le vide de la fin - 1

5 minutes de lecture

Bakoly cesse de regarder l’horizon. Elle ne ressent ni tristesse ni joie. Quand Mihanta lui a enfin parlé de leur arrivée dans le village en feu, du coup de fusil, Mananjara lui a donné ce mot, et du corps de son frère sans vie, elle s’était aperçue que tout le passé, tout le présent avaient perdu leur importance pour le jeune homme. L’avenir ne comptait pas, ne comptera jamais, car il n’existe pas, nulle part. Mihanta lui avait dit qu’ils n'atteindraient nulle terre, que la mer les retiendrait, qu’il acceptait ce sort pour lui. Tous ceux qui voulaient partir connaissaient le sort funeste qui les attendait, mais les légendes sont pleines de Fahagagana : ils ont assez souffert pour qu’un miracle les sauve ! Un miracle viendra les sauver !

Tout est bien ainsi pour elle, sans plus aucun sentiment, que de l’indifférence pour tout. Soamiary, qui recueille toutes les confidences, sait qu’elle se trompe, qu’un jour tout reviendra et que sa petite protégée devra l’affronter. Pour l’instant, elle ne peut que s’approcher d’elle, lui prendre la main et l’inviter à remonter aux maisons.

Soamiary et Tsimavio sont un peu au centre de cette assemblée réduite maintenant à dix femmes et cinq hommes. Ils se connaissent bien, mais Soamiary les connait encore mieux : auquel ou à laquelle n’a-t-elle pas apporté de l’aide, écouté une douleur ? Souvent épaulée par Tsimavio, leur naturel oblitère la question : et si elles n’avaient pas été là ? Elles se donnent l’une l’autre de la force. Elles ne proposent rien, mais sans la chaleur maternelle, la bienveillance, même leur attention permanente, que serait advenue de cette communauté ?

La communauté vient de perdre une moitié de ses filles ou garçons, qui avaient fini par créer des liens complexes, aujourd’hui brutalement rompus. Quel vide ! Seul le silence peut répondre à la douleur de la séparation avec un être aimé, ou apprécié, et à l’accablement à l’énoncé d’un verdict sans appel.

La mise à l’eau s’était montrée plus difficile que prévu, et s’était terminée bien après le midi. Sans concertation, ils avaient partagé un dernier repas sur la plage, tout en tenant le radeau. Cette idée avait paru naturelle, mais elle s’était avérée très néfaste pour tous. Dans toutes les têtes, les navigateurs étaient déjà partis. Qu’ils soient encore présents physiquement apparaissait comme une incohérence. L’embarquement s’était fait rapidement, sans mots, sans effusion, les plus concernés les retenant avec force. Tout était joué.

Le passage de la barre avait pris du temps et le soleil baissait quand ils avaient commencé à remonter de la plage.

Mananjara est le premier des hommes, le visage fermé, comme à son habitude, retenant une colère incoercible contre ce monde qui permet à des hommes d’en dominer d’autres, décuplée par l’emprisonnement obligé sur cette ile pour ne pas les croiser à nouveau. Son caractère tranche sur les autres, qui, tous, ont la sagesse ou le bonheur, d’accepter leur destinée sans se battre. Ceux qui veulent la dominer sont maintenant partis l’affronter.

Fahafahana et Mahatia ont perdu leur amie Haingolalao, partie avec Lovanandrianina. Cette perte s’ajoute à celle de leur amoureux, Solo et Lofo. Elles avancent, chacune tentant de consoler l’autre pour oublier son propre déchirement.

Ravo, Harilanto et Nanja marchent ensemble, ils se sont retrouvés côte à côte quand leur compagne a grimpé sur le radeau, ils ont partagé la même pulsion de suivre l’être aimé et la même aversion pour cet engin flottant qui allait l’emporter. Pas question pour eux, hommes des terres, d’affronter cet océan porteur de violence. Ils n’ont rien à partager, sauf le silence, qu’ils savent impossible à briser.

