Castellan - 1

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Ile de Sable, 1er août 1761

Barthélemy expire fortement, encore étourdi. Pour la première fois de sa vie, il a perdu pied, il s’est laissé dépasser. Il ne sait pas nager, ayant toujours refusé d’apprendre cette pratique, comme tout bon marin qui préfère la mort rapide par noyade. Se retrouver retourné dans tous les sens sur des lames de couteau vous rabaisse à votre unique instinct animal, avec comme seule préoccupation de chercher la moindre bulle d’air. L’esprit s’en est allé et vous êtes relâché rompu sur le sable. Sans le secours d'Horga, le chirurgien-major, il ne s’en serait pas sorti. L’épuisement de cette lutte de survie, précédée du combat de toute la nuit, le laisse sans ressource.

La première image qui lui revient est celle de Léon, emporté par une lame, alors qu’il aidait des matelots à récupérer une chaloupe, impossible à descendre dans ces rouleaux qui ravageaient le navire. Il la chasse violemment. Leur mère lui avait confié le puiné, son préféré. Il a été incapable de le protéger. C’est personnel, donc secondaire. Avant de quitter le bateau, au petit matin, il avait aidé les derniers marins à sortir le capitaine par la bouteille de sa chambre : sans cette fenêtre en surplomb, il restait coincé. Le commandant avait quitté le bateau avant lui : ce n’avait pas été le moment de s’interroger s’il lui passait les pleins pouvoirs. Le cordage vers le rivage avait aidé, sans être une garantie de réussite. Avait-il seulement survécu ?

Sur la plage, plusieurs corps gisent. Épuisés ou morts ? Soudain, il voit émerger des flots un Noir. Les esclaves ! Ils les avaient totalement oubliés ! Plusieurs arrivent, libérés il ne sait comment. Il regarde les flots : beaucoup d’hommes se débattent encore, sans qu’on puisse leur porter secours. Il reconnait l’écrivain, accroché à un bout de planche. Un homme s’y agrippe également, un Nègre. Il assiste à une bagarre lamentable, le Blanc défendant son frêle esquif en renvoyant le Noir dans les abîmes, tandis qu'ensuite, il aide un marin à partager leur maigre flotteur. Plus loin, un esclave soutient un matelot pour l’aider à s’extraire des vagues qui paraissent exiger leurs contingents de noyés.

Il se retourne : devant lui la plage s’étend, quelques arbustes en haut, desquels s’envolent des oiseaux criards, affolés, qui reviennent pour attaquer les hommes qui les dérangent. Il gravit la grève en quelques enjambées. À droite à gauche, aucun arbre, aucun sommet ; seules de faibles ondulations brisent cette désolation. Sur son côté, il discerne un banc de sable blanc qui parait former la pointe de l’ile. L’absence de relief laisse penser à un ilot de petite taille, un banc de sable, rien de plus, se peuplant maintenant d'hommes en perdition. Que s’est-il passé ?

Quelle heure est-il ? Il a plongé à l’aurore. Le soleil le chauffe déjà, il doit être 8 heures ou 9 heures. Trois heures d’absence ! Il sent son esprit confus, lent. Il a encore besoin de dormir, de trouver ce refuge sans rêve, quand ses pensées s’arrêtent enfin. Il cherche des yeux, trouve un arbuste bas, sous lequel il creuse un trou pour mettre sa tête à l’ombre.

La cuisson du soleil le tire de son sommeil. Il n’arrive pas à émerger, sa tête semblant devoir nettoyer tous les souvenirs de cette terrible nuit.

La dispute avait débuté l’avant-veille : à leur habitude, le capitaine et le premier lieutenant avaient procédé à l’évaluation de leur position. Devant la différence, trop importante, de leurs calculs respectifs, le commandant avait refusé de recommencer afin de vérifier. Du Vernet avait reporté sa mesure sur sa carte, celle d'Asprés : avec ce vent et ce cap, ils allaient droit sur l’ile de Sable. La carte de la Compagnie, situant cette ile 25 minutes plus au sud, le capitaine s'affirmait certain de sa route. Le premier lieutenant avait insisté, allant prendre à témoin le second lieutenant et l’enseigne, les seuls à s’y entendre en navigation, clamant qu’ils allaient au désastre. Hier, il n’avait pas démordu de son erreur, refusant de comparer leurs résultats, alors que l’issue approchait, inéluctable.

