la prâme - 4
Dubuisson, l’écrivain, sur ordre du premier lieutenant, collationne toutes les trouvailles et récupérations. Une brève confrontation avec le maitre charpentier révèle que ce dernier parviendrait, peut-être, à assembler deux bouts de bois. Au-delà, il avoue son incompétence totale. Recruté de façon forcée, on l’a affublé de savoirs qui ne sont pas les siens. Castellan le congédie sans un mot. Comment a-t-il pu ne pas s’apercevoir de cette supercherie ? Combien d’autres vont faire défaut ? Décidément, il n’est plus à la hauteur. Le dessein du bateau, il va le poursuivre, car seule une folie peut les protéger de la démence.
Il doit avancer, ou donner l’impression d’avancer. Castellan doit aller chercher dans ses souvenirs de l’école navale pour retrouver les principes de construction d’un navire. Aidés de Fauvel, le second lieutenant qui a aussi suivi l’école, ils tentent d’évaluer le bois récupérable et de le projeter sur différentes formes de vaisseau.
Ils sont tirés de leurs réflexions par des cris : « Voiles ! Voiles ! »
Le premier bateau aperçu en neuf jours ! Dans sa longue-vue, Castellan distingue un deux-mâts qui file sur l’horizon, sans doute en direction de Pondichéry. Le temps d’allumer un feu suffisant pour le faire fumer, il sera loin. En revanche, il est sous le vent ; le son portera. Castellan fait porter un petit baril de poudre au point le plus élevé. L’explosion provoque l'envol de tous les oiseaux, tandis qu’un nuage noir monte dans le ciel. Impossible de ne pas être vus !
Las ! Le bateau poursuit sa course, paraissant n’avoir ni aperçu ni entendu la détonation de détresse. Ou pire : il a été découragé par la ligne blanche des brisants, alors qu’aucun autre signe n’apparait sur cet ilot désert, les oiseaux une fois reposés dans leurs nids. L’accablement des marins pèse sur l’équipage. Bien que le vaisseau s’éloigne, pour être certain d’avoir tout tenté, Castellan ordonne une deuxième mise à feu. Nouvel envol, sans plus de résultat. Castellan regarde les yeux perdus de ses hommes : surtout ne pas les perdre, continuer à leur donner espoir. Il crie :
— Le vrai secours viendra de nous ! Allez, retournez à vos tâches !
Les pieds lourds, les marins obéissent au premier lieutenant, alors que les officiers reprennent leurs réflexions. Rapidement, une seule solution réalisable, peut-être, émerge, sous la forme d'une prâme, une embarcation à fond plat, non pontée, avec des dérives latérales, une péniche de mer, comme savent les construire les Bataves. D’une part, seul ce type de bateau est susceptible d’être lancé au-dessus des récifs, mais également, il requiert peu de bois. Le seul inconvénient, qui ne peut avoir échappé aux concepteurs, mais que seul François lui soulignera en aparté, en cas de tempête un peu rude, le risque de chavirer est certain. Partir avant l’été austral et les tempêtes s'impose donc, ce qui apparait comme une gageure. L’autre dilemme est de trouver la bonne largeur qui augmente son assise et sa capacité, sans la fragiliser.
Castellan réquisitionne feuilles, encres et plumes de l’écrivain. Le soir, il présente aux hommes la première esquisse, accueilli par des acclamations. Le point suivant est de trouver l’endroit idéal pour le chantier. Au nord de l’ile, une passe semble franchissable, avec des récifs moins hauts. L’endroit est un peu éloigné de la plage de l’épave et nécessitera le transport du bois. De toute façon, des chantiers de charpentage sont nécessaires. Les petits arbustes sont arrachés, un sentier tracé, la place préparée et rapidement, une ossature se dessine.
La deuxième chaloupe est récupérée, déclenchant un furtif regard d’intelligence entre les deux compères : même bien équipée, elle n’aurait jamais atteint Foulepointe ! Elle servira à lancer l’ancre de jet, heureusement trouvée et récupérée. Immergée avant le lancement, elle servira à hâler la prâme lors du lancement, puis à la sécuriser.
Les ateliers se mettent en place. Le soir, alors que tous attendent la soupe, un silence se propage, alors que les regards se tournent vers un groupe de quatre Nègres qui approche. Castellan se lève. À sa surprise, celui qui semble mener le groupe est l’esclave aux yeux clairs. Un soulagement le gagne, qu’il écarte aussitôt : cette démarche est troublante et peut être porteuse de risques.
