l'abandon - 5

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La vie se répète, chaque jour identique au précédent, chahutée de temps en temps par des bourrasques ou des trombes d’eau.

Le moindre évènement est abondamment commenté : les perceptions différentes alimentent la discussion, en oubliant le sujet initial, pour un plaisir croissant de l’échange. Sans réelles concertations, par la force des choses, une communauté égalitaire se met en place : tous sont descendus au plus bas de leur humanité, quand seul l’instinct demeurait pour obliger à respirer ; les rangs, les castes en devenaient ridicules et sans utilité, comme tout le reste. Tous ont été marqués par cette expérience innommable, même si l'atavisme a réactivé ensuite des comportements antérieurs, maintenant abrasés, ou si le caractère et les capacités maintiennent des différences, gommées par leur dénuement extrême. Chacun a trouvé une place qui lui convient, même les plus fragiles, dans une solidarité incontournable.

La demi-douzaine de non-Malgaches sont intégrés, au travers de traductions maladroites en cascades qui déclenchent maintenant des rires et qui leur ont permis également de se raconter. Jenali évoque son pays swahili et son transport en bateau, avant d’arriver à Foulepointe. Ils sont trois dans ce cas. L’origine des trois autres reste indéterminée, et sans importance.

Leur langage évolue, mélangeant les accents et intonations des hauts plateaux et des basses terres, intégrant des mots de provenance plus lointaine, fondant ainsi une population homogène. Petit à petit, il en sort leur propre créole, préférant adopter un mot étranger que garder le leur, pour mieux échanger.

Les rapprochements amicaux sont nombreux ; le plus ancien est apparu autour du chaudron. Rapidement Mahatia, Haingolalao et Lala formèrent un trio d’où fusèrent les premiers rires, attirant d’autres femmes, avides de gaieté, continuant et maintenant la tradition de la préparation commune.

Rares sont ceux qui préfèrent la solitude, tel Miando. Il trouve refuge dans sa musique, recherchant un coin isolé pour battre interminablement ses tam-tams. Il a accaparé toute la basane, et il vient solliciter Mihanta dès qu’il a trouvé un coquillage, une carapace ou un objet abandonné sur lequel on peut tendre une peau. Quand il a terminé ses préparatifs, il fait profiter toute la troupe, à son grand contentement, du nouveau son ou du nouveau rythme.

Aintsoa est à part. Nul n’a jamais entendu un mot sortir de la bouche de cette belle fille, souriante, toujours présente. Lorsqu’on lui a proposé ce nom, elle a eu une moue, pour signfier : « Pourquoi pas ! ». Les raisons de son mutisme restent inconnues, mais sans importance, chacun s’efforçant de l’associer à l’activité ou à la discussion en cours, sans provoquer le moindre murmure.

Takalo s’est fait une raison : établir une relation avec Mihanta est impossible, du moins une relation habituelle, car, sinon, il ressent l'existence d'un lien entre eux deux, sans pouvoir le qualifier. Le plus souvent, c’est Mihanta qui vient à lui, pour lui soumettre une réflexion, une idée. Takalo a appris à le laisser avancer, l’aidant à trouver petit à petit plus de mots, plus de précisions après les premières phrases, abruptes, souvent incompréhensibles, introduction qui parait nécessaire aux développements. Quand lui veut échanger avec Mihanta, l’approche est plus délicate ; il demande souvent son aide à Bakoly.

Dès leur résurrection avec l’eau, l’étrangeté physique et relationnelle de ce garçon l'avait interpellé, avant sa stupéfaction devant la volonté et l’entêtement qu’il avait montrés pour aller chez les Fotsy. Il n’avait vraiment découvert les pouvoirs de Mihanta qu’avec le mal des dents. Il lui avait posé la question, bien après, pour comprendre comment il avait pu les aider.

Les marins blancs avaient presque fini leur bateau quand Mihanta avait commencé à souffrir des dents, avant de s’apercevoir que ses gencives saignaient. Il remarqua alors les mêmes symptômes chez ses frères et sœurs de malheur. Le plus étrange était que les Blancs eux-mêmes, si savants en tant de choses, paraissaient en souffrir aussi. Un jour, lors d’une pause, il se permit de montrer sa bouche à un des Blancs aux cheveux d’or qui leur avait apporté le riz. François avait souri, en disant :

— Scorbutus, le mal des marins !

Un des matelots, un des plus vieux, avait renchéri en ouvrant sa bouche édentée, en riant.