Dans la soirée, après que les esclaves aient été redescendus et enfermés dans la grande cale, le capitaine avait maintenu son ordre stupide, avant de fuir dans sa cabine. Barthélémy était allé voir le pilote, lui demandant d’infléchir légèrement le cap, pensant éviter cet écueil mal situé sur les cartes. En prenant plus à l’ouest, ils devaient passer au large, dans tous les cas. Il avait également fait diminuer la voilure : on n’avance pas dans le noir d’une nouvelle lune à allure forcené. Il s’y était mal pris, braquant encore une fois le capitaine. Qu’il soit un piètre navigateur, un mauvais capitaine, c’était évident et n’appelait aucun commentaire : il devait faire avec !

Juste avant la chute du soleil dans l’horizon, il avait scruté toute la ligne de sa longue-vue : nul point blanc de ressac, nul point noir d’oiseaux. La route paraissait dégagée, même si son instinct, et surtout le bon sens, lui dictait de mettre en panne jusqu’au lever du jour et attendre la visibilité au loin. Le commandant aurait été terrible s’il avait cédé à la raison. Ce n’était pas son quart, mais il ne pouvait se résoudre à quitter le poste.

Finalement, il s’était retiré, sans pouvoir dormir, le corps tendu à l’écoute des frémissements du bateau. Le premier talonnement l’avait fait surgir sur le pont, plongé dans une totale obscurité. Déjà un autre, plus fort, puis ce raclement qui fit vibrer tout le bâtiment avant de l’immobiliser, le bâbord au vent. Aussitôt, les vagues l’attaquèrent, l'oscillant à chaque passage.

Toute la nuit, il avait lutté pour maintenir le navire, l’empêcher de se disloquer. Avec cette nouvelle lune, impossible de déterminer la cause de ce haut-fond. Un banc de coraux isolé ? Ou le bord d’un lagon, d’une ile ? L’important était de le faire tenir jusqu’à l'aube, pour le quitter avec le moins de risque. Dès les premiers frottements, des hommes avaient tenté de mettre des chaloupes à la mer. La fureur de l’eau les en avait dissuadés et avait emporté Léon, tenant d’en retenir une.

Barthélemy se voit à Aunat, face à la mère, lui disant que Léon, el benjami, son petitou, son préféré, avait disparu sur le bateau commandé par son aîné. Car, oui, il était responsable de tout ! Le capitaine, cet être méprisable et incapable, n’était pour rien dans la perte du garçon de dix-huit ans. Il lui avait ordonné de ne pas le quitter, puis, occupé par les décisions à prendre, il avait relâché sa surveillance. Léon s’était porté au secours des marins, menacés par l’embarcation qui menaçait de les écraser. Il lui avait crié de ne pas y aller, certain de l’issue. Léon n’avait pas entendu, dans le vacarme des vagues. Ou alors il n’avait écouté que son courage et son devoir, comme un vrai Castellan ! La mare ne réagira pas. Elle lui a appris à ne pas exprimer ses sentiments, à rester impassible face au chagrin, à la douleur, à la colère. La joie et le plaisir, si rares, ne s’affichent pas plus. Des choses sont plus importantes que de se laisser aller. Barthélemy ignore la puissance des émotions, ne pouvant comprendre ce coup de poignard au cœur à la vue de son cadet avalé par les rugissantes.

Sur le bateau, la suite inéluctable, celle que l’École de Nantes ne vous apprend pas à affronter, avait continué : comment maintenir en équilibre un navire échoué, le vent dans un sens, les vagues dans un autre ! Jeter les lourds canons à la mer, abattre les trois mâts, éviter la destruction du pont supérieur en coupant la barre… La mutilation du bâtiment évitait à peine sa destruction, offrant de maigres moments de répit dans l'espoir d'une fortune favorable. Pendant des heures, il avait lutté faisant corps avec ce navire, se perdant dans l’action pour éviter le pire.

