Mihanta - 2/2

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Les temps du changement avaient-ils commencé lors de cette discussion avec Avo ? Il avait invité solennellement les deux garçons à venir parler, leur provoquant une forte impression . Ils deviendraient bientôt adultes, avec leur famorana. Le travail des champs incombait aux hommes, tandis que l’entretien du foyer et le maintien des savoirs ancestraux étaient dévolus aux femmes ; pour eux, cette coutume signifiait prendre épouse et se séparer… Le grand-père avançait prudemment : il regrettait le manque de maturité ou d’intérêt des deux frères pour les filles. Il s’était demandé si les deux garçons, finalement, n’allaient pas demeurer ensemble par la suite, vu leur amalgame depuis toujours ! Leur relation intriguait, car elle semblait dépasser une simple amitié ou fraternité ; ils ne vivaient que l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, s’étreignant avec force et plaisir. Côte à côte, ils brillaient, alors que seuls, situations arrivant rarement, chacun devenait terne. On les voyait souvent se tenant la main, bras dessus, bras dessous. Le vieux sage les avait laissés tranquilles, le temps qu’ils comprennent ou expriment un désir, un souhait. Ce ne serait pas la première fois que deux hommes ou deux femmes demanderaient à vivre en commun. Il se souvenait d’un cas, survenu des années auparavant. Et à Rijadina, deux femmes partageaient la même maison. De telles situations apparaissaient, même si elles sortaient du convenable.

Les deux garçons s’étaient montrés désireux de respecter les coutumes, si nécessaires à la stabilité et au bon fonctionnement du village ; ils étaient prêts à montrer leur valeur et leur courage, mais pas à rompre ce lien, crut comprendre Avo. Il était revenu à la charge peu après, car de nombreuses suggestions et allusions lui parvenaient concernant ce beau parti. Non seulement Mihanta appartenait à sa lignée, la plus prospère du village, mais sa belle étrangeté fascinait nombre de jeunes filles ; Avo décida de repousser ces questions après leur circoncision, maintenant imminente. Le grand-père et le petit fils partageaient davantage qu’une complicité. Après chaque conseil, auquel le plus jeune était invité, le vieil homme l’encourageait à développer ses commentaires. Devant l’admiration, peut-être même la stupéfaction de l’aïeul, Mihanta se sentait la force d’exposer ses fines observations, soulignant les retenues, les gênes des uns et des autres, amendées ensuite par l’expérience de l’ancien. Sa clairvoyance avait toujours été trop développée pour un garçon de son âge. Avo se retrouvait un peu en lui, tout en dissimulant la fierté d’avoir un tel esprit dans sa filiation. Mihanta deviendrait plus qu’un raiamandreny ! Sa destinée s'annonçait forcément brillante, mais Avo avait compris l'inanité à forcer Mihanta à avancer dans une direction qui le contrariait ou en l’absence de son frère.

La cérémonie avait été particulièrement réussie ; le père de Fenosoa avait opéré, puis Mihanta avait prodigué les soins pendant la cicatrisation, en suivant les conseils de Liantsoa. La fête organisée pour les deux jeunes hommes avait montré leur appartenance entière à leur communauté, aussi merveilleuse que le miel partagé, si rare et si convoité.

Peu après, Andotiana, la mère de Fenosoa, devait participer à la fenoha, le retournement de son grand-père, mort trois ans auparavant. La cérémonie se déroulait à Anavolo, son village d’origine, auquel elle se rendrait accompagnée de Fenosoa, maintenant en âge de participer et, bien entendu, de Mihanta. Fenosoa, à peine entré dans le village, avait aperçu Bakoly, tandis qu’un sentiment inconnu le comblait de bonheur. Entreprenant, à son habitude, il n’avait pu se retenir d’avouer son intérêt, auquel la jeune fille avait répondu avec le même élan, sans vraiment débrouiller les raisons de leur attirance. La nouvelle de cette liaison était parvenue à Avo bien avant le retour du soupirant et de son frère, lui apportant de la joie et de l’apaisement : Mihanta, lui aussi, trouverait une épouse ; il avait juste besoin de temps !

Pourtant, un nouveau dilemme se présentait à Avo. Que Fenosoa choisisse une femme à Anavolo était une bonne chose : plusieurs couples provenaient de ces deux villages. Si deux jeunes se plaisaient et si tout le monde tombait d’accord, l’affaire se concluait à la satisfaction de tous, car préférable à un quelconque arrangement. Mais pas Fenosoa et Bakoly ! Ils étaient cousins ! Dans ces cas, les raiamandreny de Anavolo devaient donner leur accord.

Son affection pour Fenosoa, par la force des choses, équivalait à celle portée à son petit-fils. De toute façon, Avo avait en horreur de s’opposer et de provoquer de la peine. Surtout à ces deux jeunes gens : si Fenosoa était affligé, Mihanta partagerait également cette tristesse, sans doute avec une intensité plus forte. Comment arriver à convaincre Faramalalako, et les autres raiamandreny d’Anavolo ? Pour ce dernier, la coutume devait être respectée ! Pourtant habile à proposer des compromis, Avo ne parvenait pas à préserver à la fois le désir des jeunes, le respect des traditions et les bonnes relations avec Faramalalako. Sa grande expérience lui dictait d’aller vite : si une rupture s'avérait nécessaire, elle devait intervenir très rapidement, la blessure extrême pouvant plus facilement cicatriser si rien d’irrémédiable n’avait commencé.

Sans soupçonner les négociations en cours et les tourments d'Avo, Fenosoa entrainait Mihanta chaque soir dans la forêt, marchant longuement pour atteindre Anavolo. Mihanta écoutait son frère parler de Bakoly, avec une telle fougue, un tel emportement pour une autre personne qu’il ne le reconnaissait plus ! Il ne parvenait pas à percevoir ce sentiment qui rendait son frère si éclatant. Ce mystère de Fenosoa le captivait, même s’il devait rester longtemps à l’attendre, avant leur retour plein à nouveau de paroles et d’enthousiasme. Pourtant, son inquiétude était réapparue.

Quand son frère prononça : « Tu sais, je crois que je tiens à Bakoly autant qu’à toi ! », Mihanta fut choqué. Jamais ils ne s’étaient interrogés sur la nature de leur lien, qu’ils percevaient comme partie intégrante d’eux-mêmes : on ne s’interroge pas sur l’existence de son bras, encore moins de son cœur ! Ces réflexions ouvraient de telles pensées qu’il repoussa leur approfondissement. Pour l’instant, seul le partage du bonheur de Fenosoa importait.

Mihanta savait qu’il devait affronter la vérité. Quand il se lança, son émotion refit buter ses mots.

— Feno, et nous ?

— Mi’, tu sais, depuis que j'ai rencontré Bakoly, j’ai l’impression qu’une partie de moi a trouvé sa place

— Comment on va faire ?

— Nous avons toujours été ensemble. Rien ne changera cela. Bakoly est importante pour moi, mais toi, tu restes mon autre moitié. Toujours ! Nous avons tout partagé.

— Et si elle ne comprend pas notre lien ? Si elle ne nous accepte pas comme nous sommes ?

— Elle comprendra ! Mais nous devons aussi penser à notre avenir. Avo nous a parlé de nos responsabilités envers la communauté. Nous y arriverons ! Je te le promets. Et qui sait, peut-être que toi aussi tu trouveras aussi quelqu'un qui te comprendra et t'aimera pour ce que tu es.

À son habitude, Fenosoa avait tenté de le rassurer. Mihanta savait que le temps des changements était désormais arrivé.

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