la prâme - 2

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Le soir tombe, les hommes se regroupent autour des feux. Encore un problème ! Ces feux consomment beaucoup de bois, ramassé sur la plage, alors que la priorité devrait le réserver à la cuisine. Barthélemy se rapproche discrètement du deuxième enseigne.

— Tiens ! François ! Tu m’accompagnes faire quelques pas ?

Le prénom et le tutoiement font rougir le Rouennais. Par la plage, en évitant le camp des esclaves, ils gagnent le sud de l’ile, marchant silencieusement. Le jeune a bien compris que le lieutenant veut lui parler. Lui-même a tant de questions à poser ! Malgré ses vingt-quatre ans, il a déjà bourlingué, mais cette situation de naufragés est angoissante, proche des récits terrifiants que les marins aiment se raconter pour s’effrayer en fin de soirée, quand le vin fait perdre la mesure.

Il sait aussi Castellan très touché par la disparition de son frère, Léon, qui avait été un camarade fort plaisant. Il aimerait lui dire sa peine, la partager, mais le premier lieutenant parait tellement résistant aux pires épreuves qu’il se refuse à l'importuner.

Dans le ressac incessant et abrutissant, les deux hommes s’asseyent. Le plus jeune, respectueux, attend : si Castellan l’a invité, il doit sans doute l’entretenir de choses particulières. L’aîné se tait, comme muré dans une impossibilité. Le cadet, gagné par l’angoisse du silence, tente :

— Que va-t-il se passer ?

Un grand soupir le désarçonne : le premier lieutenant parait découragé. Une crainte l’envahit : voir cet homme s’écrouler ! Non seulement ce serait la disparition de toute espérance, mais ce serait surtout entrevoir les faiblesses et l’intimité de cette âme admirée. Il a vécu son enfance dans l’appréhension permanente d’entendre sa mère leur annoncer la disparition de son homme, marin sur les bateaux de pêche des mers du nord. Dès qu’il a pu, François s’est enrôlé, préférant être dans le danger plutôt que parmi ceux qui attendent dans l’angoisse. Le premier lieutenant l’a immédiatement impressionné, y trouvant la figure paternelle qui lui avait manqué. Cet effondrement signifierait aussi celui de tout guide.

Rassurer, ça, il a pratiqué, sa mère en demandait tant !

— Nous sommes sur une route peu fréquentée, mais maintenant, nous pouvons attendre ! Entre les réserves sauvées du bateau, les œufs, les oiseaux, peut-être les tortues, nous pouvons tenir !

Le regard las de Castellan le décourage.

— Tu es gentil, François ! Mais tu es bien jeune ! Que connais-tu des hommes, de ces hommes ?

Le ton condescendant de son modèle lui arrache un rictus. Castellan poursuit :

— Ce sont de bons marins, peut-être, mais ils n’ont plus rien à faire sur ce vaisseau immobile. L’oisiveté, ils sont habitués à l’avoir dans les ports, dans les tavernes, avec des filles. Ici, il n’y a rien ! Rapidement, ils vont commencer à se battre, pour des broutilles, pour s’occuper ou sortir leur colère. Si ce n’est pas ça, ce sera autre chose : un groupe va décider qu’ils sont les plus forts, que les vivres leur appartiennent et ils vont chasser, ou tuer les autres.

— Mais vous… le capitaine… les autres officiers…

— Le plus dur, dans les grandes traversées n’est pas les pirates, les corsaires, les tempêtes, le scorbutus, mais de rester ensemble, au milieu d’hommes qu’on finit par haïr pour une bêtise, parce qu’ils sont trop proches. Nous allons nous entre-tuer…

Ce sinistre pessimisme révulse la jeunesse débordante du Normand.

— On ne va pas rester là à ne rien faire ! Nous sommes à une dizaine de jours de navigation de Madagascar. Équipons lourdement une chaloupe pour aller quérir du secours et, dans moins de quatre semaines, un navire sera arrivé pour nous délivrer !

— Si une des brusques tempêtes de l’océan Indien ne la chavire pas ! Si le vaisseau de secours ne s’abîme pas sur les brisants ! Si tous les hommes ne sont pas morts ! Si…

— Si monsieur de Castellan baisse les bras !

Le Rouennais s’arrête, gêné de son audace outrageante. Barthélemy, lui, hésite. Tout ne peut pas dépendre de lui.

