l'approche - 6
Castellan se démène. Il a partagé avec ses officiers sa crainte : l’équinoxe est pour bientôt, entrainant sans doute de vives eaux, sans savoir si cela sera un atout pour passer les récifs ou, au contraire, un risque supplémentaire. Ensuite, commence le printemps et l’été austral, avec les typhons, au mieux des tempêtes. Tous connaissent la violence possible de ces évènements : il faut partir au plus vite !
François, qui le suit en permanence, l'a vu plusieurs fois trébucher, ivre de fatigue. Il devrait se ménager, mais le lui suggérer est impossible. Au plus fort de la journée, il s’effondre. François requiert quatre hommes pour le porter à l’ombre. Horga arrive, sans se presser.
— Fatigue ! Laissez-le dormir ! Un petit coup de gnôle au réveil, et il repartira. C’est le genre de constitution qui repart toujours !
— Mais il ne boit jamais !
— Ce n’est pas de l’esprit-de-vin, c’est une médecine !
— C’est pas possible !
— Ce meusieur qui sait tout préfère boire de l’eau corrompue plutôt que du vin ou du cidre, qui sont les seules boissons saines sur un navire !
— Sans doute un parpaillot ! murmure Borry en se signant.
François est choqué par les propos de l’aumônier, qui enchaine :
— Le matin et le soir, il n’assiste aux prières que de loin, paraissant plus surveiller les hommes que touché par la grâce. Le dimanche, encore de loin, il ne baisse pas les yeux lors de l’élévation. Un adepte de cette religion prétendument réformée, vous dis-je !
Les deux hommes profitent de la faiblesse de du Vernet pour lâcher leur venin. Alors que les officiers de marine suivent leur premier lieutenant avec attachement, respectueux de son expérience et de son instinct, les deux officiers civils méprisent cet homme qui les dépasse.
Castellan revient à lui.
— Donnez-lui une rasade !
— Il n’en est pas question !
— Tu es qui toi, pour donner des ordres ? Son chien ? Sa femme ?
Le major bascule en arrière sous le coup de poing de l’enseigne. Corpulent, il se relève péniblement, soutenu par l’aumônier. Il va ouvrir la bouche quand il voit l’attroupement, alerté par le bruit. Il lit dans les yeux du jeune l’agressivité de ceux prêts à défendre leur maitre, et leur espoir. Il hausse les épaules et tourne le dos.
— Que se passe-t-il ?
— Rien, monsieur. Vous avez eu un accès d’épuisement. Le major propose encore un peu de repos…
— Pourquoi est-il parti ? Pourquoi était-il à terre ?
— Il a basculé en reculant.
— Et vous, Borry, vous êtes là pour me donner l’extrême-onction ?
— Dieu nous en préserve ! Nous avons tous besoin de vous ! Je ferai dire des prières spéciales à votre intention.
— Pourquoi pas, si cela fait avancer la construction ! Qu’est-ce qu’ils font tous là, au lieu de travailler ?
François et le second lieutenant font signe aux matelots que tout va bien, qu’ils peuvent retourner à leur poste.
Le soir, les conversations cessent quand Castellan approche, car elles portent toutes sur l’incident, chacun projetant son angoisse sur la santé et la résistance du seul capable de les sauver. L’intéressé refuse le plat spécial préparé à la demande d'Horga : pas de privilège ! Les officiers se précipitent, anticipant ses besoins et ses ordres, ce qui n’a pour effet qu'énervé le concerné. François est vertement rabroué plusieurs fois, pour avoir montré de la sollicitude, ce qui n’entame en rien sa préoccupation. La première énergie retrouvée sert à remotiver l’équipage, qui oscille entre frénésie et abattement à chaque alerte.
Deux fois, il retombe. La seconde, il est à deux pas de Mihanta, qui reste impassible, ne parvenant pas à penser à une issue fatale : quand bien même celui-là mourait, un autre Blanc prendrait sa place, l’embarcation partirait quand même, se refusant à réfléchir à sa propre réaction.
Castellan est inquiet : la mer est inconstante, alternant des jours de calme et de grands vents. L’équinoxe approche et il doute de pouvoir mettre à l’eau la prâme. L’après-midi, l’horizon s’est obscurci comme jamais. Un grain arrive !
Un vent fort se lève, mêlant embruns et pluie sur toute l’ile. Les matelots sont habitués : ils mettent à l’abri tous leurs objets les plus précieux, affalent les tentes. Toute la nuit, le dos courbé, trempés, ils subissent l’assaut.
Les Malgaches ont vu la même noirceur fondre sur eux. Ignorants de ces déchainements, ils voient leurs frêles protections emportées par les éléments impétueux, leurs maigres ressources ravagées. Le lendemain, encore hagards, ils constatent le plus terrible : les sépultures des défunts, en haut de la plage, n’existent plus, emportées par les flots. Ravo constate :
— Cette ile n’est pas pour nous ! Les esprits refusent nos morts.
Le fer à briquet retrouvé, Jenali s’obstine à le battre, alors qu’aucun bois sec ne peut se trouver. Il s’acharne, refusant l'échec, avant de s’avouer vaincu. Du campement des Fotsy, une fumée monte. Eux, ils savent maintenir le feu sous la tempête ! Mihanta part, seul, quémander des braises, rageur de cette dépendance. Quand ils seront partis, comment feront-ils ? Il sent la crise monter. Il cherche le gros homme aux médecines, qui ne l'aime pas, mais qui doit se plier à la volonté de Castellan, dont il a appris le nom : le gardien des remèdes doit lui donner la poudre. Il est étonné de cette relation qui oblige un homme à obéir à un autre, car chez eux, tout se discute.
Il ne les trouve pas ! Les rumeurs le portent vers l’embarcation, où ils sont tous à l’inspecter : elle parait inchangée.
Castellan charge François de répondre à Mihanta, qui repartira avec le feu et le remède, le remerciant à peine. L’enseigne n’arrive pas à comprendre cette distance, cette froideur : lui a toujours été ouvert vers ce … sauvage. Une moue accompagne ce mot.
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