l'abandon -7

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La saison avance, avec des tortues de plus en plus nombreuses et des tempêtes de plus en plus fréquentes. La communauté tourne maintenant avec ses habitudes. Rien ne se passe, rien n’est à attendre, sauf de l’instant présent, qui n’offre rien.

Dans ce bouillonnement invisible, de petites querelles éclatent de-ci de-là, souvent terminées par l’abandon de l’embarras. Bodohary exprime ainsi souvent ainsi son désarroi, cherchant noise pour une broutille, alors que, par ailleurs, il se montre serviable, participe aux discussions et aux chants. Quand la tension le dépasse, il s'emporte, se dispute, souvent avec les mains. Cette fois, il a frappé Miangaly avec un bout de bois, lui entaillant la peau du crâne. Alors que la pauvre est soignée par Soamiary et Haingolalao, le coupable est maitrisé. Une fois le calme revenu et les esprits adoucis, l'ensemble du groupe se trouve face à une responsabilité inattendue : comment traiter cette violence et faire en sorte qu’elle ne se renouvelle pas. La décision concernant Bodohary leur appartient à tous. Aucun ne veut prendre la parole, s’estimant incapable d’une appréciation. Miangaly, la victime, se tait, la tête baissée ; ce n’est certainement pas à elle de parler.

Mihanta ose :

— Ravo, toi qui connait les traditions, dis-nous ce que nous devons faire.

Tous approuvent, car on ne peut laisser une agression sans réponse.

— C’est un sokiolona qu’on rassemblait, chez moi. Ici, nous sommes tous le sokiolona !

Oui, ils le savent ! Cette assemblée, souvent issue du fokonolona, se réunit pour trancher les différends ou les agressions. Dans leur présente instance, où règne l'égalité, personne ne pense prendre la parole, car intervenir serait déjà juger !

— Bodohary, tu en penses quoi ?

Tsimavio, la plus jeune, n’a pu retenir son bon sens en interpellant directement le fauteur de troubles.

Bodohary se lance dans une diatribe confuse, mélangeant leurs malheurs communs et une profonde impression d’injustice dont il rend tout le monde coupable. Chacun se sent touché et concerné par ce discours qui ravive des plaies tellement profondes. Cet amalgame de douleurs partagées et de délires les laisse muets.

La nuit sans lune est tombée. Le silence dure, mais aucun ne pense se lever, indécis sur la pensée, la parole.

Bodohary reprend, dans l’obscurité :

— J’ai mal agi, je le sais. Je n’en peux plus ! Je ne supporte plus cette vie sans espoir. Je vais partir, seul…

Sa sincérité les touche, mais cette décision déclenche une vague de murmures réprobateurs. Lequel ou laquelle n’a pas été tenté de rugir, de hurler sa désespérance. La proximité et la solidarité les en ont empêchés, mais tous comprennent ses réactions.

— Nous ne voulons pas que tu partes !

Des approbations de soutien s’enchainent à cette réflexion.

Dans l’obscurité, la parole est plus facile. Bodohary a reconnu son mauvais comportement, il a décidé lui-même de la sanction. C’est une bonne chose. On peut se montrer magnanime, pour chercher la satisfaction d’une bonne solution.

— Bien entendu, tu as le libre accès au puits !

— Si tu ne trouves pas assez à manger, tu pourras venir demander…

— Tu reviendras quand tu auras fait la paix avec toi…

— Mais pas avant une demi-lune.

Chacun de ceux qui le veulent fixe ainsi une limite ou un droit, mélangeant crainte et indulgence.

L’assemblée se sépare ; ils vont se coucher, torturés de questions : ont-ils bien fait ? Devaient-ils agir différemment ? Quelle est leur responsabilité personnelle ?

Le lendemain, puis les jours suivants, la silhouette de Bodohary est aperçue au loin, à l’autre bout de l’ile. Son cas les tourmente : ils n’ont rien, hormis la compagnie des autres ; l’isolement est une sanction très dure ; c’est lui qui l’a proposé ; on n’était pas obligés d’être si durs. La compassion l’emporte sur la sanction, mais l’expiation est nécessaire. On peut attendre le lendemain pour lui proposer de les rejoindre.

La discussion reprend avec régularité : tous souhaitent son retour, aucun ne le formule clairement, attendant qu’un autre s’avance pour approuver.

Un jour, puis le lendemain, la silhouette disparait. Le soir, les suivants, le sujet est soigneusement évité. De quoi sont-ils responsables ? Le temps n’efface pas la question, il la dilue dans le recommencement éternel des gestes, de l’environnement. L’incident est oublié, enfoui dans la partie des malheurs dont on ne parle pas.