— Tu te trompes, François !

Pourquoi entendre son prénom dans cette bouche lui donne-t-il des frissons ?

— Je ne suis rien ! Je ne suis pas plus capable que les autres. Je suis autant responsable que le capitaine de ce naufrage…

Que vient faire cette culpabilité dans la conversation ? La rage l'envahit.

— Restez crever sur votre tas de sable ! Je n’en ai rien à faire. J’ai cru que vous étiez un homme formidable, vous n’êtes qu'un…

Il s’arrête avant de prononcer l'innommable, terrassé par le chagrin et un infini sentiment d’abandon. Le grondement des vagues sert de silence.

— Excusez-moi. Je n’aurais jamais dû… Si vous saviez comme les hommes vous estiment ! Et combien ils comptent sur vous pour les sortir de là ! Vous êtes si fort ! Vous ne pouvez pas nous abandonner…

— François, j’en ai tellement assez de tout porter…

À nouveau, une longue pause s’installe. Barthélemy a rallumé sa pipe et seul un petit rougeoiement, de temps en temps, rappelle sa présence. François ne comprend pas cette faiblesse, elle ne peut pas exister. Son esprit repart sur la chaloupe à envoyer. Son équipage doit comprendre au moins un officier, pour faire le point, et deux matelots pour manœuvrer la barque, trois, si jamais l’un disparait. Plus les tonneaux d’eau et de vivre. Le mieux serait d’avoir des biscuits… Sans s’en rendre compte, il se met à réfléchir à voix haute.

— Moi, je me porterai bien comme volontaire. Je prendrais le petit Étienne, ce n’est qu’un mousse, mais il sait nager et il est débrouillard. À quatre ou cinq, sur l’eau au soleil, deux pintes par jour, au minimum, sont nécessaires ; pour dix jours, ça fait quatre-vingts, mettons cent. Une demi-barrique, même plus…

— François…

— Oui, monsieur. ?

— Une chaloupe a été perdue, celle qui a emporté…

Barthélemy ne parvient pas à achever sa phrase. Il se racle la gorge :

— La deuxième, nous ne savons pas dans quel état elle est, si nous pouvons la rapporter à terre sans la briser, la faire repartir…

— Le canot…

— Trop petit ! Il tient cinq ou sept personnes, sans autre place.

François est désespéré par tant d'obstructions. Où est le meneur sûr de lui, dont les ordres ne peuvent être discutés ? Il retrouve le défaitisme de sa mère : rien ne sert à rien, puisque le pire va arriver ! Le poids de la fatalité revient l’écraser. Il s’affaisse dans le sable, perdu, quand une étincelle le réveille.

— Fiente de fiente !

Il se relève brusquement.

— Monsieur, avez-vous un couteau, ou une arme avec vous ?

— Pourquoi ?

— Je préfère me tuer maintenant !

Le coup estomaque l’aîné, devant la détermination de l’enseigne. Il n’avait pas pensé à cette éventualité, trop étrangère pour lui : le suicide ! Le ton ne laisse aucun doute sur l’issue. François, se tuer ? Après Léon, après le jeune Nègre, dont il regrette… il ne sait quoi, pas lui !

Le coup porte.

— Il n’en est pas question ! Il y a forcément un moyen !

Le ton a basculé : François entend le chef parler à nouveau ! Heureusement que l’obscurité dissimule le sourire de François, qui ne comprend pas ce revirement soudain : submergé par la mélancolie de son mentor, il avait sincèrement désiré disparaitre.

— Il faut d’abord voir si cette chaloupe peut être récupérée !

— Demain, je demanderai au petit Étienne d’aller voir !

— Il faut un œil expert ! Je l’accompagnerai.

— Tu sais nager ?

— Non ! Il m’aidera au besoin !

L’enthousiasme débordant du jeune homme est irrésistible.

— Tu sais, si j’ai un fils, je l’appellerai François !, laisse échapper Barthélemy.

Les deux hommes se trouvent bêtes devant cette effusion. Aussitôt, Castellan pose des questions sur l’armement de la chaloupe, contré par Lemonnier de manière judicieuse. Ils se disputent sur des détails, éprouvant cette complicité naissante sur laquelle ils ne peuvent mettre des mots. Ils reviennent à la lueur de la lune naissante.

Avant de se quitter, du Vernet lance :

— Et si on construisait un bateau pour emporter tout le monde ?

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