Castellan - 2
Barthélemy ignore le terme de difficultés, préférant chercher le moyen de les surmonter ou de les contourner. Pourtant, cette fois, il se sent démuni, pour la simple raison qu’il n’arrive pas à discerner l’ampleur du désastre. Immédiatement, il doit faire face au problème de l'eau et du soleil. Au désordre également, car la plupart des hommes errent, perdus, à la recherche d'on ne sait quoi, encore hébétés de leur survie, tels des morts en sursis. Projetant le sinistre de leur sort futur, trop de cadavres parsèment la grève. Le maitre d’équipage passe devant lui, marchant d’un pas décidé vers il ne sait quoi, son sifflet intact autour du cou.
— Stépon, approche !
L’apostroph semble le sortir de son abrutissement.
— Siffle le rassemblement !
Le chef s’époumone à en devenir rouge. À l’étonnement du lieutenant, il sort des hommes de partout. Il envoie Stépon vers les bouts de l’ile, mais, apparemment, ils sont tous là. Les vêtements sont en lambeaux, beaucoup saignent encore : les coraux ont été sans pitié. Au bord du groupe, le capitaine La Fargue apparait. Du Vernet a un moment d’hésitation : va-t-il revendiquer le commandement ? Plus loin, une dizaine de marins montrent ostensiblement leur hostilité et leur refus de se joindre aux autres. Heureusement, près de lui, Fauvel, Boisbossel et Lemonnier se pressent : que les officiers, le second lieutenant, l’enseigne et le maitre d’équipage fassent corps est une bonne chose, d’autant que le chirurgien, l’écrivain, l’aumônier se rapprochent également. Le capitaine se tient à l’écart. Le charpentier, le canonnier, le voilier sont présents.
— Écoutez-moi tous ! Nous nous en sommes sortis ! La Providence est avec nous ! Du secours va nous être porté. En attendant, nous devons rester ensemble et nous organiser. Nous avons tous besoin de chacun d’entre nous.
Aussitôt, des jurons fusent.
— Nous sommes à terre. Nous n’avons plus à obéir ! Chacun pour soi !
Castellan laisse dire.
— Allez rejoindre vos compagnons là-bas.
Une quinzaine d’hommes s’écartent.
— Vous leur direz que l’épave et tout ce qui en est sorti est propriété de la Compagnie. Le capitaine de La Fargue et moi-même en sommes redevables. Si vous y touchez, nous tirerons sans sommation. Vous n’obtiendrez ni eau ni nourriture de notre part !
Un flottement se produit, plus visible que celui qui ravage l’orateur. Des armes, ils n’en ont simplement point. De l’eau, de la nourriture, pas plus ! Quelques barriques déposées sur le sable. Les autres, encore en soute, avec la barrière lacérante entre les deux. Peu importe. Intuitivement, il sait l’important de partager un objectif commun d’y croire avec conviction, même forcée par les autres, et surtout d’occuper ces caboches pour qu’elles oublient la fragilité de leur situation et les éloigner de l’affrontement pour une goutte d’eau ou une miette de nourriture. Certains ont déjà capturé des oiseaux pour les manger crus, la bouche dégoulinant de sang et de plumes. On peut tenir, mais la première algarade, amorce d’un massacre incontrôlé, doit être évitée ou réprimée avec autorité. Tenir et aller de l’avant. La fermeté et l’assurance du premier lieutenant rassurent, chacun veut y croire.
Un homme demande à s’écarter. Il va rejoindre les dissidents. Les officiers assistent à de véhéments palabres, pendant que Castellan organise les troupes. Un commando de nageurs, pour aller récupérer des outils, pendant que la marée descendante calme les vagues. Un autre pour parcourir la plage et ramasser le moindre débris, à charge pour l’écrivain de les identifier, de les noter et de les ranger, puisqu’il vient de recouvrir son matériel.
