l'approche - 3

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Le lendemain, alors que les bruits du chantier commencent à leur parvenir, ils se mettent en marche, accompagnés jusqu’à la limite du campement par une vingtaine d’autres Malgaches. La distance est courte. Mihanta mène le groupe d’un pas déterminé, avec Takalo dans ses talons, qui tient à respecter cette légère distance. Bakoly et Mananjara suivent. Si la nourriture a raffermi les corps, une autre composante a modifié leur attitude, sans qu’ils en soient conscients. Contrairement à la première fois, ils ont décidé d’agir, de reprendre en main leur destinée : ce ne sont plus des esclaves soumis qui avancent, mais des femmes et des hommes libres, même si cette notion leur reste étrangère.

Comme lors de la visite précédente, leur apparition fige les rares occupants du camp, amorçant une onde de silence qui les précède, faisant cesser le travail au fur et à mesure de leur progression. Pour ces marins, seul l’étonnement les prend. Ils ne pensent rien de ces esclaves qui logeaient sous leurs pieds, pas plus qu’aux barils et autres tonneaux, une marchandise, comme une autre. Les quatre jeunes malgaches arrivent au chantier de la prâme, qui s’immobilise. Où est donc l’homme au regard sévère ?

Castellan, suivi de Lemonnier, remonte de la plage. Il s’inquiète : éloignés du ressac assourdissant, ils devraient entendre les coups de hache, de massette, le grincement des scies. Ce silence ne vaut rien de bon : probablement un accident ou une rébellion ! Le dernier sursaut de terrain franchi, le spectacle l’étonne. François a déjà franchi les derniers mètres.

— Bakoly, Mihanta !

Ils avaient échangé leurs noms, mais les Malgaches restent cois.

— Que veulent-ils ? marmonne Castellan en écartant Lemonnier, gêné de ses familiarités dont il se sent exclu.

François ouvre la bouche, aussitôt rabroué par un bref :

— Fais remettre les hommes au travail ! Attends ! Fais d’abord venir Joseph !

Tandis que l’enseigne s’éloigne, meurtri par ce rejet, Castellan toise le jeune Malgache, ignorant les autres. Mihanta parait insensible à cette morgue, laissant Barthélemy désarmé. Un geste lui vient, observé ailleurs en Afrique : il s’avance vers les quatre jeunes, puis porte la main sur son cœur. Le geste aperçu s’accompagnait d’un abaissement respectueux de la tête. Ça, il ne le peut pas ! Mihanta lui répond par un mouvement similaire. Castellan reste gêné en attendant Joseph. Le domestique de La Fargue est un Nègre libre, venant de Dakar. Depuis le naufrage, il suivait son maitre, dont l'apathie le laissait désœuvré. Le capitaine demeurait sur la plage, les yeux fixés sur l’océan et l’épave du bateau dont il avait eu la responsabilité, ne semblant pas parvenir à accepter toutes les conséquences de son entêtement. Apparemment, il avait réduit ses ambitions à la maintenance d'un état d’imprégnation éthylique suffisante pour ne plus penser. Cela permet à Joseph de se tenir éloigné de l’équipage ; s’il n’a jamais senti d’hostilité ouverte, son instinct lui dicte la prudence, à moins que ce ne soit les histoires largement répandues narrant le sacrifice rédempteur de Nègres, cause des malheurs survenus.

Joseph est incapable d’échanger la moindre parole et le premier lieutenant se trouve honteux de son erreur : pour lui, tous les noirs parlent la même langue, comme tous les animaux ! Cette assimilation inconsciente le vexe. Il lui aurait suffi de considérer l’équipage : Bretons, Basques, Normands, Espagnols, Belges, Norvégiens, autant de dialectes que d’hommes, avec le français pour seul outil d’échange, et encore ! Pourquoi les Nègres n’auraient-ils pas aussi plusieurs langages ?

Il ne reste plus qu’à échanger comme la fois précédente, avec des gestes et en surveillant les expressions de l’interlocuteur. Barthélemy ne peut retenir une grimace, car cela oblige à fixer l’autre en permanence, et à rapprocher les intimités. Et ça, Barthélemy l’a en horreur, surtout avec ce Nègre aux yeux perçants.

