Mihanta - 4

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Les jours passèrent. Il se mêlait aux différents groupes, écoutant sans participer. Ils allaient partir dans un de ces grands bateaux. À l’arrivée, n’importe où, ils travailleraient dans des plantations, mot sans signification pour lui. Plusieurs cherchèrent à lier une conversation, devinant un garçon plus complexe qu’eux-mêmes. Il retrouvait ses habitudes d’écoute, sans réaction. Il découvrit des vies si diverses, mais toutes brisées.

Trois jours après leur arrivée, des Blancs pénétrèrent dans le parc, munis de ces bâtons de mort. On les fit se regrouper, tandis qu’un brulot était apporté. Enfin, soutenu par deux hommes, un garçon de son âge fut amené, jeté au sol sur le ventre. Ses gardes le maintinrent fermement, tandis qu’un troisième appliquait sur son épaule un fer rougi. Mihanta entendit le grésillement de la peau, tandis que l’odeur de chair brulée l’écœurait.

Les murmures lui apprirent que l'homme était un fuyard, malheureusement rattrapé. Tout était fini, les Blancs étaient repartis, les groupes s’égaillaient, commentant le spectacle du châtiment, sans se préoccuper du pauvre garçon. Mihanta avait appris de Liantsoa à aller vers les souffrants. Il s’agenouilla auprès du supplicié, évanoui, mis sa tête sur ses genoux et la lui caressa jusqu’à ce qu’il revienne à lui. D’autres se joignirent à lui pour lui apporter de l’eau, puis le transporter délicatement dans la case. Mihanta souffrait pour ce garçon, sans parvenir à comprendre l’acceptation par tous de cette punition horrible.

Deux jours plus tard, un scénario identique se rejoua. Cette fois, l’homme fut suspendu par les bras, ses pieds ne touchant pas le sol, tandis que le fouet lui lacerait le torse. En le consolant, il comprit qu’ils étaient devenus des animaux pour leurs bourreaux. Moins que des animaux, car chez lui, les bêtes n’étaient pas battues.

Deux poignées de jours s’écoulèrent à nouveau. De nouveaux arrivants complétaient leur cohorte, alimentant les rumeurs sur un proche départ. Mihanta s’était fondu dans la masse, se distinguant seulement par un silence farouche.

Un matin, un homme blanc pénétra chez eux. On les fit aligner et il passa en revue chacun, désignant d’un mouvement de menton ceux à sa convenance. Mihanta fut du lot. On repassa la corde à leur cou et on les dirigea vers le port. Avant d’y parvenir, on les obligea à se laver de leurs vermines sur une petite plage. Se débarrasser de ces bestioles qui vous suçaient le sang, dans des démangeaisons impossibles, leur fit du bien. Mihanta voulut boire de cette eau claire, mais recracha immédiatement, pris d’une nausée à son gout si fortement salé. Quel esprit malfaisant avait corrompu ainsi cette eau pure ? Encore dégoulinants, ils se présentèrent devant deux hommes. Le premier examinait chaque homme, plus doucement que la première fois, mais avec la même agression des doigts dans la bouche et la pression sur les parties génitales. Le second était assis devant une planche sur laquelle reposaient des objets intrigants qui attirèrent l’attention de Mihanta durant ces longues attentes. Le plus surprenant était des feuilles, semblables à celles des arbres, mais de forme régulière et intégralement blanche. Il trempait une plume dans un liquide noir, puis traçait des signes sur cette feuille, comme ceux tracés sur les parois de la falaise, mais en minuscule. Chacun devait donner son nom, qui entrainait l’utilisation de la plume, puis l’homme qui les examinait prononçait également des mots, reportés sur la feuille.

Le garçon brulé au fer le suivait. Sa blessure entraina des discussions emportées, mais finalement, il rejoignit le même groupe que celui de Mihanta. Ce dernier se demanda si la poignée d’exclus allait être égorgée. Les voir s’éloigner ensuite en rang vers le camp le laissa indifférent.

Une nourriture abondante leur fut servie, avant de les faire grimper sur l’immense navire. La curiosité l’emportait sur l’angoisse. Comment un tel monstre pouvait-il bouger ? Mihanta ne connaissait que les embarcations mues à la rame et, s’il y en avait, elles devaient être immenses, mais restaient invisibles ! De grands troncs d'arbres se dressaient au-dessus de ce bateau.

On les fit descendre dans une sorte de cave, éclairée par des trous carrés, à moitié fermés par des trappes. Des draps tendus devaient servir de couche. Encore des marches. À la faible lueur des petites boites que tenaient leurs gardiens, il aperçut d’énormes gobelets ronds, en bois, avec un couvercle, amassés les uns contre les autres. Mihanta pensa à des réserves, comme celles soigneusement engrangées après chaque récolte. Si c’était le cas, il se trouvait réuni ici de quoi nourrir tout le village pendant plusieurs lunes ! Encore descendre ! Est-ce que ce bateau était en fait la porte de l’enfer ?

