La Fargue - 1

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Océan Indien, 31 juillet 1761

— Mais quel toupet ! Quel paltoquet !

Ivre de colère, le capitaine claque la porte de sa chambre, faisant sursauter Gaspard, son serviteur dévoué.

— Sers-moi du vin !

Dans sa rage, il avale son verre d’un trait, avant de se laisser tomber dans son fauteuil, terrassé par l’affront. L’alcool, doucement, calme sa fureur. Un rapport ! Il va faire un rapport à la Compagnie et ce du Vernet sera débarqué ! Avoir convoqué tous les officiers, de son propre chef, pour les mettre face à lui, leur commandant, relève de la mutinerie ! C’est au capitaine de réunir le conseil, pas au premier lieutenant ! Il les avait tous ligués contre lui. Quel imbécile ! Comme s’il allait céder ! Le faire aurait été renversé l’ordre immuable sur un bateau : un seul maitre à bord, et le respect absolu de la hiérarchie. Le commandant, c’est lui : Jean de La Fargue ! Capitaine depuis plus de quinze ans, avec une campagne dans les Mascareignes ; ce n’était pas un freluquet qui allait lui apprendre son métier !

D’habitude, cela se passe bien. À chacun de ses appareillages en tant que capitaine, au départ, il prend conseil de son premier lieutenant, bonhomme et courtois. Dès la première occasion, il s’oppose fermement. Si l’autre plie sans barguigner, alors ensuite il lui lâche la bride, se contentant d’approuver et, de temps en temps, de resserrer son autorité sur des points mineurs.

Il est un bon capitaine, c’est sa réputation, du moins celle qu’il entend. Lors de son premier commandement, sur le Lion, avec une vingtaine d’hommes, il avait été de suite confronté à un refus d’obéir. Il avait fait venir le marin devant lui, un colosse, et lui avait affirmé devant l’équipage qu’il n’était pas favorable aux châtiments corporels. Le fautif avait écopé d’une amende d’un mois de solde et de la menace du fouet en cas de récidive. La forte tête recommença, pour une broutille dont la responsabilité revenait sans doute au maitre d’équipage. La sanction avait été appliquée. L’homme avait mis deux jours à mourir, le corps lacéré et infecté. L’histoire s’était répandue et plus jamais il n’avait eu à sanctionner un de ses marins. Ceux-ci lui étaient reconnaissants de ne pas regarder à la nourriture et à l’eau. Par chance, également, il n’avait jamais eu d’accident, alors que la perte de quelques hommes était habituelle. Tout le mérite lui revenait, ne manquant jamais de le souligner devant ses pairs ou les administrateurs de la Compagnie. Sinon, comment expliquer qu’on lui ait confié ce vaisseau de près de sept cents tonneaux ? Encore sur ce voyage, aucun incident ne s’était produit.

Depuis Bayonne, dix-huit mois plus tôt, ses ordres sont contestés. Au départ, Castellan lui avait proposé de passer le long des côtes, presque en cabotage. C’était sa première option à lui, la plus évidente pour rester au bord de la zone de croisière des Anglais : dans tout le golfe de Gascogne, jusqu’à Gibraltar, un corsaire pouvait vous surprendre ; même au-delà. Pour tester son premier lieutenant, il avait opté pour une route par Madère et les Canaries, prétextant l’alizé pour fuir au plus vite le danger. Au lieu d’obtempérer, le Catalan avait tenté de défendre son point de vue. Avec respect et politesses, certes, mais c’était discuter un ordre. Le navire avait donc pointé vers les iles. Par sa faute, le premier lieutenant avait fait prendre des risques inconsidérés à l’expédition.

Ce voyage aux Mascareignes avait démarré sous de mauvais auspices. Le siège de la Compagnie était Lorient et en partir, normalement, était facile. À cause de ces satanés Anglais, c’est une flûte achetée à Bayonne que la Compagnie a affrétée, uniquement vers les iles, puisque l'Inde est inaccessible. C’est leur affaire. En revanche, le recrutement des marins le concerne. Avec les razzias anglaises des hommes sur toute la côte de l’Atlantique — on parle de plusieurs milliers de marins envoyés vers les sinistres pontons du Sussex — trouver des marins se transforme en un défi : les registres sont vides, il ne reste que la lie ! Pas étonnant qu’ils se soient évaporés avec leur avance de solde ! Laborde et Nogué, les deux armateurs, avaient dû faire appel à la troupe de la Compagnie pour les tenir à l’œil. Et la troupe qui s’était révoltée à son tour ! Franchement, pour rester capitaine dans ces conditions, il faut avoir du tempérament !

Il se souvient de son soulagement quand l’Utile a enfin pu appareiller le 17 novembre dernier, après sept mois de préparatifs, juste avant que ce Catalan de malheur commence à l’échauffer. Il doit pourtant l’admettre : il déteste Barthélémy Castellan du Vernet, sans bien vouloir en percevoir les véritables raisons. Son allure altière, qui en impose naturellement, lui déplait, car lui est obligé de crier ses ordres pour se faire obéir, montrant sa voix haute dont il a honte. Le lieutenant est un bon marin, sentant avant les autres les dangers, les anticipant ; cette clairvoyance, sur tout, cette façon d’avoir toujours raison est exaspérante pour un caractère indécis comme le sien. Il reste toujours maitre de lui, sans qu’on puisse deviner ses pensées ou son ressenti. Ce caractère froid, inhabituel pour un homme du sud, est son opposé ; lui a du mal à dissimuler ses sentiments, surtout quand il est mécontent. Trop hargneux, il le sait. Une seule fois, il avait vu le premier lieutenant s’emporter : ils étaient pris dans un grain et il avait fait carguer les voiles, ne conservant que le clinfoc et le faux-foc, quand le hunier d'artimon, mal envergué, s’était déployé, faisant giter dangereusement le navire sur bâbord. Ce n’est qu’une fois le calme retrouvé que le coupable, Raymond Lafont, fut appelé devant tout l’équipage. Du Vernet aurait dû le sanctionner, sans plus. Il s’était laissé emporter par une colère stupéfiante, avant de se calmer brusquement en renvoyant le novice à ses affaires.

Et puis, Castellan appartient à une vieille lignée noble, alors que son grand-père à lui, pêcheur enrichi dans la poiscaille en saumure, avait acheté leur particule. Son père sentait encore le poisson. Lui avait fait l’école de Lorient, péniblement, mais maintenant, avec son titre et sa fonction de commandant de brulot, il pouvait marcher la tête haute. Est-ce que Castellan le fait exprès en le nommant : « Monsieur La Fargue » et en omettant la particule ? Certainement ! Sous son apparente maitrise, c’est un vicieux !

Tout parait facile à cet homme, alors que lui a dû lutter pour chaque chose. Sa progression a été lente et il s’est toujours senti promu par pitié. Ce n’est pas que Castellan le rabaisse ou le conteste, mais sa simple présence souligne l’injustice divine par leur comparaison. Il a eu le temps de ruminer ces différences, chaque jour plus insupportables.

La vraie raison de sa répulsion pour son premier lieutenant, mais il ne peut l’accepter, est l’impossibilité de se tenir à ses côtés ; la taille, l’allure, les traits virils et séduisants de du Vernet, le laisse apparaitre pour ce qu’il est : petit et laid.

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