Castellan recule d’un pas, écarte les bras en prenant un air interrogatif. Le jeune, dont il se refuse à reprendre le nom, montre ses yeux, puis tous les chantiers. Il veut voir ce qui se passe ! Ce n’est que cela ! Soulagé, devant cette demande dénuée de toute autre exigence, Castellan obtempère, sous le regard incrédule de ses hommes, se demandant combien parmi ces matelots, hommes soumis à la rudesse, ne craignant ni les flots ni la colère divine, auraient eu la témérité de se risquer dans le camp de leurs tourmenteurs pour leur demander comment ils passaient leur temps ? Aucun ! Ces Nègres, ces jeunes l’ont fait et leur courage impressionne le premier lieutenant, d’autant qu’ils sont à moitié nus, sans défense, exposant leurs corps à toutes les vicissitudes, notamment la jeune femme aux seins dressés dans un naturel désarmant.

Le jeune regarde partout, apparemment avide de comprendre leurs activités. Castellan saute sur cette occasion et sort les plans, les esquisses et les répartit devant le quatuor. Au sol s’étalent les grandes lignes de l’ossature. D’un doigt, il fait le parallèle entre le plan et la réalisation. Mihanta reste abasourdi. Il avait vu, lors de l’embarquement, un homme maniant la plume sur une feuille inconnue. Là, il admire la finesse du trait, la complexité des arabesques et la ressemblance frappante entre le dessin et la construction en cours. Cet homme a vidé son cerveau sur cette feuille pour l’expliquer aux autres ! Tout ceci se montre prodigieux ! L’émerveillement qui se lit sur son visage attendrit Barthélemy.

Mihanta écarte la main, montrant son désir de parcourir le chantier. Castellan s’exécute, accompagné de François, qui trouve qu’il en fait un peu trop pour ces Nègres. Takalo et Bakoly suivent, encore apeurés, se fondant dans l’ombre protectrice de leur meneur, tandis que Mananjara se tient contre Mihanta, le dépassant d’une tête, paraissant le protéger. Le chef de chantier passe en revue les différents ateliers, demandant aux hommes de continuer le travail pour montrer leurs gestes. Au besoin, quand il juge le geste inadéquat, il saisit l’outil pour démontrer le bon maniement. Inconsciemment, il cherche à déclencher à nouveau l’émerveillement sur le visage du Nègre, accompagné d’une béatitude qui le bouleverse. Mihanta retrouve certains gestes observés dans son village, mais les outils paraissent plus forts. Il regrette de ne jamais avoir appris à se servir de ses mains, pensant que le savoir des plantes importait plus. Seul celui qui connait tout et sait tout faire mérite le titre de sage, car sinon, il parlera sans connaitre, se promet-il.

Ils reviennent vers l’embarcation. Mihanta reste ébahi par cette entreprise et montre son admiration pour son créateur. Pourtant, il ressent une idée négative, sans pouvoir la préciser. Il ferme les yeux, pour faciliter la mémorisation de toutes ses observations, une habitude acquise il y a longtemps. En revisitant les ateliers, il associe les marins, plus ceux du campement, plus ceux sur la plage, qu’ils n'ont fait qu'apercevoir. Soudain, ils sont tous là, dans l’embarcation terminée. Il ouvre les yeux : aucune place pour eux n'est prévue ! La prédiction de Nahary, dans sa spontanéité, se confirme, justifiant leur présence ici.

Castellan a observé la réflexion et le changement de trait. Il devine une rare capacité de perception. Mihanta donne sa conclusion en embrassant tous les ateliers, donc tous les marins, puis en désignant l’ébauche de l’embarcation. Castellan comprend qu’il demande si tout le monde embarquera et il acquiesce. Puis Mihanta se désigne du doigt, les trois autres, leur campement au loin, puis montre à nouveau l’ossature. Castellan ne s’est pas trompé : il a tout compris ! Seul le second lieutenant, Fauvel, a partagé les calculs : impossible de dépasser cent-vingt personnes. Pas assez de bois, les structures sont trop fragiles.

Castellan regarde Mihanta. Pour la première fois, il accepte l’affrontement avec ce Nègre si particulier, qui le laisse désemparé. Son âme lui est ouverte, avec l’atroce réalité. Il ignore lui-même la part de culpabilité, de fraternité qu’il montre, car trop de questions rendent floues ces impressions. Aucune expression n’est nécessaire, car Mihanta a toujours su. Ce dernier détourne les yeux, met sa main sur son cœur et repart vers le campement.

Barthélemy se tourne vers François et lui murmure :

— Il a réalisé qu’ils vont rester sur l’ile…

Le jeune enseigne ne savait pas, et ne s’était, en réalité, pas posé la question de savoir qui devait embarquer. Après tout, ces Nègres, ces esclaves, ce n’est pas leur problème. Pourtant, la préoccupation de son mentor l’oblige à poursuivre. Pourquoi Castellan est-il gêné par rapport à cet esclave ? Pourquoi les emmener ? Et finalement, la question incontournable et gênante : qui sont-ils ?

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