Mihanta n’avait pas compris un traitre mot, mais il se voyait déjà, comme les autres, sans une dent, la bouche en sang. Cette perspective était effroyable. Il se mit à observer discrètement ses camarades et fut surpris par Aintsoa, celle qui ne parlait pas, qui n’avait pas encore son nom : elle paraissait la seule à ne pas souffrir de ce mal. Mihanta se mit à la surveiller : de temps en temps, elle se penchait au sol pour arracher et croquer une feuille épaisse d'une petite herbe couvrant le sol par endroit. Quand il était sorti de ses fièvres et avait repris un peu de forces, Mihanta avait voulu découvrir la végétation de l’ile, assuré de retrouver certaines espèces qu’il avait apprises avec Liantsoa, sa mère des plantes. Il avait alors constaté, étonné, que seules trois plantes parvenaient à pousser sur le sable, totalement inconnues pour lui. Cet endroit, avec si peu de variétés, affichait ainsi sa triste misère ! Les arbustes ne présentaient aucun intérêt, à part servir de nichoirs. Une liane courait sur le sol, aux feuilles amères : elle devait avoir des pouvoirs, mais lesquels ? La dernière était cette petite plante grasse, au gout acide, sans intérêt.

Il se mit à imiter la muette, se doutant du possible soulagement. En quelques jours, ses dents et ses gencives avaient retrouvé leur force. Il n’avait pas eu mal au ventre, ni ressenti aucun autre malaise. Il avait montré à Bakoly, à Takalo et à quelques autres, presque furtivement, le remède, qui s’était ensuite répandu avec facilité.

Mihanta s’était posé la question de le dire au Blanc au cheveux d’or. Il s’était ravisé, hanté par un rêve d’une armée de Fotsy se ruant sur cette plante minuscule, la piétinant, s’en goinfrant, sans leur en laisser la moindre pousse. Ils allaient partir et eux rester. Ils n’avaient rien à partager avec ces hommes. Depuis, ce geste de croquer une petite feuille de temps en temps s’est transformé en un automatisme partagé par tous.

Takalo, malgré ces difficultés, recherche souvent la compagnie de Mihanta, se sentant comme un élève auprès d’un sage. La seule fois où il avait évoqué cette image, il s’était repris devant l’air effaré de Mihanta, qui rabâchait : « Mais je ne sais rien ! Je ne sais rien ! ». Sa fulgurance et la diversité de ces idées l’étonnent chaque fois.

Souvent, ils évoquent leurs congénères, leurs caractères. Takalo est étonné, car son ami connait tout le monde, pouvant fournir des détails sur leur passé, leurs habitudes, leurs attirances.

— Anoka ? Une belle fille ! Gentille. Elle est paysanne. Elle aime Fanalo, qui ne se rend compte de rien.

— Fanalo ? Un brave garçon qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Il te rendra toujours service ! Si tu lui demandes...

— Bodohary ? Un esprit perdu qui n’arrive pas à accepter la situation. Trop difficile pour lui… Comme Kintana, trop gentille, mais avec la tête trop fragile : n’importe qui peut lui demander n’importe quoi… Triste.

— Loharano ? Une femme généreuse, fille de pêcheur, mais il ne faut pas lui en demander plus…

Takalo écoute avec émerveillement : il est sûr de lui, le cercle de Mihanta est des plus réduits et il participe rarement aux palabres. C’est donc qu’il a tout observé, avec une acuité stupéfiante, percevant les caractères, les faiblesses au travers de détails invisibles pour lui. La plupart de leurs congénères présentent peu d’intérêts ; ils le savent, sans pour autant les mépriser : chacun est ce qu’il est et œuvre pour le bien de tous. De temps en temps, Takalo glisse un nom du petit groupe qui agit, qui se réunit, qui réagit.

— Soamiary ? La plus dévouée des femmes. Elle se sent responsable de la situation et cherche en permanence à réparer une erreur. Tous ici lui doivent quelque chose.

— Tsimavio ? Elle reproduit le caractère de sa mère, avec la même générosité. Elle veut rester la fille de sa mère, n’être que cela, sa seule raison de vivre. Le malheur les a trop liées.

Entre leurs silences, Mihanta offre parfois des idées curieuses :

— Dans notre malheur, nous avons une petite chance…

Takalo attend la suite.

— Il y a toutes les personnalités dans notre groupe, mais heureusement, il n’y a personne de méchant, de hargneux.

C’est au tour de Mihanta d'être surpris du retour, lui prouvant la complexité et la richesse de l’esprit de Takalo :

— Nous sommes tous très jeunes, n’ayant que peu vécu, à part ces épreuves terribles. Pourquoi voudrais-tu que des aigreurs ou des animosités nous animent déjà ?

Une autre fois, il fera remarquer à Takalo l’absence de bêtes sur l’ile, hormis les oiseaux et les tortues. Cette évidence lui avait échappé.

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