La Fargue - 3
L’esclandre lui revint. Si Castellan avait critiqué son choix de route dès le départ, le second lieutenant s’en était ensuite mêlé, forcément sous la pression du Catalan. Le maitre d’équipage, présent, avait hoché la tête sans rien dire. Même Boisbossel, le jeune enseigne, le regardait d’un œil torve, paraissant attendre une décision. Ce soir, ils avaient fait cercle autour de lui, y compris le chirurgien, l’aumônier, l’écrivain qui n’y connaissent rien en navigation. Une cabale montée contre lui, Jean de La Fargue, commandant du vaisseau !
— Même si vous avez raison, avec votre fichue carte de Bayonne, le caillou n’est grand que de quelques pieds : comment voulez-vous qu’on aille dessus ? Personne ne l’a vu depuis 1722, la seule fois où cette ile a été vue. Depuis, personne ne l’a revue ! Aucune chance qu’on la rencontre !
Durant son discours, il avait fixé l’enseigne, le benjamin, et donc le plus influençable. Au lieu de baisser les yeux, le jeune officier les avait tournés vers Castellan, attendant son avis. Ce dernier n’avait pas desserré les dents, toujours impénétrable. « Il sera impossible d’obtenir un témoignage sur sa fronde », avait marmonné le capitaine en haussant les épaules, puis craché par terre, avant de lancer : « Cap 12 degrés, fortes voiles ». Avant de s’éloigner, il ajouta, méprisant devant tant de pleutrerie : « Aucun danger ! ».
La rumination de ses projets, et surtout de ces disputes, s’était accompagnée de verres de vins, puis d’eau-de-vie. Chaque soir, La Fargue y cherchait un réconfort, face à l’adversité qui obligeait une lutte incessante : la médiocrité qu’il dissimulait, l'acrimonie de la Compagnie à son égard, sa particule à hausser, le désir des autres de lui imposer leur ligne… Tout le monde lui en voulait ! Il faisait de son mieux, emporté par cette phrase de son père, trop entendue, encore répétée sur son lit de mort : « Soit un gentilhomme respectable ! ». C’était simplement impossible pour lui.
Gaspard le soutint, titubant jusqu’à sa couche. À peine affalé, de puissants ronflements témoignèrent de la paix précaire qu’il venait de trouver. Il n’entendit pas le premier talonnement, pas plus que le second. Le fort raclement qui stoppa net le navire dans sa course le précipita sur le tapis, provoquant un simple grognement. Pris de travers par la déferlante des forts rouleaux venant se briser sur la barrière de corail, houle infinie de l’océan, le bateau se mit à tanguer à le coucher. Ce balancement inhabituel sortit le vieux marin de son évanouissement. Après une chute, il parvint à s’extraire de sa carrée pour contempler un spectacle d’apocalypse : sur ce balancier géant, qui basculait les hommes d’un bord à l’autre, trois marins abattaient le mât d’artimon à coups de hache, le faisant bientôt tomber. Le misaine et le grand mât avaient déjà disparu, atténuant à peine les oscillations qui perduraient sous la puissance de la mer. Aussitôt, des matelots tentèrent de mettre des embarcations à la mer, mais la puissance des vagues ne laissait aucun espoir.
Soudain, le gouvernail se mit à battre le tillac. Si le pont supérieur cédait, toute la poupe pouvait partir. Un homme se précipita pour casser le gouvernail, au péril de sa vie. Que ce fut le premier lieutenant ne l’étonna guère, « Toujours prêt à se mettre en avant ! ».
La Fargue contemplait le désastre avec indifférence, ne se sentant nullement concerné par son avenir ou celui de son navire. Les vapeurs d’esprit-de-vin embrumaient encore ses pensées, mais surtout une fracture venait de ravager son esprit, incapable d’admettre son désastre et sa responsabilité. Il fractura dans la chambre se coucher. Advienne que pourra !
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