant des variations faciles. Tsimavio se mit près de lui et l’accompagna de sa voix. L’homme renforça son chant et le duo couvrit les geignements alentour, s’étendant de proche en proche, chacun préférant fredonner son désespoir au travers de cette mélancolique mélodie. La rengaine s’amenuisa doucement, chacun plongeant dans un sommeil de cauchemars. Tsimavio apprit que cet air appartenait à un rituel de tromba, invoquant la protection des ancêtres. Le chanteur dit venir du pays des Tsimihetys, peuple mystérieux pour la jeune fille. Elle ne put jamais identifier cet homme ni connaitre son nom, alors que le chant reprendra souvent, chaque fois que la désespérance reviendra tourmenter les esprits, des années durant, permettant de partager cette souffrance sans l’exprimer.

Elle avait perdu sa mère dans le noir, mais sentait sa présence dans cette humanité pressée sur ces gros galets, resserrant leur chaleur loin des parois glacées. Son bonheur fut grand de la retrouver le soir, lorsqu’on les fit sortir au soleil couchant, pour se laver et se nourrir. Toute à la joie partagée, elle ignora les regards des diables blancs, émoustillés par sa nudité nubile.

Les jours suivants, telle une souris, elle se glissait le long de ces déracinés, saluait d’un mot réconfortant, et si elle sentait une âme trop pleine, elle écoutait, recevant sans cesse la même histoire, chacune racontant un drame intime insurmontable. Si la plupart parlaient sa langue, beaucoup utilisaient un langage incompréhensible, mais les intonations disaient la même détresse.

Elle apprit ainsi des mots nouveaux, comme bateau, esclave, plantation, maitre… Si certains savaient vers quoi ils allaient, la plupart avançaient vers un inconnu déjà insupportable. Quand la belle saison revenait, des bandes de bandits partaient razzier les villages, capturant les plus jeunes et les plus valides. Les communautés touchées par les attaques dressaient des guetteurs, permettant à la population de fuir, alors que leurs maisons étaient pillées et brulées. Les Blancs demandaient toujours davantage et les hordes pénétraient en profondeur dans le pays, atteignant maintenant le pays d’Imerina, les hauts plateaux.

Dans sa courte vie, des histoires de malheur, elle en avait tant entendu ! Pourtant, elles se résolvaient ou s’adoucissaient, car la communauté se soudait pour soutenir les plus fragiles, y compris dans les périodes éprouvantes pour tous. Les rites partagés renforçaient cette solidarité. Dans cette cale humide, ils étaient des inconnus, des fragments arrachés à leurs origines. Surtout, la honte des traitements subis les ramenait à l’état de bêtes sauvages. Même les andevos, ceux de la classe la plus servile, avaient droits à un minimum de respect au village. Elle ignorait le statut de ceux et celles qui se confiaient, mais tous souffraient de cette déchéance, ressentie dès le premier lien passé au cou. Les bandits et les Blancs étaient une damnation, une punition des esprits.

Elle apprit les noms de chacun, ne pouvant les reconnaitre qu’à leur voix, déçue de ne pouvoir les nommer durant leur brève respiration sur le pont. Parfois, rarement, elle retrouvait sa mère dans cet entremêlement : à peine la main posée sur cette peau vénérée, une onde de chaleur la parcourait.

Ce voyage paraissait sans fin, vers une destinée improbable. Chacun s’adaptait à ces conditions, des fraternités de circonstances apparurent. Au mépris de l’obscurité, les galets glissants, des regroupements apparurent, d’abord avec ceux qui venaient du même village, ou d’un village voisin. On se reconnaissait et on parlait des autres, de ceux restés là-bas, des ancêtres communs. Une vie étrange, tellement différente de la précédente, se mit en place, permettant de supporter le présent, tentant de profiter de ce lambeau de vie, sans penser à un pire.

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