Le jeune s’arrête devant lui. Puis il parcourt les marins des yeux, s’arrêtant sur Pierre Balerère, un matelot de Bayonne, qu’il désigne du doigt. Castellan lui fait signe d’approcher. Balerère se lève, sous les ricanements et les lazzis de ses équipiers : il est couvert d’ecchymoses. Si un pugilat avait eu lieu, Castellan en aurait été averti. Les coups reçus ne peuvent venir que des esclaves. Sauf pour venir chercher de l’eau, ceux-ci se cachent en permanence, à tel point qu’il les avait à nouveau oubliés. Cette réflexion a pris une fraction de seconde, autant que la conclusion qui s’impose : ce Balerère a été cherché des noises aux Malgaches, qui se sont défendus, sans doute à cause des filles. Castellan fixe Mihanta. Si cet imbécile de capitaine n’avait pas rogné sur la moindre dépense, un interprète aurait été engagé et aurait pu parler à ce jeune homme qui l’intrigue et l’attire par son charisme étonnant. Il baisse les yeux en hochant la tête en signe d’acquiescement.
Il se tourne vers tout l’équipage :
— Les règles de respect et de non violence s’appliquent aux Nègres ! Il est interdit d’approcher de leur campement sans autorisation, de leur porter atteinte. Eux doivent également respecter la règle.
Il sait que rien n'est à redouter d’eux, trop faibles, trop soumis, trop craintifs. En leur appliquant la loi de l’ile, il espère les protéger. Si des commentaires négatifs et des jurons accompagnent cette nouvelle règle, la plupart hochent la tête d’approbation.
Mihanta ne comprend pas le moindre mot, mais il sait qu’ils ont obtenu satisfaction. Il s’incline devant leur chef. Ce dernier retient son envie de tendre la main : il ne sait si ce geste est connu de ces sauvages et il craint la réaction de ces hommes devant un geste de fraternisation. Il baisse à son tour la tête, en guise de salut, rageant de cette occasion manquée.
Le groupe s’en retourne. François commente :
— Il y a une vraie noblesse chez ce garçon ! Ce doit être un prince, s’ils en ont ! Quel dommage…, s’interrompit-il, ne sachant poursuivre sa formulation.
Castellan grommelle, déçu de son ratage, avant de lancer :
— Avec l'Étienne, vous leur porterez un tonneau de riz. Et un briquet !
François acquiesce d'un sourire ; il est heureux de cette générosité, tiraillé entre une curiosité attentive et une répulsion pour ces sauvages. Il aimerait pouvoir échanger avec Castellan sur le sujet, mais ce n’est pas à lui d’intervenir.
Le lendemain, l’incident des esclaves est oublié et tous les marins s’échinent avec entrain sur les chantiers. Ils ont une vingtaine à avoir rejoint la carcasse de l’Utile et à la démonter. Le retour à terre est périlleux, le transport au chantier exténuant. Certaines pièces nécessitent d’être refendues en longueur. Les marins ne parviennent pas à manœuvrer ces outils inconnus. Castellan les observe. Il imagine la pièce, l’outil, le résultat à obtenir. Il écarte les malheureux matelots, se met debout sur la poutre. Lemonnier comprend également le mouvement attendu. Il se place en dessous et bientôt la scie de long avance dans le bois. Les autres officiers les imitent et bientôt, tout l’équipage se met au travail, inventant les gestes ignorés.
Les fers ne conviennent pas : une forge est nécessaire. Celle de l’Utile est démontée, rapportée brique par brique, à terre, à l’instar de celles du four du boulanger, car des biscuits en quantité doivent être préparés. Taillefer, le maitre canonnier, se proclame d’emblée maitre forgeron. Si la forge est remontée, le soufflet a disparu : autant dire qu’elle ne sert à rien ! Castellan rage de ces milliers de détails qui bloquent tout, requérant sa présence, une décision. Il est débordé. Il voit les autres officiers s’activer autant, François n’étant pas le dernier. Cela impulse un entrain général qui surmonte la mauvaise nourriture, la mauvaise eau, l’accablante chaleur.
