la prâme - 3

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Si le jeune enseigne s’endort, confiant dans la puissance de son maitre, ce dernier n’arrive pas à trouver le calme. Pourquoi s’est-il laissé emporter par l’enfièvrement de son élève ? Soudain, il se sent vieux. Il était pareil au même âge et avait aussi retrouvé cette fraicheur avec Léon. Pauvre gosse. La malchance, cette satanée malchance qui emporte si facilement les marins, a encore frappé. S’il sort vivant de cette épreuve, il se promet de rentrer au pays, de s’installer avec une femme, à l'oustal. Un fils ! Il veut avoir un fils ! Aussitôt, en se projetant dans ces années à venir, il a la nostalgie de la mer, de ces quarts solitaires dans la tourmente. La mer, il la hait, il en a tant besoin. Ce ressac incessant le saoule.

Puis, soudainement, déferlent toutes les difficultés sur cette idée avancée sans réfléchir. Les paroles prononcées sous l'impulsion s'avèrent toujours porteuses de problèmes ! Voilà la vraie raison qui lui fait retenir ses mots. Un bateau pour emporter tout le monde ? Cent-vingt survivants, plus quarante ou soixante Nègres : plus de cent cinquante personnes ! C’est énorme ! Avec le bois de l’Utile... Cela oblige à aller démembrer le vaisseau, sans doute entièrement, rapporter des pièces énormes, toutes les retravailler. Des fers seront indispensables, donc une forge, donc du charbon. En plus des naufragés, de la place est nécessaire pour les vivres, pour l’eau ; dans ce sens, au moins une semaine de navigation est à prévoir. Il se refuse à calculer, c’est évidemment impossible ! Et puis, comment mettre à l’eau un navire, avec ces barrières de corail de tous les côtés ? Les cauchemars sur les incidents possibles se succèdent, le laissant épuisé au petit matin. Il fuit le jeune Normand, qui va lui demander par quoi on commence.

Barthélemy part à l’autre bout de l’ile, cherchant la solitude et un repos improbable. Quand il revient, il voit tous les hommes assemblés, emportés par leurs cris. Au milieu, deux hommes se battent à coups de poing. Il fend l’attroupement, attrapant au passage un fusil des mains d’un officier. Au centre, il reconnait Joseph Dauga, un marin de Bayonne, un de ceux emprisonnés avant d’embarquer, et surtout le meneur du groupe hostile. Son adversaire est Jean Fromentin, de Dieppe, qu’il connait du Maurepas.

Son ordre de cesser cette bagarre n’ayant eu aucun effet, il tire à terre, près de leurs pieds. Surpris, les deux hommes se séparent, alors que le cercle des spectateurs s’élargit brusquement. Raffermissant ses mains sur le fusil, maintenant déchargé, il réitère son ordre. Les deux lutteurs s’écartent, chacun accablant l’autre de la responsabilité de cette explication. Castellan lève les bras, imposant un silence relatif. Cet accrochage n’est que le premier d’une série sans fin, jusqu’à l’affrontement généralisé, qui ne laissera aucun survivant. Ils doivent trouver en permanence une occupation, et, surtout, en leur offrant un espoir, une destination à atteindre.

— Écoutez-moi bien. L’ordonnance de mise à mort pour tout vol s’appliquera sans faiblesse. Elle est étendue à tout geste violent à l’égard d’un autre.

Un brouhaha de mécontentements lui revient en écho. Il relève les bras pour pouvoir continuer.

— Nous allons nous préparer pour pouvoir signaler notre position au prochain vaisseau qui passera à l’horizon.

Un nouveau vent de grommellements se lève.

— Surtout, nous allons construire un navire qui nous ramènera à Madagascar ! Nous avons besoin de tout ce qu’il y a sur l'Utile, et même de son épave. Allez ! Tous sur la plage et rapportez tout, même un clou !

Sans attendre, il fend le cortège, en faisant signe aux officiers de le suivre. En apercevant l’éclair brillant de joie dans les yeux de François, il ne peut se retenir de grogner : « L’innocent ! ».

Tandis que des cris de joie jaillissent, l’état-major se regroupe, y compris l’aumônier, l’écrivain, le chirurgien et les maitres tonnelier, voilier, tous avides d’en savoir plus. S’adressant à La Fargue, Castellan débute :

— Monsieur, si vous voulez bien me confier cette mission…

Le capitaine hoche la tête en écartant les bras, signant son abdication.

— Messieurs, la construction et l’armement d’un vaisseau ne sont pas de notre savoir. Pourtant, il va falloir que nous y parvenions ! Chacun doit réfléchir à ce qui est nécessaire pour transporter cent-cinquante ou cent-quatre-vingts hommes pendant dix jours. Vous me rapporterez vos besoins. Au travail !

Le petit groupe se disperse. Seul Lemonnier reste.

— Monsieur ?

— Vous aussi, François, vous devez réfléchir.

La disparition du tutoiement affecte le deuxième enseigne, mais il ose :

— Monsieur, toute cette matinée, j’ai réfléchi à votre projet.

— Et ?

— C’est juste impossible…

Castellan se retourne. Le petit fait montre d’une rare clairvoyance. En plus, son audace de contrer son supérieur touche Barthélemy : la rigueur, l’évidence sont des vertus cardinales à ses yeux. Ne pouvant retenir une lueur d’admiration, il lève le menton, invitant le jeune Normand à exposer la suite.

Il entend presque toutes les difficultés, auxquelles il a déjà pensé, sauf la conclusion :

— … donc, c’est irréalisable ! Mais, monsieur, si vous le permettez, pourquoi avoir lancé cette idée, puisque je pense, vous avez déjà réfléchi à ces questions ?

— Écoute-moi, François, je ne le redirai pas : c’est impossible, et pourtant, nous allons y arriver ! Tu ignores ce dont les hommes sont capables ! Je vais les entrainer ! Mais je suis trop faible pour y parvenir. C’est moi le point précaire. J’ai besoin d’un appui, j’ai besoin de pouvoir me soulager. J’ai besoin d’une épaule.

Puis, dans un murmure que François ne sera jamais sûr d’avoir réellement entendu :

— J’ai besoin de toi !

Ce nouvel accès de faiblesse inquiète François. Si ce n’est que cela, il se sent prêt à donner sa vie pour son héros ! Ne sachant comment exprimer son total dévouement, sans mot et sans geste, qui serait mal perçu, il ne peut retenir un immense sourire. Son rayonnement arrache un rictus de plaisir à Castellan, qui sent son cœur battre d’une chaleur inconnue.

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