Dans la platitude de cette vie, Mihanta regarde souvent les débris au milieu de l’ile, avec terreur, car ils témoignent que la mer a recouvert l’ile, ou au moins cette partie. Ils n’ont que des bouts de toile pour se protéger et des trous dans le sable, se retrouvant sans rien à chaque tourment du ciel. Ce n’est pas son problème ! Il n’a pas à s’occuper du groupe. Il ne veut pas qu’ils dépendent de lui et ne veut pas dépendre d’eux. Il subira, comme eux ! Comment l’éviter ? Pourtant, il ne peut s’empêcher d’inviter Takalo à voir ce chaos :

— Regarde ! La mer peut passer au-dessus de la plage. Il faut que nous trouvions un endroit où nous pourrons nous protéger si cela arrive.

Le soir, Takalo reprend pour tous l’avertissement de Mihanta, le protégeant de son aversion de la prise de parole. Ils sont terrifiés à l’idée de vivre un tel cataclysme. Les lamentations fusent, sans proposition. Mihanta, énervé, ne peut résister :

— Il faut construire des maisons solides, au point le plus haut, là-bas, montre-t-il du doigt.

Il est désespéré, car une fois de plus, le fatalisme l’emporte :

— Nous n’avons ni bois, ni terre, ni paille ! Nous ne pouvons pas construire des maisons !

— Nos abris nous suffisent ! Ils sont détruits, on se fait mouiller, on les reconstruit…

— Nous n’avons subi que de petites tempêtes, il peut y en avoir de plus fortes, de très, très fortes ! s’emporte le devin de malheurs.

— Je me souviens d’un drivotra qui a détruit tous les villages, tente Nahary.

— Et ici, vous imaginez un rividoza, avec des vagues géantes ?

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? Il n’y a rien pour construire !

— Nous devons prendre ce qu’il y a ici ! Regardez ce que les Fotsy ont retiré en creusant le puits, regardez ce qu’ils ont brisé pour aller jusqu’au bateau.

Mihanta, encore une fois, est emporté par sa logique, sans percevoir que ses paroles se heurtent à l’incompréhension.

— Quand on creuse le sable, en haut du rivage, on trouve aussi de larges morceaux solides…

— Mais, tout ça, ce sont des pierres !

— Les pierres sont pour les maisons des morts, pas des vivants, croit utile de préciser Ravo.

— Lors de la dernière tempête, vous avez vu voler les buissons, arrachés par le vent ? Les carapaces de tortues ? Vous croyez que nos maisons habituelles résisteraient aux esprits déchainés ?

— Mais s’abriter dans une maison des morts, c’est appeler la mort !

— Regardez où on est, regardez où on peut aller, leur crie leur jeune ody gosy, la voix pleine de pleurs, de colère contre cette passivité.

Ce n’est pas la première fois que les paroles de Mihanta offusquent les esprits. Il lève ses deux bras, embrasse le ciel puis le sol, paraissant invoquer les esprits et les mânes.

— Nous sommes des morts-vivants ! Nous ne pouvons qu’attendre la mort. Autant nous abriter dans leurs maisons !

L’énoncé du tabou, insurmontable, glace l’assistance.

Rageur, Mihanta se lève, s’éloigne. Tant pis pour eux ! Demain, il se débrouillera, lui seul, tout en sachant la vanité d’une solution en solitaire. Dès son réveil, il part sur le chantier de la prâme, plus exactement sur l’embarcadère, car c’est là qu’ont été abandonnées pelles et pioches : son œil acéré les avait remarqués dans le tumulte du départ. Les outils sont à moitié ensablés. Il en ressort deux, qu’il ne saurait nommer, mais qui correspondent à sa recherche.

Il remonte la petite pente pour arriver sur la bosse qui forme le sommet de l’ile. Les tempêtes viennent toujours de ce côté : il descend à l’opposé de quelques pas pour être protégé par le monticule et commence à défoncer le sol. Avoir un abri enterré est bien sûr plus protecteur contre le vent, mais creuser le sable est exténuant et sans fin ! Il s’acharne, indifférent aux regards interrogateurs et lointains des autres. Il ressort des pierres, des bouts de coraux anciens, qu’il assemble pour monter les murs. Pour la toiture, il ne sait pas encore. La dureté du sol sous le sable oblige une surface réduite : deux ou trois personnes pourront s’y allonger.

Il travaille lentement : son corps a perdu beaucoup de sa vigueur, mais il apprécie ce remuement physique qui arrête les pensées. Bakoly, toujours attentionnée, le regarde et lui apporte de l’eau et de la nourriture quand il se pose. Les autres n’osent approcher, troublés d’assister à ce lent suicide. À chaque tempête, Mihanta se réfugie dans son abri, sous les moqueries à peine retenues. Méticuleusement ensuite, il reconstruit les morceaux emportés, cherchant à le consolider.

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