Castellan titube. Il a besoin de se reprendre. Il s’écarte en descendant vers la plage, espérant trouver une idée pour le soufflet. Il sent une présence derrière lui, se retourne pour croiser le regard inquiet de François. Le petit enseigne ne le quitte pas des yeux, inquiet de cette énergie dépensée, n’osant lui prodiguer des conseils de ménagement. Il est sans doute le seul à avoir vu l’incertitude du pas, le trébuchement.
Barthélemy ressent un malaise. Être observé, surveillé, par François le gêne, et en même temps le flatte. Encore une fois, il ne sait réagir à son ressenti.
L’enseigne le suit, évitant le moindre mot sur l’incident qui serait mal pris.
— Je vous accompagne ! Il faut trouver une solution pour la forge !
Ils scrutent le moindre débris, imaginant une possible utilité. En arrivant à la hauteur de deux marins courbés sur le sable, Castellan remarque qu’ils ramassent des pièces d’argent. Il les bouscule violemment, leur arrache leur butin des mains avant de le jeter dans les vagues.
— Imbécile ! Vous n’avez donc pas compris qu’un simple clou a plus de valeur pour nous tous qu’une pièce pour nous vous ?
Les deux marins s’éloignent après un haussement d’épaules. La colère à peine apaisée, Castellan et Lemonnier s’approchent de l’épave. Étienne est à terre, pour une fois. L’épave lui appartient, en ayant parcouru chaque fragment, à la recherche des trésors demandés. François prend les devants et lui explique leur recherche : une petite pièce de cuir, un volume en bois… Étienne réfléchit, puis bondit le long de sa corde. Il revient avec un lourd paquet entouré d’un papier huilé.
— Voilà le cuir ! C’était dans les marchandises !
Il repart aussitôt, avant même que François et Barthélemy dénouent les ficelles.
— De la basane ! Du joli cuir pour la reliure, mais trop fin…
Le rouquin est de retour, avec un petit buffet que Castellan avait aperçu dans le salon du capitaine.
— Une planche, des joues en basane, ça va le faire ! s’exclame le jeune enseigne. Bravo, Étienne !
— Porte tout ça au maitre voilier, il saura le découper et l’assembler. Deux épaisseurs, au moins, sinon ça va péter !
François court, le buffet et la basane sous les bras. Son esprit s’apaise à ce spectacle. François a vingt-quatre ans, le petit Étienne à peine la vingtaine, lui vient de dépasser les trente-sept. Léon en avait dix-sept et le jeune Malgache ne doit pas être beaucoup plus vieux. Ces jeunes l’attirent, sans parvenir à démêler la part de jalousie et celle du regret de cette fougue perdue, se demandant si le temps n'est pas déjà venu de transmettre. Le monde est bien fait ! Cette pensée lui apporte de l’apaisement. Il vient de trouver la raison du combat à mener ! Pour eux, pour sauver cette jeunesse ! Pour venger Léon !
Barthélemy a un attachement spécial pour ces deux-là, comme si, derrière eux, tout l’équipage disparaissait. Il y a plus, car sinon, pourquoi leur aurait-il demandé, à l’insu de tous, de porter aux Nègres quelques barils de riz et un fer à briquet ? Il sait que les deux jeunes ont montré aux esclaves le maniement, car il a vu plus tard de la fumée s’élever. Eux, ils utilisent ce mot d'esclave naturellement, encore trop ingénus pour penser à sa véritable signification. Lui-même ne sait comment dire. Ces… hommes et ces femmes ont été achetés comme esclaves, mais le sont-ils encore ? Ils se sont libérés, sans aide, donc affranchis. On ne peut les qualifier de marrons, ces esclaves fuyards que l’on pourchasse, et tue pour une prime à l’oreille. Si le bateau aperçu s’était détourné pour les sauver, que se serait-il passé ? Les Noirs auraient-ils été remis à fond de cale, pour subir leur destin ? Pour autant qu’on ait pu les attraper… Qui aurait été les chercher ? Ils se seraient défendus ! Les matelots auraient observé de loin, puisque les esclaves étaient principalement la propriété de La Fargue. Qui l’aurait aidé ? Les officiers ? Pas sûr ! Pas lui, dans tous les cas ! Les autres auraient suivi… On les aurait abandonnés sur l’ile. Son ventre se serre, car il connait la suite, depuis la première esquisse de l’embarcation.
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