Mihanta - 3

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Le lendemain, une odeur de fumée les inquiéta, alors qu’ils approchaient d’Anavolo. Fenosoa s’alarma : « Le village brule ! », puis se mit à courir, de ses jambes musclées et puissantes, oubliant sa claudication. Sur le fond des flammes, Mihanta assista à la pire des scènes : des hommes tiraient Bakoly de la maison en feu, non pour la sauver, car elle se débattait. Une femme gisait à terre. Fenosoa s’élança, mais un bruit de tonnerre lui fit lever les bras, avant de s’effondrer. Mihanta se rua vers son ami, le retourna, découvrant sa poitrine rouge de sang. Que s’était-il passé ? Personne ne l’avait frappé, aucune lance ne l’avait touché. Perdu, il se pencha vers ce visage adoré dont les yeux déjà se révulsaient.

— Mihanta ! Bakoly…

Mihanta n’eut pas le temps de comprendre ; il fut tiré en arrière, menacé par des lances, obligé de se redresser et de suivre ceux qui le menaçaient. Hébété, il se laissa mener auprès d’un groupe d'une douzaine, hommes et femmes. On lui passa une corde au cou et l’ordre d’avancer leur fut crié. Aux intonations, il devina qu’ils étaient des Sakalavas, un peuple de guerriers dont on ne parlait qu'avec peur.

Aucun captif ne bougea, refusant de quitter les leurs et leur village. Le premier du groupe fut poussé en avant d’un coup de fouet. La corde étrangla le deuxième, qui suivit, contraignant la troupe à se mettre en marche. Comme les autres, Mihanta s’agrippait à la corde qui le liait à son prédécesseur, tentant de desserrer l’étau qui lui broyait la gorge à chaque pas. Cette torture permanente empêchait l’image de revenir, celle de ce visage dans lequel il avait lu chacun de ses bonheurs et chacun de ses malheurs, ce reflet permanent de son âme, ce visage qui souffrait et qui s’éteignait. Pourquoi s’était-il écroulé, la poitrine en sang, avec ce rictus d’incompréhension ? Mihanta avait perdu ses sandales dans cette cohue, les pierres lui blessaient les pieds. Ils étaient harcelés, obligés presque de courir, comme si leurs gardiens craignaient qu’un secours vienne les sauver. Le soleil baissait, la soif le taraudait quand on les arrêta au bord d’un ruisseau. Tous se précipitèrent dans l’eau claire, s'empêchant par leurs bousculades de se désaltérer.

On les obligea à s’asseoir ensuite et les cordes furent retirées. Ils purent aller se soulager, à tour de rôle, accompagnés par un garde qui maintenait sa lance dans le dos. Quelle humiliation ! Il revint, s’assit, lorsqu’un spectacle ahurissant se déroula sous leurs yeux. À une vingtaine de pas, une bagarre avait éclaté ; un grand garçon se dressa, le regard apeuré vers la troupe, puis se mit à courir. Le gardien à ses côtés leva l’étrange bâton qu’il tenait et, au lieu de se mettre à poursuivre le fuyard, il le tint horizontalement à la hauteur de ses yeux. Le même bruit bref de tonnerre que celui entendu quand Fenosoa était tombé retentit, tandis qu’une flamme jaillissait au bout du bâton ; le garçon tournoya et s’effondra, touché par une flèche invisible. Ce bâton pouvait tuer de loin. Il se souvint en avoir vu de semblables, portés par ces hommes à la peau blanche, tels des fantômes, qui étaient passés dans le village alors qu’il était enfant. Leur air misérable les rendait semblables à des mendiants ; pourtant Avo avait affiché une mine sombre après leur départ.

— Ce ne sont pas des gens comme nous. La prochaine fois, ils apporteront le malheur.

Mihanta était resté terrorisé par cet augure sinistre.

Avec leur peau sombre, leurs gardiens leur ressemblaient. Ce n’était pas le malheur annoncé, mais un autre, obscur.

Dans la confusion, Bakoly s’était rapproché de lui. Les yeux emplis de peur, elle lui lança :

— Fenosoa ?

Ce nom raviva la douleur que l'étonnement venait de lui faire oublier. Il cria :

— Je ne sais pas ! attirant l’attention des cerbères.

Bakoly s’écarta, surprise de cette véhémence, en insistant :

— Je ne le vois pas. Il a dû pouvoir s’enfuir ! Au moins, il ne deviendra pas esclave !

Le mot glaça Mihanta. Depuis sa capture, il n’était pas parvenu à aligner deux idées : il n’avait pas réalisé son nouveau destin.

Les gardiens leur distribuèrent un brouet de riz, de patates douces et de manioc qu’une des filles avait préparé pour toute la troupe. En attendant, Mihanta réfléchissait à la phrase de Bakoly : chez Avo, il avait toujours connu Halimanana et Lalandy. Ils avaient presque l’âge de son grand-père et Mihanta ne s’était jamais interrogé sur leur statut, car ils faisaient presque partie de la famille. Maintenant, il se souvenait de la drôle d’histoire chez les Mahandry, quand ils avaient chassé Vahambola. Mihanta, encore très jeune, n’avait pas compris l’horreur de la situation de Vahambola. Leur communauté comportait des esclaves ! Lui, qui aimait observer et analyser, se rendit compte qu’il ne connaissait rien de son monde et qu’un autre était venu les chercher pour les transformer à leur tour en serviteurs serviles. La fatigue le relâcha, même si dormir se révélait impossible, avec la corde replacée autour se leur cou et leurs mains liées dans le dos ; dans cette position inconfortable, chaque mouvement se propageait de corps en corps, maintenant une souffrance permanente.

