Castellan - 3
Chacun retourne à sa mission. Barthélémy ferme les yeux. Il tente, encore une fois, de retrouver cette douce impression. Il devait avoir treize ou quatorze ans. Avec la bande de gamins du village, ils étaient partis en exploration vers les forêts du plateau, en remontant les gorges du Rébenty. Après avoir mangé, alors ses camarades s’étaient éparpillés, il était resté au bord du torrent, allongé sur un tapis de mousse. Cette première journée d’été enveloppait la forêt de sa douceur. Il regardait le ciel au travers du balancement des grandes branches des sapins, tandis qu’une somnolence le gagnait. Il ne dormait pas, mais il n’était pas non plus réveillé. Il avait ressenti une paix inconnue le prendre : pour la première fois, ses pensées avaient ralenti, son esprit n’était plus sollicité par mille choses. Combien de temps dura cette plénitude ? Quand ses copains le réveillèrent, son torrent intérieur ressemblait à nouveau à celui qui courait sous ses yeux.
Il serre les mâchoires pour ne pas se laisser dominer. Combien de fois avait-il essayé de retrouver cet état de grâce ? Il avait remarqué que respirer lentement, les yeux fermés, ralentissait le flux. Mais il ne peut tenir plus de trois ou quatre inspirations.
Barthélémy rouvre les yeux, loin du pays de Sault. La priorité est de trouver de l’eau. Si ces buissons poussent, c’est qu’ils trouvent de l’eau pour vivre ! Il faut creuser un puits. Pour le faire, des outils sont indispensables. La mer n'a jeté sur le rivage que ce qui flotte. La survie de l'ensemble des naufragés ne dépend donc que de l’équipe chargée d’explorer l’épave. Il descend les rejoindre. En arrivant, il les observe, nageant courageusement entre vagues et coraux : dans ces conditions, l’impossibilité de rapporter le moindre objet est évidente. Le cordage qui les a sauvés doit flotter dans le lagon, inaccessible.
Il se rapproche et voit un bout d’élingue sur le sable. La carcasse du navire se dresse à cent cinquante ou deux cents pieds. Un nouveau cordage doit être tiré jusqu’à lui, pour pouvoir s’agripper. Une heure plus tard, tout le monde recueille et aboute ces débris, permettant bientôt de tendre un nouveau filin. Une dizaine de gaillards doivent le tenir et résister au poids du nageur ballotté par les vagues. Le soir, ils ont deux pioches !
Surtout, Barthélémy sent que tous les officiers le suivent et qu’une trentaine d’hommes obéissent avec entrain à ses suggestions. Ils forment un noyau sur lequel s’appuyer. Il reste plus de la moitié d’indécis, avec un groupuscule ne prenant pas la peine de masquer son hostilité. Les contenir est aussi important que de trouver de l’eau. Pour l’instant, entre le tonneau et les pioches, ils paraissent hésiter à entreprendre un coup de force.
Le lendemain matin, ils trouvent de nouveaux restes arrachés au navire par les vagues durant la nuit : deux dizaines de barils de farine, de nouvelles barriques de vin rouge et de cidre, des pièces d’eau-de-vie, des tonnelets de beurre, d'huile, de suif, de bœuf salé et de lard. Ils ne mourront pas de faim, mais de soif !
Un groupe de dix hommes se porte volontaire pour aller creuser un puits au point le plus bas, une sorte de dépression à l’intérieur de l’ile, pourtant emplie de débris ; la mer doit donc y pénétrer lors de tempêtes, mais Castellan ne veut pas s’opposer à cette proposition. Le plus facile est de récupérer le maximum de choses et il préfère se porter auprès de l’équipe qui vient de retendre le filin. Ils disposent de plusieurs heures de marée descendante puis basse, amenuisant la force des vagues. Il n’est guère étonné de reconnaitre le petit Étienne agitant les bras sur la proue du navire. Le petit Étienne, c’est Étienne Courrèges, un novice de dix-neuf ans qu’on ne peut que remarquer, non pour sa blondeur, renforcée par le hâle de tout marin, mais pour son sourire perpétuel. Petit, ce n’est certainement pas pour sa stature, mais pour son âge, pour le différencier du grand Étienne, Laborde, un matelot quarantenaire bourru. Comme la veille, le novice est à la manœuvre, préférant sans doute l’action aux ressassements morbides sur la situation. Quand il revient, Barthélémy le rejoint. Il repousse l’image de son cadet, du même âge, qui brouille sa vue. En quelques mots, il suggère au petit Étienne les objets à rapporter en premier. Le mousse, après un éclair d’intelligence, replonge aussitôt. Il rapporte à nouveau des outils. Le lieutenant explique son plan. Aussitôt, des hommes plongent, brisant les coraux sur le trajet, se vengeant de leurs cicatrices encore vives. Le soleil et la marée arrêtent le travail, alors que la satisfaction de voir le passage dégagé éclaire les visages. Tandis que le groupe se disloque, pour remonter vers la distribution de boisson, du Vernet retient les officiers et Étienne. Après un court conciliabule, ce dernier retourne vers l’épave, le visage grave. Il revient, les bras en l’air et remet aux officiers les trois fusils et leurs munitions. La situation est maitrisée dorénavant !