Il s’était retrouvé avec l’esprit froid et lucide, comme sur le Duc de Béthune, quand ils avaient été pris en chasse par un corsaire anglais de trente canons. Monsieur de Saint-Romain et Monsieur de Boissinot s’étaient trouvés tétanisés par la peur. C’est lui, Barthélemy, le second lieutenant, qui avait imaginé et mené la tactique. L'Anglais se rapprochait à grande allure, par tribord arrière. Il avait fait monter l’équipage dans la mâture. Après avoir vérifié que le brigand était à pleines voiles, de trois longs coups de sifflet, il avait fait abattre, mettant le navire en panne. Surpris de la manœuvre, le pirate les avait dépassés, n’empêchant pas la canonnade. Leurs tirs avaient assez endommagé le corsaire pour le décourager, tandis qu’il faisait remettre la pleine voile vers Lorient. Le bateau avait tenu jusqu’au bout où il avait fait naufrage à Gâvres, à deux encablures de Port-Louis. Un seul homme avait été blessé et la cargaison avait pu être sauvée. Monsieur de Saint-Romain lui avait attribué tous les mérites.

Cette nuit de luttes a été la plus longue de sa vie, sans qu’un instant il pense à une mort possible. Au tout petit matin, à peine discernables, ils avaient aperçu des silhouettes sur la plage. L’espoir avait repris, avant qu’ils ne comprennent qu’ils étaient des leurs, les premiers à avoir sauté à l’eau. Aussitôt, ils fabriquèrent un long cordage qu’un courageux mena à la plage. L’évacuation commença.

Malgré la soif, Castellan retrouve ses moyens. Il sait qu’il est le seul à pouvoir agir. Mais pour quoi faire ? Où sont-ils ? Combien sont-ils ? De quelles ressources disposent-ils ?

Il se redresse. La plage est couverte de débris, de cadavres. Il aperçoit deux hommes en train de haler un tonneau pour le sortir des vagues. Sa petite taille lui fait penser à un tonnelet d’eau-de-vie. Quand il les rejoint, ils l’ont déjà mis en perce. Une gorgée lui redonne des forces. Il lève les yeux vers l’épave du navire dont il était responsable. Elle est éventrée, laissant fuir de ses entrailles son contenu qui vient s’échouer sur la plage, après avoir été chahutée par les déferlantes. Il intime aux deux marins de sortir de l’eau tout ce qu’ils trouvent, y compris les corps. Il part vers d’autres marins, insatisfait, car une impression de manque l’habite. Deux pas plus hauts, il a compris ! Il revient vers les deux hommes, leur précisant de remonter les objets et les corps au-dessus de la ligne de marée. Si c’est la mer montante qui les a drossés sur les coraux, c’est son recul, en apaisant les vagues, qui leur a permis de quitter le navire au point du jour.

Castellan remonte la plage. Une ligne d’arbustes la délimite. Cette végétation d'à peine un pied de haut abrite des colonies d’oiseaux, agressifs d’être dérangés par cet animal à deux pattes. Barthélemy ramasse un bâton et, en écartant les volatiles, avance vers une butée dont il estime la hauteur à une vingtaine de pieds. Dès la mi-pente, il aperçoit l’océan de l’autre côté. Cet ilot est minuscule ! À vue d'œil, il estime la largeur à trois cents toises de largeur, à peine, peut-être six ou sept cents pour la longueur, car le bout de la pointe sud échappe à sa vue. L’absence du moindre arbre augmente l’aspect de désolation.

Ce doit être l’ile au Sable, ou l’ile au Corail, son autre nom, un rocher minuscule sur lequel l’Utile s’est abîmé. La carte de Bayonne était donc la bonne ! Quelle dérision !

Castellan réfléchit : cent quarante-deux hommes se trouvaient inscrits sur le rôle d’équipage. Cent soixante esclaves s’ajoutent. Une épave, trois cents personnes sur un ilot de sable désertique, et lui, s’estimant responsable de leur sort, poussé par un sens du devoir qui, pour la première fois, le submerge.

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