Mihanta - 1

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Ile des sables, 3 août 1761

Rano ! Ny rano !

Les mots glissent jusqu’à ses entrailles. De l’eau ! Son corps réagit, bascule sur le ventre et rampe, tentant de rattraper les silhouettes titubantes que ses yeux souffrent à discerner. La sortie de l’ombre le remet dans la cuisson du soleil.

Mihanta revient à lui alors qu'une main lui soulève la tête, tandis qu’un filet humide humecte ses lèvres desséchées. Le liquide peine à traverser sa gorge gonflée. Encore ! Plus ! Il repart dans l’inconscience, alternant avec la vie qui recommence à irriguer ses veines. Sa mémoire réapparait lentement, cherchant à reconstituer la litanie de malheurs qui l’a déposé ici.

La fièvre semble également terminée ; elle l’a terrassé quand il s'est extirpé des flots, la peau déchirée par les coraux dans lesquels les vagues le roulaient. Il relève la tête, les images reviennent, de plus en plus nettes. Il reconnait ces mains, porteuses d’un petit récipient d’eau, celles qui lui ont déjà apporté des œufs dans la bouche, avec ce gout de poisson détestable. Bakoly ! Elle est en train de tenter de le sauver, alors qu’elle est responsable de tout ! Les pensées reviennent, même si les souvenirs qui les accompagnent se montrent insupportables.

Sa faiblesse l’énerve, car son effort pour se lever l'a rejeté sur le sol. Il doit récupérer ! Un sommeil de cauchemars l'entraine dans les noirceurs.

Avant de sauter dans le vide, dans une panique incoercible, lui revenait cette course dans la carcasse du navire éventré, poursuivant la pagaille des fuyards, la peur affolant tous les sens, emballant le cœur.

Dans la pénombre, seule la chance lui avait permis de trouver une issue sur ce plancher pentu et glissant, qui l'avait emporté dans la mer. Tout s'est déroulé si vite !

Ces épisodes terrifiants tournent dans ses rêves, avant que le néant les calme. Dans ses réveils, il tente de remonter aux évènements précédents, pour comprendre. Il doit retrouver son esprit, ne plus dépendre de son corps, reprendre le fil conducteur de ces enchainements. Ce soir-là, comme après chaque sortie quotidienne, ils avaient rejoint le fond de l’énorme bateau. Neuf jours, que cela durait ! Quand ils avaient été descendus la première fois dans ce trou noir, des disputes avaient éclaté, chacun revendiquant une place sur ce monceau de cailloux qui leur servirait de couche. La cohue confuse avait obligé la solidarité, mieux adaptée que la hargne, pour partager cet enfermement étroit. Certains avaient dû rester accroupis le long des flancs froids et humides. La surface était tellement mesurée que chaque petit mouvement déclenchait des reproches et des querelles.

Dans cette obscurité aux gémissements incessants, sa tête tournait. Pourquoi étaient-ils entassés dans de telles conditions ? Où les emmenait-on ? Esclave, lui ? Autant de questions inutiles dont il ne connaitrait jamais la réponse.

Il s’était habitué au lent balancement du navire, qui vous faisait perdre tout repère dans l’espace, comme le noir éteignait le temps qui passait. Il flottait dans l’incertain quand le bruit de raclement l'avait sorti de sa torpeur. Le grondement avait ensuite repris, plus fortement, alors qu’ils se trouvaient projeter les uns sur les autres. Des roches avaient roulé, bloquant et écrasant des bras ou des jambes dans les hurlements. La répétition des coups de boutoir empêchait tout mouvement, chacun s’agrippant à son voisin, sentant sous ses pieds les pierres prêtes à l’avaler. Cette périodicité déclenchait des clameurs, mélangeant angoisse et douleur. Puis, la régularité anesthésiante des vagues, les déchirements du bois et les plaintes lancinantes, une lassitude, ou l’acceptation de son destin firent descendre un épais silence sur ces femmes et ces hommes enfermés au fond de leur piège. Entre les dernières lamentations, ils percevaient l’agitation des marins au-dessus de leur prison et le déferlement des flots qui attaquaient le vaisseau. De longs moments de répit alternaient avec des mouvements violents, les portant vers leur avenir infernal. L’eau montait doucement, commençant à recouvrir les rocs et noyant leurs victimes dans leurs mâchoires.

Mihanta s’était forcé à rester indifférent au sort fatal qui s’approchait, le préférant à la disparition de son monde et à son futur, désormais invivable. Alors que la résignation au supplice s’était imposée, une poussée énorme souleva le bateau et le coucha sur le flanc, mélangeant les condamnés du fond de cale avec les gros galets de lest. À moitié assommé, le jeune homme avait senti l’eau affluer sur ses pieds. À l’autre bout de cette prison, le choc avait arraché les clous des planches qui les retenaient captifs, déclenchant une ruée. Mihanta suivit le mouvement, sentant sous ses pieds les pierres et les corps des pauvres, écrasés par le choc ou les fuyards. Une main saisit sa jambe quand un nouveau coup remit le chaos, le libérant de cet appel funeste. Cette fois, son instinct l’arracha à cet enfer, le jetant vers l’issue possible. Il avança parmi dans les derniers, se heurtant dans l’obscurité à ceux qui étaient tombés. Il trouva le premier escalier, puis le second, les gravissant malgré le tangage qui le projetait sur les murs. Les toutes premières lueurs de l’aube filtraient au travers des débris et leur montraient le chemin entre les bois brisés, aiguisé en lances, prêts à les éventrer au prochain assaut. Parvenu sur le pont, la pente forçait à sauter dans la mer, dans cette étendue immense et furieuse, lui qui n’avait jamais été dans l’eau ! Il ne restait qu’à s’accrocher au premier objet flottant, à se laisser emporter par ces énormes masses roulantes qui vous frottaient sur les coraux effilés tels des lames, vous emplissant la bouche et le nez d’eau, puis se retrouver sur le sable, sonné, sanguinolent, puis, enfin, se redresser, heureux d’avoir survécu, sans encore discerner la sinistre ironie du sort.

Il avait fait comme les autres en s’éloignant de ces vagues et de leur vacarme, fuyant ce monstre en remontant une plage de sable blanc éblouissante, épuisé par l’effort et la peur rétrospective. Un frisson le prit, qu’il perçut comme le dernier sursaut de frayeur. Dans les lueurs du levant, tandis qu’il atteignait de petits buissons, son corps se mit à trembler, ses dents à claquer. Un autre malheur le frappait : tazo an-drano, la fièvre des marais, lui aurait dit Liantsoa, bien que rare sur leurs hauts plateaux. Elle aurait ajouté, le doigt levé : « Quinquina, neem, gingembre… ». Son dernier souvenir avant le délire qui l’avait abattu dans le noir.

Pourquoi ne lui donne-t-elle pas plus d’eau ? Son gout est détestable, mais son corps en demande davantage. Il aperçoit alors un spectacle désolant : trois ou quatre femmes circulent vers des corps allongés, leur portant de l’eau dans un coquillage. Un curieux récipient en bois, au milieu, parait contenir la source du breuvage. De temps en temps, elles disparaissent avec, revenant longtemps après, peinant sous la charge, avant que le manège ne reprenne. Il se rend compte également qu’il se trouve allongé à l’ombre d’une toile tendue sur des bâtons. Trop faible pour se redresser, il part dans un mauvais rêve.

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