Elle en a bien besoin, tant elle est désastreuse, d’après le rapport des explorateurs de retour. Ils ont parcouru toute l’ile, avec un seul paysage : la mer, le sable, les arbustes. Le bout de terre est tellement petite qu’ils en ont fait deux fois le tour en comptant leurs pas pour le mesurer. Il ne doit pas dépasser une demi-lieue dans sa plus grande dimension et un cinquième dans sa largeur. Le tour complet ne fait pas une lieue [3 900 mètres environ]. L’autre côté de l’ile, au vent, présente un bourrelet de sable, dont la hauteur doit atteindre au mieux quatre à cinq toises [une dizaine de mètres]. Aucune ressource, aucun abri. Castellan les remercie, se gardant bien du moindre commentaire, même envers les officiers.
Maussades, ils rejoignent l’équipe du puits ; les vieux coraux sont durs, ils n’ont guère progressé. Chacun prend sa seconde ration de la journée, tellement insuffisante. Sur la trentaine de récalcitrants, une bonne part a cédé devant la soif. Le tonneau est à moitié vide, et seuls deux autres ont été récupérés : la situation va devenir tendue.
L’après-midi, la chaleur accable toute la troupe. Avec la pierre à feu et l’amadou, le cuisinier a pu allumer un foyer et faire rôtir des oiseaux, facilement assommés. Accommodés d’une rasade d’eau-de-vie, la faim aidant, la dégustation de cette chair dure au gout épouvantable se fait dans le silence.
Malgré cette ressource et les barils de farine, bien inutile sans eau, l’atmosphère reste conflictuelle. Castellan profite du rassemblement pour préciser le règlement : tout ce qui est dans le navire ou qui en sort doit être rapporté ici. Le moindre détournement sera considéré comme du vol et puni de mort. Les armes dans les mains des officiers n’ont échappé à personne, même si des rognonnements de mécontentement fusent.
— Et les Nègres ? Eux aussi, ils ramassent tout !
Comment laisser quelques bribes à ces pauvres noirs et empêcher l’accaparement par les matelots ?
— On va leur laisser la moitié de la plage, celle au-delà du gros tronc. Interdiction pour vous d’aller y ramasser quoique ce soit ! Et sur notre partie, tout doit être rapporté à Kéraudic !
Le soir, Barthélémy s’allonge sous la toile. Quelle journée ! Ils ne tiendront pas longtemps ! Pour tous ces hommes habitués à la fatalité et à la rudesse, la dureté de la vie est une évidence. Leur situation actuelle dépasse le pire et les questions fusent dans sa tête. Quelle est la limite ? Quand est-ce que la bête tapie au fond de chacun se réveillera ? Peu importe, ils doivent continuer, croire en son destin. De son enfance, bercée par un catholicisme fervent, il ne reste pas grand-chose. Son expérience lui a montré l’absence de miséricorde pour les marins. Il a entendu ces idées nouvelles, qui remettent en question la religion, sans bien comprendre. Ce soir, il regrette de ne pouvoir prier, de s’abandonner à un être suprême qui le déchargerait de cette responsabilité vouée à l’échec. Dormir, oublier… Les problèmes à résoudre le lendemain sont sans fin. Il a besoin de silence, de cet apaisement des forêts de son pays, pas de ce ressac incessant. Sur un bateau qui file, les voiles tendues par temps calme, c’est un doux chuintement qui accompagne l’avance. Même dans les tempêtes, les craquements du bateau couvrent les sifflements stridents du vent. Il prend conscience alors seulement de l’incessant vacarme des vagues, rappelant la fragilité de ce bout de sable.
Le lendemain matin, chacun retourne à sa tâche. Du Vernet a suggéré au maitre canonnier, qui mène l’équipe du puits, de recommencer plus vers le nord, là où la végétation parait légèrement plus luxuriante, même s’il ne se fait guère d’illusions : à voir ces arbustes [des veloutiers], on devine qu’ils se contentent de rien !
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