L’équipe chargée de ramasser les corps et de les enterrer sommairement n’attire pas les volontaires, car le premier lieutenant ne veut pas imposer sa loi : il sent la révolte prête à éclater devant la fragilité de la situation. Quatre Bretons finissent par accepter, de braves garçons qu’il avait déjà repérés. Les rares restants valides sont envoyés arpenter l’ilot, pour évaluer les ressources, la possibilité d’un puits, trouver l’endroit où établir un camp. Barthélemy, sans les nommer, espère avoir des informations sur les Nègres. Le reste, la majorité, s’affale sur le sable, incapables du moindre effort.
Les volontaires se dispersent d’un pas pesant, sous la brulure du soleil. Aucun officier n’ose poser de questions, trop conscients de la réponse désastreuse qui viendra en retour de ce chef impénétrable et autoproclamé.
Les hommes font des aller-retour, apportant des choses sans valeur. Des cris attirent leur attention : un attroupement se fait autour de deux tonneaux ! Le commissaire, qui connaissait ses réserves, est absent, sans doute emporté par les flots. Barthélémy se force à l’optimisme. Le temps d’accourir, les hommes commencent à le frapper, altérés par le sel et la chaleur. L’arrivée des officiers les arrête. Castellan les regarde.
— Si vous l’éventrez, une dizaine d’entre vous aura à boire. Si on fait attention, tous en auront un peu.
L’argument frappe. Ils se mettent à le pousser en haut de la plage. Tandis que l’écrivain rapporte des bouts de bois sur lesquels des morceaux de fer sont accrochés, pouvant permettre la perce, le maitre d’équipage redonne du sifflet.
Castellan regarde le regroupement : ils sont plus d’une centaine. Il sait la quantité de boisson nécessaire à ces hommes sous cette chaleur : au moins deux pintes par jour. Le tonneau leur permettra de tenir deux jours, au maximum. Il faut en trouver d’autres !
La barrique est ouverte avec précaution : du vin ! Avec la soif, une prise trop importante déclenchera l’ivresse chez ces pauvres bougres au bout du rouleau. Surtout, son rationnement doit être immédiat. Il saisit un gobelet, qui doit contenir une demi-chopine. Voilà l’affaire ! Quatre par jours et par personne. Il annonce sa décision, provoquant à nouveau des murmures, chacun se voyant bien avaler à lui seul la moitié du tonneau ! Le lieutenant les fait mettre en file indienne, moyen, pense-t-il, de surveiller les resquilleurs.
Avec le respect ancré dans leur corps, aucun ne bronche quand le capitaine La Fargue se place en première position de la file, mais son exigence de doubler la dose restera ignorée. Barthélémy reste stoïque devant le défilé ; en fait, il les compte. Il laisse passer les officiers et se fait servir en dernier, forçant l’admiration de ceux qui le voient poser délicatement le gobelet sur le tonneau. Il le frappe : c’est bien ça, un quart environ est parti. Cent trente-sept buveurs. Il évalue les pertes à une quinzaine ou une vingtaine d’hommes. Il a quatre heures pour contrer les tricheurs : son honnêteté viscérale ne supporte pas ce genre de pratiques ! Il charge l’écrivain de noter les noms et de cocher les distributions ; au pire, un seul tricheur en profitera : celui qui liste !
Il ajuste son organisation. Il munit Fauvel, le second lieutenant, d’un fusil ramassé sur la plage, certainement hors de possibilité de tir, et le place près du tonneau, qu’il fait rouler délicatement en position verticale vers le futur abri, car simultanément, il ordonne la création de tentes avec les voiles récupérées, pour se protéger des ardeurs du soleil. Les hommes partent déjà quand il les rappelle :
— Vous construirez deux camps ! Là-bas pour les marins et là-bas pour les… (il hésite sur le mot, sans savoir pourquoi)… Nègres !
Les hommes grommellent et partent à leur tâche. Instinctivement, il a désigné deux lieux éloignés. Bientôt, avec des perches de bois flotté, des morceaux de pavois et de la grande bonnette, trois tentes se dressent : une pour les vivres, une grande pour les hommes et une dernière pour les officiers. Les hommes repartent avec un morceau du hunier et du cacatois tendre un abri pour les esclaves.
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