Les couples partageaient les maisons avec d’autres. L’estime et l’usage définissaient les regroupements dans les maisons, puisque leurs maigres biens appartenaient à tous. Comment se rapprocher maintenant, pour combler les trous et retrouver la chaleur d’autres corps partageant le même sommeil ?

Ravo pleure Sahondra et se met en retrait. Il a longtemps tenté de faire entendre la voix de la tradition, mais ne comprend plus grand-chose à cette vie chaotique : ses certitudes et ses croyances, qui permettaient d’expliquer le monde et ses évènements, ont perdu toute pertinence. Il a profondément admiré Takalo et Mihanta, qui paraissait ne jamais douter et toujours savoir comment agir. À Branstatera, son village dans les montagnes, il était fasciné par Bokolisy, le mpisikidy, le devin qui savait lire dans les graines de tamarin et de fano. Le vieil homme savait tout et pouvait tout expliquer ! Il aurait aimé apprendre de lui, et, peut-être, un jour, lui aussi pratiquer le sikidy. Il a souvent ressenti une vibration lors des rites rassurants qui apaisait ses angoisses, car tous les esprits méritent considération. Ils avaient échangé longuement, mais il avait fini par comprendre qu’il ne pourrait jamais apprendre, car trop difficile pour lui. Mihanta aurait pu le faire. Surtout qu’il avait appris pour devenir ombiasy, avec ses connaissances des plantes et de leurs vertus. Il le lui avait dit une fois, tandis qu’il relevait de ses fièvres. Il s’était attaché à Mihanta, même si ce dernier paraissait froid et distant, inaccessible. Il aurait aimé devenir son servant, son suivant, sachant que le mot d’ami ne le concernerait jamais. Il doute, de tout. Avant ses malheurs, le cadre strict des coutumes et des règles imposées par les anciens le rassurait.

Initialement, il voulait embarquer sur le radeau. Une image de l’embarcation lui était alors apparue : une mer infinie, sans une vague et sans le moindre vent, les cadavres de ses frères et sœurs, à moitié dévorés, et lui, debout, seul, guettant l’horizon vide. Il avait préféré rester et attendre la mort lente. En se forçant cette fois, il avait tenté de voir la suite. Ils étaient jeunes, mais ils allaient vieillir. Leur communauté s'amoindrirait doucement et, dans son imagination, il resterait le dernier, avant de s’éteindre paisiblement. Cela adviendra dans des années, cela n’existera jamais.

Ravo se rapproche de Miando. Ensemble, ils rejoignent le petit abri dans lequel Mananjara s’est déjà allongé. Pour eux trois, que les hommes se regroupent est normal.

Avant de s’allonger, Miando caresse son tam-tam. La chanson, l’admiration des nuages, des oiseaux ou des couchers de soleil sont sa raison de vivre. Depuis qu’il peut chanter, soutenu par son petit instrument, il a retrouvé sa joie. Il n’est pas un homme d’action et l’aventure du radeau ne le tentait pas, préférant son calme quotidien sur ce bout de mer. Il parvient à se désennuyer en regardant les vagues indéfiniment, ou les formes dans les nuées, trop rares, sauf quand ils annoncent une tempête.

Fahafahana et Mahatia sont rejointes par Aintsoa, la muette, puis par Tsimavio et sa mère. Elles pénètrent ensemble dans le même abri, soudées naturellement par leur sororité.

Ce soir, nul n’a faim. Ils se serrent dans les petites maisons, partageant la même impression de vide. Nul n’est chez lui, comme avant. Les deux derniers abris ne sont pas terminés et on se serrait les jours de tempête en attendant leur achèvement.

Le lendemain est le plus terrible, car leur vie se constituait de routines, d’usages, de relations sans cesse répétées, souvent avec les mêmes. Tout, absolument tout est à réinventer, ce qui oblige à effacer le souvenir de celle ou celui qui est parti.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0