Il sentit de grosses pierres sous ses pieds. Une obscurité totale les perdait, tandis que les suivants les poussaient vers le fond, se tordant les chevilles sur ces cailloux. Sans cesse, ils se trouvaient repoussés au fond de cette grotte, s’agrippant à ses parois de bois glaciales. Une fois tous entassés, chacun tenta de trouver une place où se caler sur les pierres. Dans le noir, le temps n’existait plus. Des bruits confus leur parvenaient, quand, soudainement, le sol parut se dérober sous leurs pieds, laissant leur ventre en l’air, avant de remonter le tasser. Et ça recommençait ! La terre bougeait de haut en bas, de droite à gauche, dans un roulis chavirant. Très vite, des bruits et des odeurs de vomissures se répandirent, en entrainant de nouvelles par contagion. Seule la vidange complète des boyaux mit fin à ces déversements. Des odeurs d’urine et de défécation complétèrent cette atmosphère irrespirable. Une torpeur dans cette touffeur nauséabonde les prit, imposant un silence entrecoupé de gémissements.

Soudain, un mouvement apparut. Sans tenir compte du balancement, tous suivirent, comme appelés par des lumignons lointains. Les pierres glissaient sous les excréments, mais ils arrivèrent à ressortir, gravissant à nouveau les marches vers la sortie. Malgré la fin du jour, la faible lumière les éblouit. Mihanta arriva dans les derniers. Ils étaient encerclés par des hommes blancs, au regard dégouté et apeuré, dont certains portaient des bâtons maudits. Des baquets se dressaient devant eux, que des hommes blêmes remplissaient régulièrement, tandis que chacun tentait d’ôter les miasmes qui le couvraient. Ils étaient entièrement nus, face à ces hommes qui les détaillaient tels des animaux, surtout les filles. Celui qui les avait examinés les regardait avec plus d’attention, renvoyant vers les citernes les mal lavés, selon son jugement, ne pouvant s’empêcher de caresser les fesses et les seins des femmes. Une eau imbuvable, mais combien désaltérante leur fut servie, dans des gobelets gris, très minces, d’un métal inconnu. Une pitance à base de riz complétait ce répit. Une fois tous rassasiés, on les obligea à danser, à se trémousser, au rythme d’un battement de tam-tam.

Dès ce premier soir, il avait remarqué cet homme, à l’arrière des autres, qu’il dominait d’une tête. On devinait le chef, le vrai, à son œil et son esprit qui portaient sur chaque chose, chaque détail. Celui qui était venu les choisir se tenait en face d'eux, un sourire aux lèvres, tel celui devant une friandise convoitée à tort. Curieusement, les ordres provenaient de ce petit homme, qu'il lançait d'une voix criarde, sans parvenir à masquer la peur de ne pas être obéi. Mihanta, à nouveau, fixa l’homme de derrière qui ne put éviter les yeux clairs et perçants. Durant un éclair, ils se comprirent, avant que le Blanc détourne le regard. Tétanisé par cet échange, Mihanta fut bousculé : l’heure de redescendre était venue. Dans l’obscurité, son esprit se détacha des remugles, des gémissements : s’il avait bien lu, le sort n’était pas joué. Parmi ces hommes pâles, des semblables à lui existaient. Cela ne changeait rien à leur odieuse domination, mais ils possédaient une âme. Une certitude lui vint alors : ils avaient peut-être pris possession de son corps et de sa force, mais jamais ils n’auraient son esprit. Ce qu’il ferait, ce qu’il serait obligé de faire, il choisirait toujours de le faire. S’il refusait, alors toutes les tortures ne serviraient à rien. Il était esclave, mais il demeurerait libre à tout jamais de choisir la fin. L’autre était pareil, le seul maitre de son destin.

Ils furent redescendus dans leur antre nauséabond. Mihanta, cette fois, fut un des derniers à pénétrer dans cette grotte. Des planches condamnèrent l’entrée, fixées à grands coups de masse. Les lumignons s’éloignèrent et le temps sans fin reprit son cours.

C’est après la neuvième sortie que le frottement se produisit, les jetant dans une mêlée douloureuse.

Mihanta se redresse ; il peut maintenant apprécier la situation. Malgré sa faiblesse, il fait quelques pas. Ils sont plusieurs dizaines comme lui. Plus loin, il aperçoit les Blancs. À sa gauche, la plage et la mer, qu’il la devine sous l’éblouissement du soleil. Aucun arbre. Où sont-ils ? Que va-t-il advenir ?

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