La marche dura plusieurs jours, qu’il se refusa à compter. Ils traversèrent des régions inconnues, quittant les hauts plateaux. L’allure forcée et les nuits sans repos éreintaient leur énergie et leur résistance. Aux haltes, il se forçait à regarder des plantes inconnues chez lui, imaginant leurs qualités d’après ses connaissances sur celles de son pays, tentant ainsi de fuir les images de leur capture et celles de son futur. Bakoly se tenait près de lui, gardant le silence, imposé par l’aspect fermé qu’affichait Mihanta.

Quand il aperçut la mer, il fut impressionné par son immensité, bien au-delà de celle de farihy Alaotra, le grand lac qu’ils avaient vu en accompagnant Avo à un grand conseil. Ils attendirent longtemps, alors que le chef de la troupe parlementait avec un de ces hommes à la peau blême. Un autre s’approcha, leur demandant de se dévêtir. Depuis son adolescence, et pour respecter les fadys, Mihanta avait toujours caché ses attributs, même à Fenosoa ; la seule exception avait été les soins après la circoncision. Se dévoiler ainsi fut une honte. Un par un, ils passèrent entre ses mains. Il introduisait ses doigts dans leur bouche, leur tordant le cou pour examiner leurs dents. Puis après avoir malaxé leurs bras et leurs cuisses, leur avoir écarté les fesses, il prenait sans vergogne leurs parties génitales à pleines mains, les écrasant, déclenchant des cris de douleurs. Il lançait alors des mots incompréhensibles, avant de leur désigner un groupe auquel se joindre. Mihanta comprit qu’il écartait ceux qui ne lui plaisaient pas. Deux furent dans ce cas. Les pourparlers reprirent, puis se terminèrent par une poignée de main, un petit sac remis. Ils se levaient pour partir avec les hommes blancs quand il vit les deux pauvres bougres qui s’étaient faire refuser se faire égorger d’un geste rapide par leurs ravisseurs qui partirent en se donnant de grandes claques dans le dos. Un haut-le-cœur le prit, non pas car cela aurait pu être son sort, mais par la cruauté du geste et le mépris qu’il montrait : ils n’étaient plus rien !

Ils repartirent dans leur nudité pour arriver sur le port, où la taille du navire à quai, haut comme plusieurs maisons, l’impressionna. Ces hommes décolorés avaient des savoirs étonnants. Un peu plus loin, on les fit entrer dans un enclos, fermé par des murs en troncs qui faisaient plus de deux fois sa hauteur. Des hommes, dont certains très noirs de peau, les encerclaient, munis de ces bâtons qui crachaient le feu et la mort. Avant de rentrer, on leur retira la corde. Les femmes et les hommes furent séparés. Dans la partie des hommes, s'entassaient plus de deux fois cent de ces êtres au regard perdu. Immédiatement, l’un d'eux se dirigea vers eux. Devant leur incompréhension, il appela un autre homme, qui parlait leur langage. Le premier était le sefo, il représentait les hommes blancs et donnait les ordres. C’est lui qui distribuait la nourriture. Il désigna une case et leur dit de s’y installer.

La saleté et la puanteur répugnèrent à Mihanta. Des hommes étaient déjà allongés à même la terre et leur entassement ne permettait pas aux nouveaux de pénétrer, cherchant à se protéger des premières gouttes de pluie.

Mihanta fit un pas en arrière. La pluie tiède dévalait le ciel. Il tendit les bras, soulagé par cette eau qui lavait ses souffrances et diluait ses larmes jusqu’ici retenues. Des sentiments inconnus montaient par vagues, le chagrin se mêlant à la colère dans un tourbillon qui lui arrachait des cris du fond de la gorge. L’assourdissante cataracte d’eau l’isolait des autres, indifférents ou habitués à de telles crises de démence.

Ses forces épuisées, il tomba sur les genoux, continuant de mêler ses larmes à l’eau du ciel. Il s’abattit, plongeant dans un sommeil lourd, abandonnant son corps à la boue.

Un frisson le réveilla. La pluie avait cessé, un calme étrange régnait, fait des respirations et des ronflements de cette promiscuité. Il se leva, regarda la lune qui se levait, éclairant cette désolation de son maigre croissant. Une impression étrange l’envahit : il n’était plus le même ! Une fracture le traversait. Ce qui lui était important auparavant devenait dérisoire, alors qu'un bloc dur occupait toute sa personnalité. Sans bien vouloir approfondir ce ressenti, Mihanta se rapprocha du mur en pisé, s’y adossa, avant de repartir dans un sommeil de mauvais rêves.

Au réveil, ses yeux avaient changé. Le lendemain matin, il regarda avec indifférence ce groupe hétéroclite, mu par la faim et la soif, bataillant autour de ce sefo qui leur distribuait du riz dans les mains. Il n’avait pas faim. Son esprit était vide, mais il le sentait en transformation. Quand les derniers s’écartèrent, il s’approcha de la marmite. Le sefo le regarda. Des comme lui, il en avait déjà vu. On ne pouvait rien en faire, car ils étaient insensibles à tout. Il lâcha la louche de bois dans la cuve, cracha dans celle-ci avant de s’éloigner. Mihanta racla le fond, y trouvant quelques grains accrochés à la paroi. Il abandonna, car déjà d’autres accouraient, se battant pour chaque fragment.

Il s’écarta des petits groupes qui se formaient, rejoignit la case et s’effondra dans le coin le plus sombre. Dormir ! Il avait besoin de dormir ! Le soleil était déjà haut quand il ressortit. La marmite du midi était encore là, sans doute récurée jusqu’au métal.

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