l'abandon - 6
Takalo tourne autour du pot : il sait qu’il ne doit pas parler de Bakoly et ne veut pas encore entendre son ami évoquer sa personne. Il égrène les participants qui se montrent le plus.
— Ravo ? Trop tourmenté ! Il a raison de nous rappeler sans cesse les traditions ; ce sont elles qui soudent nos communautés. Ici, je ne sais pas si elles servent à grand-chose…
— Mais ce sont les traditions ! Il ne nous reste qu’elles !
— Pourquoi a-t-on des traditions ?
— Quelle drôle de question !
— Je n’y peux rien ! Mon esprit veut toujours savoir le pourquoi…
— Les traditions nous aident, car les anciens ont déjà vécu les mêmes choses que nous. Mais ici ? Elles ne sont d’aucune utilité ! On se reconnait par leur partage, mais pas tous ! Nous devrions avoir nos propres traditions, les inventer…
Takalo regarde le garçon, ébranlé au plus profond.
— Mais j’ignore comment on fait !
Une fois encore Mihanta vient de bouleverser le monde, sans rien changer. Ils reviendront plusieurs fois sur le sujet, sur cet élément fondateur d’un roupe, sans pouvoir avancer.
Maintenant en confiance, Takalo se permet, parfois, de taquiner son ami, ou de lui tourner un compliment, qu’il sait difficilement supportable par l’intéressé.
— Mihanta, je prends plaisir à te découvrir ! Tu es un puits de choses inconnues…
— …
— Tu nous dis qu’il faut parler de nous, mais tu n’as jamais rien dit sur toi…
— Ce n’est pas intéressant !
— Tu sais que beaucoup admirent ta clairvoyance, beaucoup voudraient mieux te connaitre…
— Jamais ! Trop difficile ! Trop de mots ! Pas possible !
Takalo peut juste le retenir par le bras. Qu’il ne s’enfuie pas est une victoire ! Quelle fragilité derrière cet esprit ! À la moindre intensité, il s’emballe. Si seulement il avait les pouvoirs de Fenosoa pour l’aider…
Curieusement, Mihanta aime parler de ceux qui sont différents, comme Miando, Ainstosa :
— Un beau garçon, qui ressemble à une fille avec son absence de barbe. Il vit dans un autre monde, celui de la musique et des sons. Il m’a invité à le visiter. C’est beau ! Il faut juste fermer les yeux et se laisser porter… Pour le reste, il n’a aucun intérêt, mais il ressemble aux oiseaux, libres de voler où ils veulent !
— Aintsoa ! Elle est fascinante par son absence de mots ! Elle est là, en permanence, mais ses silences posent tellement de questions ! Peut-être qu’elle parlera quand nous aurons trouvé les réponses… Elle va se rapprocher de Miando : ils ont chacun un monde différent du nôtre !
Il aime aussi parlé de celui qui le préoccupe :
— J’admire beaucoup Mananjara et je crois que nous sommes amis. Il est fort, résistant. Il réfléchit bien, mais son esprit a été formé à coup de fouet ! Il construit des certitudes pour résister ; j’ai peur pour lui, car si jamais elles s’écroulent...
Si Bakoly reste l’interdit, sans doute pour toujours, Takalo ne peut, dans la confiance maintenant solide qu’il partage, se retenir d’avancer son nom.
— Takalo, belle personne, très belle personne ! Mais pas Fenosoa… Beaucoup de malheurs, beaucoup de coups. Père méchant. Nez cassé…
Les mots sont sortis hachés ! Trop d’émotion ! Il n’aurait pas dû ! Surtout pour entendre ces secrets, si bien scellés que lui-même les avait oubliés. Comment ce diable a-t-il pu deviner ? Cela n’existe plus ! Effrayé par cette révélation, voulant l’arrêter, il pose son bras sur les épaules de Mihanta, retrouvant le geste apaisant de Fenosoa. Il sent aussitôt le changement, le blottissement de son ami, sa respiration soudainement calme. Takalo n’a jamais voulu l'emmener dans cette proximité : il se sait incapable de remplacer le disparu. Doucement, il écarte son bras, achevant son geste en prenant avec délicatesse la tête de Mihanta pour la tourner vers lui. Le jeune sorcier se laisse faire. Pour la première fois, les affolements sont absents de son regard. Le moment dure.
Pourtant, déjà, il sent l’esprit de Mihanta ailleurs :
— Il y avait des rats sur le bateau, qui partageaient notre cale. Aucun n’a atteint la terre ; c’est bien pour nous !
Rien ne s’est passé ! Ni l’un ni l’autre ne tentera de retrouver cet instant de fusion. Il en resta cependant une facilité nouvelle dans leurs rapports et leurs échanges devenus quotidiens, souvent occupés de silences, à l’image de leurs vies.
Bakoly les avait aperçus dans cet échange intense, heureuse pour celui qu’elle aimait, jalouse de cette amitié interdite.
Plus tard, Takalo reviendra sur cette absence d’animaux pour l’étendre aux maladies : depuis si longtemps, personne n’est tombé malade, comme avec la Pesta qui vous emporte en quelques jours, ou la Tazo-koditra, qui vous fait périr doucement en crachant son sang. Devant les yeux ébahis de Mihanta, il se rend compte qu’il a simplement oublié que son ami souffre en permanence de la fièvre des marais.
Maintenant, ils parlent pour le plaisir, avec souvent Bakoly à leur côté. Takalo regrette, en même temps qu’il est soulagé. Il n’a jamais glissé le nom de la jeune fille, devinant que c’est peut-être la seule question à laquelle Mihanta ne peut répondre.
Une autre énigme demeure, que Takalo ne sait aborder : Mihanta les avait entrainés chez les Fotsy pour apprendre leurs savoirs afin qu'ensuite, ils puissent eux-mêmes construire une embarcation pour quitter ce lieu maudit. Mihanta parait avoir oublié cette idée. Takalo se refuse à poser la question, car maintenant qu’il connait le fonctionnement de son ami, il ne veut pas entendre la réponse : pour une raison connue de lui seul, la construction d'un tel bateau leur est impossible ! Tant que Mihanta n’exprime pas cette condamnation, un espoir reste imaginable.
Dans cette continuité monotone, les sujets s’épuisent vite, hormis un, qui devient lancinant, car relancé au moindre vide de discussion : le chef blanc qui avait promis de revenir va-t-il respecter sa parole ? Chacun y va de son argument, puis de sa croyance. Petit à petit, Castellan se transforme en un mythe, avec ses partisans et ses détracteurs, puis son nom s’évolue en "Kastan", ou Mpamonjy, le sauveur !
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